“Le monde est le miroir dans lequel la volonté prend connaissance d’elle-même”...Voilà l'aphorisme de Schopenhauer que se répète depuis ce matin Derek, face à son reflet dans le miroir : un visage osseux, pâle, orné de quelques poils folâtres sur le menton, et d’une lourde paire de lunettes de myope. Il s’asperge de Musc Brûlant Numéro 6, après avoir relu la description au dos du flacon noir classieux. (“Une fragrance unique et précieuse, magistralement conçue qui associe les majestueuses notes de musc aux senteurs vives de l’agrume et des épices orientales. Une inspiration pour votre esprit, votre corps et votre âme.”)
Il bombe son torse maigre, jette un oeil noir à son double dans le miroir, tartine une pointe de gel sur une mèche pour se donner un air rebelle, éclate un bouton noir, respire un grand coup.
“Cette fois-ci, je fonce.”
A l’intérieur de lui, Zgrwxtss’tt, la bête, la chose venue des outre-mondes, siffle et s’agite, trop à l’étroit dans ce cerveau spongieux et peureux, dans ce corps rose et mou. Elle s’agace des minauderies de ce gamin poltron : son besoin de violence, de chasse et de tuerie enfle, poussée par les indomptables besoin de sa biologie de prédateur.
Derek sent confusément sa présence, mais décide de l’ignorer. Elle est apparue il y a quelques semaines, venue d’une autre dimension, et tente de le contrôler. D’abord effrayé, il a fini par ne plus lui prêter attention. Saloperie d’Alien, il finira bien par se barrer.
Sauf que non, il est toujours là, dans l’ombre, attendant son heure. Et son heure est venue.
Car aujourd’hui, Derek a pris une résolution d’envergure cosmique : il va parler plus de quelques secondes à Cinthya, sa jolie voisine, avec son petit nez mutin, ses tâches de rousseurs, sa voix flutée, et son caniche. Voilà de longs mois qu’ils s’échangent des amabilités neutres de temps à autre dans le couloir : un “bonjour” et une remarque sur la pluie qui pleut, ou les soucis de circulation des trains.
Mais c’est fini. Aujourd’hui, le grand, l’immense, le fabuleux Derek sort de son cocon et se fait papillon. Il va lui parler, l’envoûter avec son Musc Brûlant, et tenter de lier connaissance pour de bon. Il grimace encore un peu devant le miroir, prend un air moqueur et désabusé, répète quelques “bonjour” avec des faux airs d’Al Pacino.
Sort de la salle de bain, colle l’oreille à la porte. Il est 8h45, c’est le matin. Voilà l’heure où elle promène son chien. Des pas dans le couloir, c’est elle !
Il sort, d’un air dégagé et un peu empressé, ferme sa porte à clef, lève la tête, l’air délibérément absent. Son regard se pose sur elle, il feint de la voir à peine.
“Ah, tiens bonjour.” fait il
“Bonjour ! Ca va ?” répond elle, accompagnée du jappement de son chien, une saucisse sans poils, montée sur pattes.
Et là, en dépit de son entrainement devant le miroir, il se met à se liquéfier, rougir, trembler de tout son corps.
Et c’est ce moment de faiblesse que choisit Zgrwxtss’tt pour s’asseoir au poste de commande, empoigner les manettes et foncer. “Laisse moi faire”, fait sa voix rocailleuse, roulante comme un tonnerre, dans la tête de Derek.
Le corps de Derek soudain reprend consistance, il se redresse, son regard s’affermit, ses traits se détendent, un sourire gouailleur anime sa face.
Il fixe sa voisine avec curiosité et une pointe de fascination assumée.
“Z’êtes un sacré joli brin de fille, mademoiselle…” fait il d’une voix rauque.
Elle sursaute, saisie de surprise. C’est bien Derek devant elle mais quelque chose a soudain changé. Radicalement.
“Ah,euh...merci...c’est gentil…” bafouille t elle.
“Et votre chien, wouah, il est très….adorable….”
Derek renifle, le nez en l'air, ouvre grand la bouche. Un filet de bave coule, il roule des yeux, fixe le petit clébard apeuré, qui aboie dans sa direction.
“Votre chien est...très appétissant…”
Derek se met à quatre pattes, le nez planté sur la moquette du couloir, et remue du bassin, puis se plaque au sol, et rampe vers le chien, en poussant des grognements.
“Euh...je dois vous laisser…” fait Cynthia, avant de s’élancer à toutes jambes vers l’ascenseur, son chien sous le bras.
Derek rampe vers elle, tranquillement, avec l’assurance du prédateur confiant de son pouvoir inéluctable. La bave maintenant dégouline sur son menton, ce satané clébard lui a ouvert l’appétit.
Cinthya martèle le bouton de l’ascenseur, se retourne, voit la parodie humaine qui chemine à quatre pattes, comme un crocodile, en gémissant de jubilations gastriques, ce fou de Derek, ce voisin si discret et qui s’avère être un malade mental.
L’ascenseur tarde à venir. Elle s’enfuit par les escaliers de service, le coeur battant, une sueur glaciale au front, son clébard hurlant sous son bras, pauvre animal qu’elle étrangle à moitié sans s’en rendre compte, pétrifiée de terreur.
Dans le couloir, Zgrwxtss’tt voyant la proie lui échapper, décide de lâcher l’affaire. “Barf, ça n’en vaut pas la peine. Il est trop jeune. Rien à croquer là dedans.”
Soudain Derek l’humain est de nouveau dans son corps. Il réalise avec épouvante toutes les porcelaines que cet éléphant de Zgrwxtss’tt vient de pulvériser en quelques secondes. Des mois patients à apprivoiser sa voisine, à se montrer sous son meilleur jour...et voilà qu’il passe pour un taré de la pire espèce.
Zgrwxtss’tt se fait discret. Il comprend qu’il a peut être été un peu fort sur ce coup là. Il retourne se reposer, dans un coin de l'esprit de son hôte.
Derek, lui, retourne à ses jeux vidéos, s’enfile trois bières d’affilée et monte de trois niveaux, et se perd dans les pixels colorées à massacrer des trolls lorsque, soudain, son téléphone vibre.
“Hé, Derek, barbecue demain. On a loué une cabane au fonds des bois. Y aura Stuart, Ashly, Mike, Vanessa et Gary. Tu en es ?”
Il appuie sur la barre d’espace, met le jeu en pause et répond illico.
“Tu penses, ouais, bien sûr. J’en suis ! A demain.”
La suite nous montrera qu’abriter un Zgrwxtss’tt n’est pas toujours un inconvénient. Surtout lorsque vous êtes confronté à un psychopathe perdu dans le sous-bois...