Dans les paragraphes suivants je cherche à exposer les ingrédients les plus importants du triptyque, non pas pour valider leur adéquation avec la Terre du Milieu (1), mais pour souligner l'aspect essentiel de chacun si vous projetez d'adapter la campagne à un autre cadre/univers. Rien n'interdit de s'éloigner de chaque composant, néanmoins cela ira de pair avec un travail préparatoire plus important. Enfin, il va de soi que cette exposition est à la fois totalement subjective, et parsemée de certaines de mes marottes (2).
Les principaux composants de Ténèbres sur la Forêt Noire
(y compris Contes et Légendes + Guide des Terres Sauvages)
Les éléments de base qui suivent me semblent bons à avoir en tête, et même à présenter/rappeler/définir aux joueurs, en amont, pendant et entre deux séances si nécessaire.
- Gritty : c'est l'aspect principal à mon sens. Et il faut que le jeu le permette (ce qui est loin d'être commun), et que le MJ le permette au jeu (ce qui est encore plus rare). Il faut oublier les pouvoirs badass, les effets pyrotechniques, et l'immortalité des PJ. Pour que la campagne fonctionne, il faut penser low-fantasy, magie mystérieuse, irrationnelle, surprenante et rarissime (de la magie en somme, pas de la technologie déguisée), ce qui passe autant par les mécanismes que par la mise en scène du MJ.
Il faut mettre en avant la fragilité des personnages (et pas uniquement celle des PNJ auxquels on tient). Réalisme, érosion, corruption. Un héros ne l'est pas parce qu'il est surhumain, mais parce qu'il parvient à affronter ses propres peurs et limites.
Il faut penser blessures sales, vraiment longues à guérir (si les joueurs se demandent s'ils risquent une gangrène, c'est qu'on tient le bon bout). Oublier la récupération surnaturelle de l'essentiel des JdR où après une nuit de sommeil en pleine nature on se réveille frais comme un gardon malgré la perforation abdominale infligée la veille par une lame de trois pieds de long.
Il faut penser fatigue résiduelle, épuisement, démoralisation. Et donc utiliser un système qui permette de gérer la fatigue et le moral côté PJ. Ce qui est encore plus rare que les jeux mortels. (LAU parvient à gérer ces deux aspects intelligemment sans tomber dans le simulationnisme lourdingue ; encore deux bons points pour ce jeu à opposer à ses casseroles par ailleurs)
Bref, oublier les parcs d'attraction où on fait semblant d'avoir peur et les terrains de sport où on fait semblant d'avoir mal. Ici on est là pour en chier (en réalité l'essentiel n'est surtout pas d'infliger un traitement punitif et démotivant aux PJ, mais que les joueurs craignent constamment que ça puisse leur arriver, ce qui est très différent).
Spoiler:
- Le passage du temps : il faut oublier la dépendance chronométrique moderne. Oublier qu'une "heure" aurait toujours la même durée (et arrêter de renseigner les joueurs comme une horloge parlante !). Au mieux préciser la position du soleil pour indiquer un moment précis dans la journée. Et être encore plus vague de nuit. Compter en jours. Penser nuit deux fois plus longue en hiver qu'en été. Oublier l'éclairage moderne qui nous permet de bannir l'obscurité (et si nécessaire faire une ballade de nuit sans torche électrique en forêt pour se rafraîchir la mémoire). Penser passages longs et lents des saisons. Penser années, lustres, générations. Même avec les joueurs les plus chanceux qui soient, il est impossible de faire toute la campagne avec la même équipe de PJ (notamment les humains... Après 30 ans ? La retraite). Le temps doit se charger d'affaiblir les compagnons, d'éroder leurs rêves, de rendre pénible le cumul de vieilles blessures s'éveillant avec l'humidité ou les faux mouvements. A vue de nez, il leur faudra passer le flambeau à deux ou trois reprises.
Une méthode intéressante permettant de souligner le passage du temps aux joueurs est de leur décrire de temps à autre les traces d'anciennes civilisations oubliées qu'ils croisent au cours de leurs voyages...
- L'expérience réaliste : il faut prévoir en amont l'évolution des personnages à l'échelle d'une vie d'aventurier (5 à 15 ans). A la fin de la création des PJ, la plupart des systèmes fournissent aux joueurs des personnages qui n'ont pratiquement rien appris en 20 ans (et je ne parle même pas des vies des Nains ou des Elfes), et qui en quelques mois d'aventures deviennent X fois plus forts. Ici, non seulement c'est irréaliste, mais si l'on n'y prend pas garde, on peut se retrouver avec des personnages beaucoup trop puissants. Notamment avec les systèmes où l'expérience des PJ est une carotte corrélée aux séances de jeu, au lieu de la lier exclusivement à l'histoire.
(LAU : je ne vais pas rentrer dans les détails pour l'instant, mais c'est un des gros points faibles du jeu, lourd, inéquitable, bâti pour une progression rapide en totale opposition avec la TdM et la campagne ; c'est certainement le point sur lequel j'ai commis le plus d'erreurs par manque de prévision à long terme)
- Les distances : On a un territoire vaste, très long à traverser (au mieux un mois du nord au sud, deux mois d'est en ouest). Essentiellement sauvage et inhabité. La campagne demande de le parcourir en long, en large et en travers pendant trente ans. Hors de question de bâcler cette composante essentielle. Par conséquent il faut un jeu qui ne bâcle pas cet aspect, et qui le rend intéressant à mettre en jeu.
Mais comme sur d'autres points, ça passe également par la mise en scène. Compter en kilomètres ? Sérieusement ? Il faut mesurer les distances en lieues, (ne serait-ce que pour brouiller certains repères ou idées reçues des joueurs), soit la distance qu'un homme ou qu'un cheval parcourt en une heure (environ 4 km sur terrain plat et dégagé). On considérait d'ailleurs que sept lieues - environ trente kilomètres - correspondait au trajet effectué à pied en une journée (d'où les bottes de sept lieues). Ca tombe bien, les hexagones sur les cartes de la région correspondent à 16 km, soit 4 lieues ou une demi-journée de voyage. Deux hexagones = une journée de voyage. Base simple à varier selon le relief et la nature du terrain.
Pour les autres mesures, on peut également compter en pas ou en pieds. Ce sont des petites touches qui ont un impact sur l'immersion des joueurs, sur l'imprécision réaliste des mesures évaluées par leurs propres personnages. La gymnastique est un peu contraignante au début côté MJ, mais le gain en ambiance est appréciable.
- La nature : il faut également faire des efforts de description à destination des joueurs pour leur permettre de s'imaginer la diversité impressionnante de la flore et de la faune des Terres Sauvages. Souligner les oppositions entre la vie et la corruption que l'on peut trouver dans la Forêt Noire par exemple.
Heureusement le Guide fournit les éléments de base pour y parvenir. La perfection eut été de fournir des nuages de mots à utiliser en pense-bête côté MJ et des croquis à présenter aux joueurs, mais j'en demande trop.
(à suivre...)
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- A ce sujet je vous conseille de lire le très intéressant article suivant d'Olivier Legrand. Il a été rédigé en 2004, donc bien avant la sortie de L'Anneau Unique. Il serait intéressant d'ailleurs d'évaluer celui-ci à l'aune de l'analyse d'Olivier : La Quête Perpétuelle.
- Oltréé sur l'oreiller.
- Contrairement aux croyances de certains de nos contemporains, un être humain normalement constitué marche à 4km/h en moyenne. C'est même une base utilisée de nos jours dans différents calculs d'urbanisme, notamment la vitesse qu'on prend pour calculer les temps piéton dans les carrefours urbains. Ce qui certes comprend le petit vieux lent, mais qui concerne en général des gens reposés sur des marches courtes et en étant peu chargés en ville (!).
Si on se base sur l'histoire humaine, la Grande Armée napoléonienne est l'une des troupes les plus mobiles et rapides de l'histoire humaine : 30km par jour en marche à pied, 50km en marche forcée.
Dans les cas extrêmes, 200 km en 24 heures semble être la limite dans les marches rapides compétitives d'endurance (Sportportret Bické Theo : 200 km en 23 h 57' 23" , en moyenne 8,349 km/h). Mais ce sont des distances extrêmes parcourues ailleurs qu'en pleine nature par des sportifs spécialisés de haut niveau non chargés.