CHAPITRE 1 - Le Grand Tournoi des Barrowlands (Jorren Blacksword)
Journal de Jorren Blacksword
Même au plus fort de l’été, la cité des Blacksword est bien vieille… et bien terne… un triste écrin pour ma beauté ; et ses pierres nues sont indignes de la douceur de ma musique. Ah, comme elles sont loin, les vastes étendues de la Mer Verte de mon enfance, battues par le vent et baignées d’un soleil franc. Ici, tout n’est que mensonge et fausses promesses. Les roturiers mentent aux nobles pour ne pas attirer leur courroux, et les nobles font de même pour les maintenir dans l’ignorance. Il en sera ainsi pour moi, je n’en doute pas, si je souhaite un jour exercer du pouvoir en ce bas monde.
Quel triste destin que le mien. Je ne suis rien aux yeux de la noblesse. Rien qu’un deuxième fils tout juste bon à marier pour des alliances politiques, ou à envoyer à l’armée. Il ne me sied guerre de risquer ma peau pour une gloire maigrelette et éphémère. Dormir dans les fossés, engoncé dans une armure rouillée, manger des vieilles rations moisies, et, si j’ai de la chance, un lapin maladif, très peu pour moi. J’aspire à un destin plus noble, au-delà de mon extraction qui, bien qu’enviable aux yeux de certains, reste bien médiocre.
Dans l’ennui global qui est le mien, enfermé entre ces quatre murs, au moins, ces derniers jours nous ont apporté un peu de grain à moudre (expression entièrement figurée, je vous l’accorde ; loin de moi l’idée de me lancer dans la minoterie). En effet, la nouvelle édition du grand tournoi des Barrowlands pointe enfin le bout de son museau, avec son lot de réjouissances, de festivités, et de glorieux étrangers vêtus de leurs plus beaux habits. Voilà qui devrait apporter un peu de variété à mes menus, tant gastronomiques que courtois, si tu me permets, cher journal, cette parabole. Il faut dire que si j’avais une médaille pour chaque fleur cueillie par mes soins sous les jupes généreuses des pucelles de Deathwatch, mon surcot n’y suffirait plus.
Ma mère, lady Lyanna, régente des Barrowlands et maîtresse de Deathwatch, va s’évertuer (je te laisse, cher journal, décortiquer l’étymologie de ce mot) à transformer ce petit événement, ma foi, très provincial, en un festival incontournable. Bien sûr, je l’y aiderai au mieux de mes capacités, et à son insu, de préférence, pour que, au moment opportun, elle découvre avec fierté ce que j’ai fait pour elle.
Pour l’occasion, mon ami Ferrego nous rejoint, accompagné de sa mère, lady Illirya. Ces deux là sont toujours fourrés ensemble, et la plupart du temps à Ash Harbour depuis que la dame a reçu l’honneur d’administrer le port. Je dois l’avouer, je suis un peu jaloux. Quand on pense que Ferrego est né hors du lit conjugal, avec pour parents un noble pour ainsi dire insignifiant et une roturière, certes jolie mais sans autre qualité apparente, se retrouver ainsi l’héritier d’un domaine, d’un nom et d’une maison rien qu’à lui relève du miracle. Le voilà soudain un parti en vue dans le Nord, et laisse-moi te dire, cher journal, que malgré tout le respect que j’ai pour lui, il n’a jamais rien fait pour, au contraire. Je veux bien croire qu’il a eu un passé difficile, mais ça n’excuse pas ses habitudes pour le moins douteuses…
Et notre passé, alors, à mes frères et sœur et moi-même ? Personne n’en fait état alors qu’il y a de quoi. Un père mort avant notre naissance dans des circonstances à peine éclaircies. Une mère semi-déifiée par ses admirateurs, semi-diabolisée par ses ennemis – et qui s’enorgueillit autant de l’un que de l’autre. Un grand frère, certes aimant et dévoué, mais tellement brisé de l’intérieur qu’il fait peine à voir. Et je préfère ne même pas m’appesantir sur les viles rumeurs qui courent à propos de notre conception, tant pour Jeor mon grand frère, que pour Dacey et moi-même. Sans oublier que porter ainsi le nom d’illustres personnes de notre famille mortes dans des circonstances absolument abominables tient de l’apologie du glauque. Je vous illustre la discussion :
« Dis-moi, mon bon Jeor. Il vient d’où, ton nom, à toi ?
— D’un vieillard aigri poignardé par ses propres hommes dans une mansarde sordide au-delà du mur. Et toi, ma petite Dacey ?
— Oh, c’était le nom de notre tante maternelle, criblée de carreaux d’arbalète lors des noces pourpres. Et toi, Jorren ?
— Moi, je m’en sors bien, j’ai le nom de notre oncle paternel, qui a été pendu haut et court comme un voleur de chèvres. »
Merci, ma chère maman. Quels beaux piliers sur lesquels bâtir nos identités respectives. Pas étonnant que Jeor soit devenu un rabat-joie rigide et Dacey une… je ne préfère pas finir cette phrase, car le temps que je l’écrive, elle aura sans doute changé de style de vie. Sa lubie actuelle de guerrière capable de monter à cheval, de tirer à l’arc et de se battre à l’épée ne restera sans doute qu’une de ses facéties, même si elle aura eu le mérite, je dois l’admettre, d’avoir été sa plus prolongée.
Aujourd’hui, nous nous sommes tous retrouvés pour un conseil restreint, ma mère, Jeor, lady Illirya et Ferrego, moi-même et notre dévoué Goldrick, ami de ma mère et garde-chasse des Barrowlands. Dacey a brillé par son absence, sans doute occupée à décrotter son cheval avec un râteau, ou à aiguiser le fourreau de son épée. L’objectif du jour : placer les délégations des différentes maisons sur le champ du tournoi pour éviter les incidents diplomatiques. Ma mère ne veut pas en entendre parler. C’est là une tâche trop mondaine à ses yeux, qu’elle préfère confier à nos intendants. Nous en profitons tout de même pour prendre connaissance de la liste des délégations attendues, et constatons qu’il y a du beau monde : Tully, Lannister, Manderly, Baratheon, Arryn, Tarly. Ils sont nombreux à souhaiter faire le déplacement. Sans oublier les nombreux bannerets du nord, tous plus rustiques les uns que les autres, à l’exception, peut-être, de ce bon vieux Andre Ryswell et sa femme Cerrah, et, bien entendu, de ma chère grand-mère Maege Mormont, que je suis impatient de revoir. Elle sera sans doute accompagnée de quelques uns de mes cousins ; j’espère qu’ils ne vont pas passer leur temps à essayer de sa battre avec moi…
Les jours suivants passent vite. Nous sommes tous très occupés par nos tâches respectives. Goldrick sécurise les routes et se charge parallèlement de l’organisation du tournoi d’archerie. Ce brave homme serait prêt à se tuer à la tâche si on lui en donnait l’occasion. Jeor, lui, se charge de la lice. Ma mère s’occupera de la mêlée, discipline qu’elle compte bien remporter pour défendre son titre. Lady Illirya et Ferrego sont repartis à Ash Harbour pour gérer l’arrivée des délégations. En plus de nos illustres invités, nous apprenons que notre port a reçu la visite providentielle de Wilman Damper, un marchand d’Old Town venu vendre des livres, des denrées exotiques et des biens précieux. Nous nous empressons de le recevoir au mieux de notre hospitalité, et j’entends même dire que lady Illirya l’aurait hébergé dans son propre manoir. Un autre groupe de marchands venus, eux, des îles de Fer, reçoivent un accueil plus tempéré. Pourtant, leur chef, qui se fait appeler « Old Wil », ne se laisse pas fermer la porte au nez. Il défend sa cause en soutenant que, puisqu’ils sont des mercenaires qui assurent la sécurité des convois maritimes, leur marchandise à eux, c’est leurs muscles et leurs minois balafrés. Des pirates à peine déguisés, à mon avis. Pourtant, après d’âpres négociations, Old Wil parvient à obtenir de lady Illirya un laissez-passer jusqu’à Deathwatch pour lui et quinze de ses hommes. Ma mère vire cramoisi en apprenant la nouvelle. Je sens que les retrouvailles vont être chaleureuses.
Une autre caravane marchande de qualité nous a également rejoints. Il s’agit de Saharon Taptis, un proche d’Illiryo Mopatis que nous avions rencontré lors de notre tour des cités libres. Je n’étais alors qu’un enfant, et je ne me souviens pas de ce monsieur. Il vient assister au tournoi, mais il souhaite surtout s’installer ici en tant qu’ambassadeur d’Illiryo Mopatis. Difficile de lui dire non lorsqu’on sait le poids de ce vieux roublard aux quatre coins du monde connu. On m’a dit que ce sont Goldrick et Dacey qui l’ont rencontré les premiers, sur la route de l’est… c’est un miracle que leur maladresse sociale n’ait pas fait fuir cet important personnage.
Pendant ce temps, les délégations commencent à se présenter et à s’installer là où nous les avons logées. J’ai supervisé en secret l’installation du camp avec les intendants pour éviter le moindre couac. Lorsque nous présentons notre travail au conseil, en taisant mon nom, bien entendu, je crois un instant que Jeor va transformer notre proposition en confettis. Je sais qu’il n’entend rien à la politique, mais là, quand même, son attitude frise la balourdise. Heureusement, ma mère parvient à lui faire entendre raison – elle est bien la seule à avoir suffisamment d’influence sur lui pour ça.
Alors que nous discutons du bon déroulement du tournoi, Ferrego est soudain saisi d’un vertige, et il s’éclipse en essayant de faire bonne figure. Mais Illirya et les yeux de faucon de Goldrick n’en ratent rien. La dame d’Ash Harbour abrège sa conversation avec lady Lyanna pour le rejoindre. Il faudra que je l’interroge sur sa santé ; mon pauvre ami est tellement fragile.
Enfin, le jour du tournoi arrive. La joute est la première épreuve. Ce bon Torgo, l’amant Dothraki de ma mère qui a un peu servi de substitut paternel à toute sa portée de rejetons, effectue en ouverture des hostilités un spectacle d’acrobaties à cheval dont il a le secret. Je dois avouer que ses talents sont incroyables, et ses démonstrations sont toujours du meilleur effet.
Je prends ensuite la scène pour éclairer les lieux par la beauté de ma musique. Programme alléchant : au luth, Jorren Blacksword, à la voix, Jorren Blacksword. J’ai composé pour l’occasion un superbe récital, que je dédie à l’harmonie entre les peuples, tant dans le Nord que les Six Couronnes. Tout le public est transcendé par ma performance, mais le seul visage que je voulais voir briller se ferme comme une huître. On a beau s’habituer à ce genre de réaction, on ne s’en accommode jamais vraiment. Tant que mon instrument ne sera pas un gros objet de métal qui coupe ou qui fracasse, j’ai bien peur que ma chère mère n’en aura cure.
Après la douceur de l’art vient la violence du fer. Mon frère Jeor s’est inscrit à cette débauche de barbarie. Au moins Dacey s’en est abstenue, c’est tout à son honneur. Elle s’est installée dans les tribunes, aux côtés de notre mère, et lorsqu’un nobliau, le bâtard légitimé Larence Hornwood, lui présente sa lance, droite et fière, Dacey lui rit au nez. J’aurai juré voir la hampe mollir sous l’effet de l’insulte. Pour joindre la honte à l’outrage, il se fait désarçonner dès le premier tour.
Quant à Jeor, malgré des débuts peu probants, il parvient à s’en tirer face à son premier adversaire. Le second, cependant, n’est nul autre que ce pauvre Harrow Ironwolf, notre banneret, accroché à nous depuis l’enfance comme une bernique sur son rocher ; il désire notre attention avec autant d’avidité que sa mère désire notre mort… Un mélange dangereux avec lequel nous composons depuis des années. Le jour où ce pauvre Harrow choisira un camp, il faudra être sur nos gardes.
Jeor et Harrow se font face, chacun à un bout de la lice, et je ne peux m’empêcher de penser à notre grand frère, Edrick, qui a commandité la mort du père de Harrow, Kragnar, il y a bien des années. L’heure de la vengeance a-t-elle enfin sonné ?