Visuellement, ça claque. Bouquin couleur intégrale, charte graphique dans le ton, illustrations nombreuses et évocatrices. Ça fait tout bizarre étant donné la mocheté proverbiale des éditions précédentes, et c'est vraiment à saluer. Les pages d'introduction, qui mettent côte à côte une phrase et une illustration d'ambiance, sont géniales et plongent immédiatement dans le ton.
Par contre, autant les illustrations d'ambiances sont totalement adéquates, autant l'abondance de portraits ampute une partie de l'identité du jeu. Kult c'était le jeu aux illustrations au mieux bizarres où pour toute description de monstre, t'avais une vague citation in-game complètement nébuleuse. C'était détestable et à la fois ça participait beaucoup à l'ambiance. C'était un peu comme le brouillard de Silent Hill 1 : une limitation technique transformée en signature. Avoir des portraits détaillés de chaque créature, ça donne l'impression de feuilleter un Monster Manual : on perd beaucoup en suggestion.
Rentrons dans le texte : passé l'introduction le livre est divisé en trois parties : "The Lie" (~100 pages) regroupe les informations à destination des PJs (le KS essayait d'ailleurs de refiler un "Player's guide" qui n'est autre qu'une copie conforme de ce chapitre, je peux vous dire que ça a chouiné à la livraison), "The Madness" (~60 pages) explique comment mener le jeu, et "The Truth" (~170 pages) contient la description du background.
L'autre truc qui fait tout bizarre pour les habitués du jeu, c'est lorsque la section à destination des PJs s'ouvre directement sur l'explication de la cosmologie. Pour moi, Kult a toujours été le jeu à secrets par excellence. À ma table quand on joue à Kult, le but explicite est de s'immerger dans des histoires ésotérico-horrifiques ET de tenter de comprendre l'univers, c'est au cœur de l'expérience. Après chaque partie, mes joueurs se font un débrief pour tenter de décrypter les événements auxquels ils ont été confrontés, les relier aux parties précédentes et ainsi acquérir peu à peu une meilleure vision d'ensemble. Kult - Divinity Lost balaie totalement cette vision du jeu, à commencer d'ailleurs par son titre. L'argument des auteurs est de prendre à contre courant l'idée selon laquelle Kult ne vaudrait plus rien une fois ses secrets révélés, soulignant que le jeu peut très bien marcher d'une autre manière. Ce à quoi j'ai envie de répondre que oui, certainement, mais 1. l'inconnu reste le meilleur ami de la peur (c'est d'ailleurs un reproche classique à l'Appel de Cthulhu qui ne fait peur à personne parce que tout le monde connaît le background) et 2. on perd la jonction entre la forme et le fond, où un jeu qui parle d'ésotérisme se révèle lui même ésotérique, ce qui reste pour moi la plus haute exquisité de Kult. Sans cela, le jeu n'a plus que son épais background pour convaincre face à la pléthore d'alternatives à l'Appel dans le rayon fantastique-horreur. Mais bon je chipote (j'adore chipoter), rien ne me force à suivre cet angle "révélons tout", je n'ai qu'à éviter mettre le bouquin dans les mains de mes joueurs. Et leur cacher le titre, hum.
La section des PJs enchaîne sur l'explication des règles et l'énumération des archétypes. Côté règles, je crois que j'ai rarement vu si parfait manuel sur "comment planter son PbtA". Non que ça soit injouable, ça tourne probablement tant bien que mal, mais c'est complètement à côté de la plaque. On trouve toutes sortes de mauvaises idées : le passage à 2d10 (pourquoi ? parce que.) qui pète les statistiques, une démultiplication excessive des caractéristiques, des moves de base absolument génériques (à ce stade on se demande pourquoi ils ont voulu faire un PbtA ? ils ont compris les forces et faiblesses de ce système ?), des save rolls, une certaine passion pour les paragraphes épais à chaque move (ça va être fluide ça !), des jets de dés au moindre prétexte, des chevauchements à foison, des advantages moves dans lesquels on case absolument tout ce qui nous passe par la tête, des disadvantages moves qui te font jeter les dés à longueur de partie pour donner des holds au MJ qu'il peut dépenser quand il veut pour faire des moves alors qu'il a déjà le droit de faire des moves quand il veut... et au final la sensation que le concept de game design cohérent est quelque chose d'assez flou dans la tête des auteurs passés par là, sans parler de l'idée que "PbtA" et "générique" se veulent antinomiques.
Notons la vingtaine d'archétypes, de styles variés, dont curieusement la moitié est dessinée avec des armes.. on va pas leur en vouloir puisqu'on reste ici dans la plus pure tradition de Kult "oui oui c'est un jeu ésotérico-psychologique, où l'on combat ses propres démons... qu'est ce qui vous fait dire le contraire ?" (sur les 4 pages d'équipement, 3 sont dédiées aux armes). Loin de promouvoir un style de jeu en particulier, cette édition laisse la porte grande ouverte à ceux pour qui "horreur" rime avec "AK-47" - faudrait pas perdre de la clientèle. Mais pour ceux comme moi qui cherchent encore la consonance, c'est un peu décevant.
Aparté : un 21ème archétype spécial propose de jouer un "sleeper", c'est à dire un monsieur-tout-le-monde qui n'a aucune conscience des réalités horrifiques de l'univers qui l'entoure (même si le joueur lui, est censé savoir, donc). Mécaniquement c'est complètement bancal : le sleeper n'a aucun avantage (il ne peut donc pas, par exemple, être un sportif de haut niveau - ce qui semble pourtant être un parfait concept de dormeur) et doit attendre 5 niveaux (soit une dizaine de séances) durant lesquels il ne gagne rien puis subitement, transformation ! Il chope un véritable archétype de PJ et trois avantages - c'est le moment devenir un sportif professionnel. Ça n'a aucun sens.
Le chapitre suivant explique donc comment maîtriser le jeu. On retrouve les classiques du PbtA : agenda, principes. Rien de révolutionnaire : la plupart sonneront comme du déjà vu pour quiconque a déjà lu une apocalypserie, quelques autres sonneront comme des évidences pour la tonalité du jeu ; au final rien de bien spécifique ou d'audacieux. À un moment on t'explique que le jeu est découpé en scènes, mais ce concept de scène ne s'insère nulle part ailleurs dans le design, ça sort de nulle part. Dommage, ils auraient au moins pu ressortir
cette liste de scènes de l'édition précédente qui l'air de rien, s'était avérée incroyablement pratique à mes débuts en tant que maître de jeu.
Pour les GM moves on se prend pas la tête : si comme d'habitude ils interviennent sur un échec ou sur une opportunité offerte, le MJ a également la possibilité de faire un move quand il veut augmenter la tension - autant dire quand il veut, faudrait pas qu'il se sente restreint non plus. La liste d'actions s'avérera sans surprise, recopiée quasiment à l'identique depuis Apocalypse World, débarrassé des éléments trop spécifiques.
On sent fréquemment cette recopie quasi scolaire d'Apocalypse World, mais pas trop non plus hein, faut pas exagérer on n'est pas des narrativo-vegans, comme dans ce passage où à grand renforts d'exemples on t'explique que pour l'initiative (même si le mot n'est pas lâché), c'est un peu comme le MJ veut, certes on peut le faire via la narration mais n'hésitez pas à décider d'un ordre prédéterminé ou bien à enchaîner une phase de déclaration puis de résolution, c'est vous qui voyez.
Quelques pages sont destinées aux combats, pardon aux conflits, et donc on te dit c'est simple, ya pas de règles particulières, on dialogue comme le reste du jeu et on fait des moves quand ils s'appliquent. Par contre on va quand même se focus sur quelques cas particuliers, comme mettre les règles de combats de gang (toujours vaguement piquées à AW), on sait jamais, les PJs pourraient vouloir se fighter avec un groupe de plus de 20 personnes, après tout ça fait qu'un modificateur de 3 au jet de blessure, sur 2d10 ya moyen que ça passe, puisqu'on vous dit dit que c'est un jeu d'horreur psychologique. Et si les PJs se tapent dessus entre eux, alors attention ça dépend de comment ils s'y prennent, voici quels moves exactement appliquer avec quels modificateurs selon les 6 cas possibles de nombre de PJs dans chaque camp et de conscience de l'attaque, puisqu'on vous dit que le combat c'est simple, rien de particulier, c'est comme le reste du jeu. Enfin, presque quoi.
C'est mignon, à ce stade j'ai des flashbacks de mes premières tentatives de hack, quand j'étais ado, triturant des systèmes à les vider de toute cohérence, leur accolant des sous règles tumorales dès qu'un truc me passait par la tête sans aucune tentative d'harmonisation. Brrrr.
PbtA oblige, le bouquin fournit les outils pour monter sa campagne en bac à sable. Attention originalité, on va faire une mind-map (peut être les auteurs ont ils fait un détour par Unkown Armies 3 ?). Pour la première séance, on explique qu'il faut faire se rencontrer les PJs, suggérer du surnaturel... Surtout des évidences en fait, assez peu outillées. Tout ça s'avère assez feignant, manque de matière : je sais bien qu'il faut démarrer un scénario sur une "bombe", mais ce qui me serait vraiment utile dans ce bouquin, c'est une liste de bombes prêtes à être employées et adaptées aux thèmes du jeu. Il y a certes quelques exemples, mais c'est bien peu. Plus loin un chapitre sur comment écrire un scénario, plutôt que de faire du bac à sable, s'avérera tout aussi maigrelet.
Bon. Ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain : tout ça est déjà franchement pas mal par rapport à d'autres jeux qui se contentent de te jeter un univers à la figure sans jamais t'expliquer comment le mettre en scène, en mode "on va pas t'apprendre à maîtriser, tu te débrouilles". Mais la majorité de ce qui est expliqué dans le chapitre du MJ reste bien trop générique : je ne veux pas savoir comment maîtriser du JDR, je veux savoir comment maîtriser Kult. D'autant que même si on est dans du pseudo-PbtA, on n'est pas dans AW, je ne peux pas m'attendre à ce que le jeu "tourne tout seul" et que la magie se fasse sur la base de moves de PJs générateurs d'emmerdes (ceux de Kult sont génériques) et d'une opposition placée en face pendant que je compte les points (l'opposition moyenne est bien trop puissante).
Reste le chapitre final et ses 170 pages de background et de vilaines créatures prêtes à ne faire qu'une bouchée des PJs (dépourvus d'AK-47). Le background reste sensiblement le même dans les grandes lignes (la prison, la disparition du démiurge...), mais avec une remise à plat de l'ensemble et une collection de discrets petits changements : par exemple si l'on retrouve nos chers
Sephiroth Archons et
Qliphoth gothiques (je ne peux prononcer "Anges de la Mort" sans me sentir immédiatement ridicule), les auteurs de cette édition ont décidé que ceux qui avaient été signalés comme détruits ou disparus dans les éditions précédentes s'étaient en réalité juste faits discrets, et les voilà de retour. Qui peut le plus peut le moins ?
Ainsi il ressort deux impressions de ce chapitre : l'abondance voire l'exhaustivité d'une part, ce qui est particulièrement appréciable (la dernière réédition-par-foulancement à laquelle j'ai participé était Paranoia et les trois quarts du setting avaient sauté au passage, ça calme), il sera donc impossible de ressortir de la lecture sans une tripotée d'horreurs et bizarreries à envoyer à la
mitraillette figure de nos chers PJs. D'autre part, on note une volonté de clarification et de factualité. Si d'aucuns pourront arguer qu'ils n'en attendent pas moins de la section MJ d'un jeu de rôle que de savoir exactement et entièrement de quoi on parle, les vétérans de Kult diront que la gamme a toujours baigné dans un certain flou artistique évocateur regorgeant d'ambiances et d'idées immédiatement utilisables en jeu, et que cela contribuait beaucoup à l'identité du jeu. Grossièrement, on pourrait dire que cette nouvelle édition est aux précédentes ce que les travaux de Derleth et Petersen sont au mythe Lovecraftien : une remise à plat complète qui explique précisément le rôle de chaque élément de la cosmologie, quitte à y perdre en magie.
La dernière section du livre évoque l’Éveil, même si en réalité la majorité des pages consistent en des règles pour interpréter des "Illuminés", c'est à dire des PJs bien plus ancrés dans la cosmologie, comme des magiciens. Mais consistant l’Éveil en soit, pas grand chose, ce qui me chiffonne un peu étant donné l'importance majeure du concept dans l'univers de Kult. Si les auteurs ont le bon goût d'expliquer qu'il n'est pas question de cela pour les PJs (dans les éditions précédentes il était théoriquement possible d'aller jusqu'à l'éveil, même si en pratique le personnage devenait injouable au dixième du parcours), exit le concept de balance mentale, exit donc le nirvana et le chaos, exit le double d'ombre ou de lumière, et surtout, exit les PNJs Éveillés. Mais où est passé Messiah ? Est-ce une volonté de ne heurter personne, puisque les plus grandes figures d'éveillés des éditions précédentes n'étaient autres pour la plupart que de grandes figures religieuses ?
L'une des choses que j'ai toujours aimé et exploité avec Kult, c'est son ancrage dans le réel. Tant les mythes les plus variés de notre monde, les obscurs cultes avérés que les faits divers les plus sordides étaient explicables sans effort via la cosmologie du jeu, le job pour le MJ devenant de réunir tous ces ingrédients pour construire une expérience ésotérico-horrifique complète. Entrer dans une église, lire un texte d'Aleister Crowley ou même prendre le métro après avoir bouquiné du Kult prenait subitement une toute autre signification, tandis que la campagne des auteurs du jeu (malgré tous ses défauts) prenait pour évènement fondateur ce qui fut le siège le plus mortel de l'Histoire. Mais avec l'amputation des mentions bien plus explicites à la religion, la disparition des sciences occultes et la substitution de l'ambiance pour le factuel, c'est un bout de cet ancrage dans le réel qui disparaît, et la magie prends moins. Pour peu et en étant un peu chafouin, l'univers de Kult deviendrait un Monde des Ténèbres bis.