Acte 11
15 avril 1925
Le réveil vers midi est difficile. La nuit fut longue, et pour presque rien. On fait un gros petit déjeuner bien copieux. Nous sentons tous que nous aurons besoin de tenir longtemps. Puis chacun part préparer ses affaires. Je demande à la réception de nous préparer des en-cas à emporter et des gourdes d’eau. Ne pas refaire 100 fois les mêmes erreurs…
Une fois que chacun est prêt, sac à dos sur le dos, nous nous mettons en route, laissant Fay et Dorothy à l’hôtel. Nous avons eu que peu d’échanges avec nos amies. Elles savent que nous allons sur le plateau de Gizeh et que la nuit dernière ne nous a pas apporté son lot de révélations. Ne sachant pas non plus ce que nous allons y trouver, il est difficile de le leur expliquer. Tout au plus, elles savent que nous avons vu de nombreux camions remplis d’hommes qui s’affairaient dans le domaine de Shakti. Fay était avec moi lors de la conversation avec Miss Broadmoor, elle sait que quelque chose doit avoir lieu et nous en avons eu confirmation avec l’agitation de la nuit. Et puis, il nous paraît à tous être une bonne idée de laisser deux d’entre nous à l’hôtel pour veiller sur nos affaires, surtout si nous ne revenons pas de cette expédition. Elles auront alors la lourde tâche de contrecarrer les plans abjects des fidèles du Pharaon Noir. C’est avec un étrange sentiment que nous les quittons, le cœur un peu serré.
En début d’après-midi nous arrivons sur Gizeh. Sur le parking on repère de nombreux camions, et Kenneth en est absolument certain, il s’agit bien des véhicules qu’il a vus dans le domaine de Shakti.
Sur le plateau, il y a beaucoup de touristes mais aussi beaucoup d’égyptiens. On remarque que certains portent des croix ansées. En fait, plus on observe et plus on en croise. De quelques individus au départ, ils sont plusieurs dizaines, peut-être une trentaine au maximum, mêlés aux touristes. Ils se promènent, l’air de rien, par groupe de 2 ou 3 personnes, certains vont dans le désert, d’autres dans les pyramides, entrent, sortent. Ils donnent l’étrange impression de passer le temps.
Pendant que mes amis les surveillent, je décide d’aller voir le lieu où se sont déroulées les fouilles de Reisner. C’est un peu à l’écart, dans un endroit moins fréquenté, à plus de 200 m des pyramides. Au bout d’un moment, à force de contourner les très nombreux sondages, je me rends compte que je suis absolument seul et hors de vue. Le silence est presque pesant, beaucoup plus que la chaleur en fait.
Regardant dans les sondages, je comprends rapidement quelle est la principale occupation du site : il s’agit d’une nécropole. Encore ! Au bout d’un moment, je vois une très belle stèle funéraire, dressée devant moi et… oui… je reconnais le cartouche, c’est celui de Snéfrou ! À proximité, caché par un énorme tas de déblais et vraisemblablement caché à la vue de tous, il y a un trou profond. Un passage ! Cherchant à me localiser un peu mieux, je mémorise l’emplacement de la stèle en me fixant sur la pyramide de Mykerinos qui me domine à 200 m au sud-est.
Terriblement excité par ma découverte, je reviens rapidement vers mes amis. Voyant Kenneth, fumer une clope en surveillant d’un œil un groupe de 3 personnes, je m’approche de lui et lui fait part de ma découverte. Aussitôt Kenneth s’élance vers les autres. On se réunit autour de la voiture, on s’équipe et on va voir ce fameux passage. J’espère que je ne me suis pas trompé…
Arrivés aux abords, on tente d’éclairer un peu mieux l’ouverture. Il s’agit d’une sorte de puits ouvert dans le sol. On craque une fusée éclairante et elle tombe dans une pièce située à 7 ou 8 m du niveau de sol. Et au bruit que fait la fusée en tombant, nous devinons que le sol est pavé ou dallé. On se jette un regard mutuel. Tout le monde sait ce qu’il reste à faire…
Kenneth pense que la descente est faisable. Il attache fermement une corde à la stèle, pierre très lourde qui supportera le poids de chacun sans bouger. Qui va descendre le premier ? Je suis volontaire. Je descends lentement, en respirant avec le ventre pour ne pas céder, dès le départ à une crise de panique. La descente est longue et la corde, rêche, me brûle un peu les mains. Finalement j’arrive dans une grande pièce plus ou moins carrée. J’allume ma lampe et scrute les alentours. Mon regard se porte sur les croix ansées qui ornent l’un des murs. Soudain, je remarque qu’il n’y a aucune ouverture, pas de porte, pas d’accès communiquant vers une autre pièce. Rien du tout. Une simple salle nue, fermée de toute part. Mû par un instinct que je ne saurais définir, je m’approche du seul mur avec les croix ansées. Il a l’air… comme différent. Depuis la surface, les autres me crient des choses, demandent si je vais bien, ce que je vois, etc. Je ne réponds pas et m’avance vers ce curieux mur. Il semble couvert d’un enduit d’argile, sorte de trompe-l’oeil et effectivement, lorsqu’on le gratte avec l’ongle, il y a un petit dépôt qui se met sous l’ongle. Pendant mon investigation Cousine a eu le temps de descendre et de me rejoindre. Je lui montre le phénomène et son instinct lui crie de « dézinguer le mur ». Je suis d’accord. Nous sommes rejoints par Kenneth qui ni une ni deux commence à entamer le revêtement argileux à l’aide de son énorme couteau. Je me mets au travail avec lui pendant que Cousine discute avec Andrew. On met au jour un mur de brique de faible épaisseur. Malheureusement le décroûtage d’une bonne surface prend du temps. Une fois le mur apparent sur une bonne largeur, on se met à piquer les joints afin de le désolidariser. Au bout d’un moment les briques viennent naturellement. Kenneth en arrache une et… derrière encore un parement en brique. Cette fois elles sont plus épaisses et mieux bâtie. Le liant entre les éléments est un peu plus solide. Ce ne sera pas une mince affaire que de démonter ce second mur.
À l’extérieur le jour décline rapidement alors que nous nous acharnons à tour de rôle sur le mur mieux bâti. Le travail est long et fastidieux. Nous sentons bien que le temps passe très vite, trop vite et qu’il nous est compté. Enfin on dégage suffisamment de briques pour voir ce qu’il y a derrière.
Justement, il n’y a rien, que le noir absolu dans une sorte de tunnel. L’espace dégagé n’est pas encore suffisant pour que nous puissions nous y faufiler. De rage Kenneth donne de violents coups d’épaule contre le mur mais… rien à faire, il ne branle pas. On reprend pendant un temps encore le travail fastidieux de démontage des éléments.
Il est près de 22 h lorsque réussissons à aménager un passage suffisamment large pour que tout le monde puisse passer. On mange sur le pouce les quelques en-cas préparés par l’hôtel, on boit un peu. On essaie de converser, de plaisanter mais rapidement tout tombe à plat et le silence nous écrase.
On ne peut plus reculer désormais. On s’avance dans le tunnel, chacun avec sa lampe torche dans une main et une arme de préférence chargée dans l’autre.
Le tunnel est taillé dans le socle rocheux du plateau. Il règne une odeur de renfermé, terreuse, presque comme s’il y avait des champignons, ou un sous-bois. On n’entend aucun bruit. On ne voit aucune lumière. Tout en s’éclairant à la lampe torche, on avance prudemment dans ce boyau qui mène on ne sait où. Le tunnel fait 2,50 m de large pour une hauteur équivalente. Au bout de quelques mètres, on ne s’éclaire plus que de deux torches, afin de ne pas trop attirer l’attention si jamais on débouche quelque part. Avec Cousine on passe devant et on éclaire la piste, l’arme à la main, bien entendu. Cousine a son fusil, Kenneth aussi, Andrew et moi nos calibres. Tout le monde respire doucement et chuchote au lieu de parler. Le lieu est étouffant. Le tunnel suit une trajectoire plutôt rectiligne quoi que parfois ascendante ou descendante. Il nous est totalement impossible d’évaluer la distance parcourue ou encore de déterminer notre emplacement.
Plus on s’enfonce et plus l’odeur de sous-bois devient forte. Des champignons phosphorescents parsèment les murs. Leur couleur est étrange, du vert foncé tirant sur le violet. M’approchant d’un de ces champignons, je suis pris d’un haut le cœur. L’odeur est trop forte. Andrew, toujours curieux prend un échantillon. Ils sont très spongieux et sentent très fort. D’ailleurs au fur et à mesure l’odeur passe d’entêtante à désagréable puis à étouffante. Nous sommes contraints de nouer des mouchoirs sur nos visages. Malgré cela, l’odeur passe toujours à travers le tissu et s’infiltre dans nos narines pour y stagner.
On marche longtemps. La progression n’en finit plus. Je me sens un peu à l’étroit. Oui, le boyau est étroit, 2,50 m de haut, c’est peu, j’ai l’impression d’être écrasé par la masse. Et si ça s’écroulait ? 2,50 m. Je le touche presque du bout des doigts, c’est si peu, si tant, si tout, si proche, là mon doigt touche presque, presque… Ah ! Mon cœur bat la chamade, je n’en peux plus. L’air est irrespirable. Le tunnel si petit. Mais comment Kenneth peut-il tenir debout dans un boyau aussi petit. Impossible…
Ma tête chavire, la pierre… m’appuyant contre le mur, je sens une pulsation, lointaine, douce, régulière. Les murs ne sont pas froids. Ils me parlent ! Ils communiquent. Tutum… Tutum… une pulsation. Ils sont vivants ! Je le savais, nous sommes dans un organisme, une gigantesque trachée humaine, les murs respirent avec moi, en même temps.
Je manque de rendre l’intégralité de mon en-cas sur le sol. La nausée me donne des vertiges. Les autres s’arrêtent, me regardent presque avec pitié. Je leur dis ce que je ressens. Je suis certain que les murs sont vivants. Lily me regarde avec pitié. « Mon pauvre Janisse… » dit-elle. « Regarde, je vais poser la main sur le mur et je suis certaine de ne rien sentir, est-ce que ça te rassure ? » dit-elle en posant la paume de sa main contre la paroi.
Hélas… sa mine étonnée et surprise ne fait que prouver mes dires. « Mais… mais » dit-elle sous le choc… « il a raison, les murs vibrent ». Et elle de devenir aussi blême que moi, ce qui m’arrache un sourire en coin. Les autres ne tentent pas l’expérience, dégoûtés et jetant des regards inquiets autour de nous…
Au bout d’un moment, je lève la main. « C’est bon, continuons, même si c’est difficile, on doit continuer… ».
La progression se poursuit. Le tunnel change, il devient totalement irrégulier, ça monte, ça descend, il y a des virages dans tous les sens. Nous sommes complètement désorientés. Et puis… un choix se pose devant nous. Un embranchement. Le tunnel principal d’où nous venons se poursuit droit devant, mais on voit nettement à quelques mètres l’embranchement d’un second boyau, plus étroit, plus irrégulier. À partir de cette artère, sur le boyau principal, on peut voir des petits bonhommes représentés sur les parois. Ils sont tous orientés vers là où mène le tunnel, en position d’adoration. Ils nous rappellent ceux peints sur la fresque avec le Pharaon Noir. Nous sommes sur le bon chemin… et ces petits êtres nous l’indiquent.
On décide de rester sur l’artère principale, par commodité et on se laisse guider par la longue file d’adorateurs sur les parois. Alors que l’on progresse, nos lampes éclairent un prochain virage quand… du bruit… un bruit d’eau. Quelque chose coule. Des gouttes qui tombent… On regarde seulement à l’instant que le sol est de plus en plus humide. La pierre semble suinter d’un liquide rouge foncé, épais, collant, visqueux. Je suis certain que c’est du sang, je le savais, nous sommes dans un organisme. Je pousse un cri : « c’est du sang !!! ». Mes paroles ébranlent mes camarades. Tout le monde frissonne de dégoût et se trouve perturbé.
Mais Lily se reprend, elle veut continuer à tout prix. On se secoue un peu, afin de se délester de nos mauvaises impressions et on continue la progression au prix d’un effort de volonté surhumain. Au fur et à mesure de l’avancée nous rencontrons de nombreuses artères secondaires, mais nous restons sur la voie principale jusqu’à une nouvelle division. La voie principale se scinde clairement en deux. Gauche ou droite ?
Un coup d’œil rapide à une montre nous apprend qu’il est plus de 23 h. Nous marchons depuis une bonne heure dans cette cavité si étouffante. J’avoue clairement que je ne souhaitais pas continuer. Andrew semble indécis, penchant plutôt de mon avis. Cousine et Kenneth veulent à tout prix continuer. Après une longue discussion, sur ce que nous devrions faire, et se laissant convaincre, on décide de poursuivre l’exploration.
On prend la voie de gauche sur laquelle on voit encore les personnages en position d’adorants. Le tunnel est de plus en plus irrégulier. Une odeur nauséabonde inonde nos narines. Cette odeur nous envahit, elle est partout. Elle est portée par un courant d’air venu de derrière nous. Une gigantesque bulle de pourriture nous entoure, brûlant nos gorges et nos poumons. Avec Kenneth on se met à rendre tripes et boyaux. L’odeur est trop forte.
Il est maintenant proche de minuit et l’odeur est insoutenable, indescriptible un mélange de pourriture et de champignon. Puis elle passe, emportée par le courant d’air. On calme les hauts le cœur. On attend quelque instant avant de reprendre la marche. Le tunnel se poursuit et on arrive à nouveau devant un embranchement. Afin de ne pas se perdre, on prend encore à gauche.
On avance prudemment quand soudain Kenneth, à la queue de la file, se retourne. Son instinct lui crie qu’il y a quelque chose derrière nous, une présence. Il hurle. Nous n’avons même pas le temps de nous retourner que nous sommes poussés à terre. On trébuche, poussés vers l’avant par une masse imposante. C’est Kenneth qui nous a bousculé. Il a aperçu deux grandes silhouettes monstrueuses et hurlant de peur, il a alors reculé sur nous en nous écrasant.
La première silhouette est celle d’un individu avec une tête de faucon, la seconde a une tête de crocodile. Derrière se tiennent deux jambes sans tronc. Les créatures ont cherché à saisir Kenneth avant qu’il ne s’effondre sur nous. Mais c’était sans compter sur son instinct du danger ! On est à terre. Kenneth ne prend pas le temps de réfléchir -les présentations seront pour plus tard- et tire dans le tas, espérant viser le faucon, mais celui-ci s’élance et jette sa main griffue sur le visage de Kenneth. La confusion règne et ni Kenneth ni le faucon ne touchent leur cible. Le crocodile se précipite sur Andrew et la paire de jambes court vers nous. Andrew tire trois coups rapprochés et fait mouche deux fois, le crocodile est ébranlé. Il touche son torse sanglant. Il semble gravement blessé. Bravo Andrew !
Mû par un réflexe insensé, je tire sur le faucon, en priant le ciel de ne pas toucher Kenneth. Ma balle se perd dans le tunnel. Cousine reste calme, retient son souffle et vise. Pendant ce temps Kenneth et Andrew tirent à nouveau. L’adversaire d’Andrew s’effondre enfin, tandis que celui de Kenneth laboure de ses griffes le torse de l’ancien militaire. Kenneth crie de douleur. Le militaire semble en mauvaise posture, l’être étrange le domine.
Derrière, les jambes s’arrêtent net, semblent réfléchir un court instant puis font demi-tour, comme si elles fuyaient de peur. La situation paraît pittoresque, presque ridicule. Les cris de douleur de Kenneth nous tirent de notre rêverie improbable. Je tire sur le faucon. Oui ! Une touche. Cousine prend son temps, vise et… la créature explore sous l’impact. Victoire ! Triple hourra pour Cousine !
Je m’approche de Kenneth et je lui prodigue quelques soins urgents. Il faudra faire mieux lorsque nous sortirons. On regarde les créatures. Il ne s’agit pas de masques, non, pas du tout… Ils portent des toges de cultistes et sont entièrement nus dessous. Ce sont des hommes aux visages d’animaux. Ils ont autour noué autour du cou une croix ansée. Avec Kenneth on récupère chacun toge et amulette.
Soudain, du côté vers là où nous nous dirigions, comme un faible écho, Kenneth et Andrew perçoivent des voix, très lointaines, des chants peut-être. Oui, c’est très ténu, très discret, c’est loin mais plus trop. On devrait pouvoir les rejoindre rapidement.
On reprend la route avant d’arriver à une nouvelle intersection. Le bruit vient du boyau de gauche, et on distingue au loin une lueur. On poursuit la route et au bout d’une soixantaine de mètres, il semble que le boyau débouche sur quelque chose.
Les douze coups de minuit sont passés depuis longtemps. Techniquement nous sommes le 16 avril et il aurait dû se passer quelque chose…
16 avril 1925
On arrive en vue d’une pièce immense, gigantesque, titanesque. Impossible d’évaluer sa surface, elle est… démesurée. Devant nous il y a comme une avancée avec un pont. Près de la sortie de notre tunnel se tient en plein milieu du passage une énorme stèle colossale. Elle ressemble beaucoup à une stèle qui a été dégagée entre les pattes du Sphinx et qui se situe au niveau de son cou. Ou encore elle évoque aussi la stèle du cimetière des pauvres, dans le désert, mais en beaucoup plus grand. Elle est énorme, certainement plus de 3 m de hauteur. Sa présence nous cache à la vue des personnes qui pourraient être présentes dans la salle.
Soudain on réalise que l’on entend énormément de bruit. On n’ose pas encore s’avancer pour voir. Au loin, à l’autre bout du pont, on dirait comme un trône lui aussi d’une taille assez imposante. L’ensemble est bâti dans une pierre verte. De la stèle au trône, il y a au moins une centaine de mètres. Sur ce pont nous surplombons une pièce gigantesque, immense dans laquelle il y a plusieurs milliers de personnes. S’il n’y avait pas eu la stèle pour nous cacher lors de notre arrivée, nous aurions débarqué en plein milieu d’un traquenard mortel. Nous nous faisons aussi discrets que possible.
Cette pièce est ceinturée d’une colonnade de piliers d’ébène titanesque dont chaque colonne mesure plus de 40 m de hauteur. Au plafond les piliers se rejoignent comme des ramifications d’un arbre géant et malsain. Il y a aussi, au loin, un escalier qui descend. Une lumière rougeâtre semble pulser depuis le rez-de-chaussée.
Un tour d’horizon rapide nous laisse entrevoir une fosse, comme un grand bassin ou une piscine de près de 500 m² au bas mot, pleine d’eau, au centre supposé de la pièce. L’eau paraît frissonner en surface. Cela fait froid dans le dos…
Plus proche de nous, il y a un escalier qui monte à la surface. Au centre, on peut voir un autel entouré de 4 braseros. Dessus il y a une momie et trois objets sont disposés à côté d’elle : un bracelet, une ceinture et une couronne. Les objets sont disposés intelligemment par rapport à la momie : le bracelet près de la main, la ceinture à hauteur du bassin et la couronne près de la tête.
Regardant un peu mieux le trône, on s’aperçoit qu’il est à peu près à taille humaine et surtout qu’il est biplace. Ce trône est fait pour recevoir deux personnes. Devant les sièges, il y a un escalier qui descend vers l’autel. Derrière le mur, contre le trône, il y a d’énormes brèches de 30 à 40 m, comme si le mur avait été salement arraché par une créature démesurée. Dans la brèche, il y a un noir insondable, un noir absolu.
Tournant notre regard vers les gens en bas, on voit qu’il y a beaucoup d’hommes, quelques femmes aussi et surtout de très nombreuses créatures hybrides. Le spectacle est saisissant. On voit des têtes de cheval, de taureau, de chacal, d’hippopotame, de crocodile, de faucon, de babouin, de tout le bestiaire égyptien au grand complet. On voit aussi d’autres jambes sans tronc qui gambadent dans les allées.
C’est totalement surréaliste !
C’est démentiel !
Le plan ? Quel est le plan ? On semble paniquer un peu… Que doit-on faire ? On discute rapidement sans pour autant se mettre d’accord. Avec Andrew, on décide de prendre le rôle de cultiste et de descendre dans la salle. Cousine et Kenneth préparent leurs fusils et se mettent en position.
Adieu Andrew, se sera certainement un aller simple !
Pendant qu’on se prépare, une procession arrive dans la salle. Une cinquantaine de personnes débouche depuis une porte contre le mur dans notre angle mort. Certains sont nus, d’autres ont des toges. Les personnes nues sont placées devant le bassin. Autour ça chante très fort. Certains groupes de 5 à 6 personnes sont pris de frénésie meurtrière et se mettent à frapper l’un d’entre eux avec une masse munie d’un clou, réduisant cette personne en charpie sanguinolente. Et c’est fréquent. Cousine soupire un « tant mieux, qu’ils se tuent entre eux ! ».
Soudain, un silence se fait. J’en ai presque la chair de poule. Un frisson nous glace le sang. Puis, tout aussi soudainement, une clameur sourde monte peu à peu : NITOCRIS ! NITOCRIS ! NITOCRIS ! NITOCRIS !
Une autre procession entre par la même porte. Une dizaine d’hybrides puis une centaine de personnes. Enfin 12 personnes vêtues du même habit de cérémonie que celui que nous avons aperçu sur Gavigan. Puis à nouveau une centaine de personnes suivis de 10 hybrides qui ferment la marche. Une symétrie parfaite, une chorégraphie parfaitement orchestrée. La peur nous saisit. Personne n’ose broncher. On retient même notre respiration, de peur de se faire repérer.
Les douze prennent place autour de l’autel. Les personnes nues, autour du bassin sont jetées dedans. Certains coulent directement, d’autres semblent surnager sur quelque chose… sur… des ossements ? Ceux dans l’eau paraissent mourir instantanément. Les chanceux qui surnagent essaient de bondir hors du bassin, en hurlant de terreur. Ils sont couverts de sangsues énormes, noires qui les vident de leur sang en quelques secondes. Ça hurle ! L’eau se colore progressivement en rouge. On replonge les sacrifiés échappés, qui finissent par périr dans le bassin. Alors que les derniers meurent dans la douleur, les douze « prêtres » lèvent les bras et chantent.
Un nouveau groupe entre. On voit nettement James Gardner et Agatha Broadmoor attachés, ligotés, prisonniers. Gardner a le visage tuméfié. On les place à genoux près de l’autel. Dans le bassin les corps morts se mettent à bouger, à trembloter. Les sangsues en ponctionnant les dernières gouttes du liquide vital vermeil font vibrer les corps décédés. C’est totalement abject.
Deux prêtres sortent des couteaux et d’un mouvement rapide, ils égorgent Gardner et Broadmoor. Gardner s’affaisse. Nous avons le souffle coupé. Non ! Impossible ! Non ! Mes jambes tremblent. Cousine chancelle. Impossible !
De nombreux bras soulèvent Broadmoor et oriente le jet de sang issu de sa trachée ouverte vers la momie. C’est immonde. Elle se vide de son sang, les yeux révulsés. Avant que le voile blanc de la mort ne recouvre son regard, mes yeux plongent dans les siens. Je suis sûr qu’elle nous a vu. C’est insensé. Totalement… j’en perds mes mots. Nous sommes tétanisés de peur et de dégoût. Pauvre lady, vidée telle… un cochon à l’abattoir sans aucune dignité humaine.
La lumière des braseros diminue sensiblement, parfois un crépitement écœurant nous fait comprendre que du sang est tombé dessus. Même si on ne la sent pas, l’odeur nous prend à la gorge...
Il nous faut agir. Vite ! Il est trop tard ? Que faire ? C’est la panique. Un plan germe dans notre esprit troublé. Tout le monde court vers le trône aussi vite que possible, Cousine reste au milieu, en joue, Kenneth s’avance le plus près de l’escalier pendant qu’Andrew et moi descendons pour brûler l’infâme momie. Andrew pense faire cet acte héroïque et je suis censé lui couvrir sa retraite. Moi aussi, j’en suis certain, je ne reviendrais pas. Peu importe, il faut mettre un terme à tout ceci.
Ça paraît tout aussi dément mais…
On s’élance. En quelques secondes nous sommes repérés par ceux du fond de la pièce. Ce n’était pas bien malin de notre part… Une ligne d’au moins 200 personnes se met en branle et nous coupe l’accès à l’autel en seulement une poignée de secondes. Une énorme vague de fond s’avance vers nous, la lame au poing.
Le plan a foiré. Totalement. Entièrement. C’est à l’eau. Pourtant mû par un certain espoir de faire le bien, une dernière fois, nous courrons à perdre haleine.
Sauf que... nous n’avons pas tous le même physique. Kenneth a atteint le premier le trône. On aurait dit qu’il marchait sur l’air. En quelques enjambées il a eu le temps de parcourir toute l’avancée. Aussitôt il jette sa première bombe incendiaire. Il est rapidement rejoint par Andrew alors qu’avec Cousine bien que courant à pleine vitesse, nous nous traînons sur le pont. Pas le même physique…
Le feu de la bombe ne fait absolument rien. Ils sont tous pris de frénésie. Certains corps prennent feu et tombent à terre. Peu importe, d’autres s’avancent à leur place, piétinant les salopards qui sont en train de flamber. Ils veulent notre mort et rien ne les arrêtera. La foule n’est qu’un corps mouvant et il fond sur nous.
Soudain, la momie bouge. Subtilement puis de manière ostentatoire. Elle se redresse doucement, comme si elle était sûre d’elle et nous regarde. Est-ce qu’elle sourit ? Ça semble improbable mais je suis certain qu’elle se moque de nous. Kenneth, toujours le plus rapide, tire sur la créature. Une balle en pleine tête ! Bang ! La détonation résonne dans nos oreilles.
Peine perdue. La balle semble rebondir comme si la créature était de métal ou de pierre. L’effet est vain !
Il nous faut fuir de toute urgence. Avec Cousine nous sommes au milieu du pont. Mais que fait-elle ? Elle pose un genou à terre et vise la momie. Bang… même résultat que Kenneth. Même pas une bandelette effilochée. Cousine lance un juron de catholique irlandais et met en joue un prêtre. Bang ! Il chancelle ? Un mort ? Hourra pour Cousine ! Pour l’honneur…
Le corps mouvant de la masse de cultiste montre l’escalier. Kenneth ! Andrew ! Cousine ! Vite, il faut fuir. Venez vite ! Je me retourne prêt à bondir vers des tunnels d’où nous venons à peine de sortir. Cousine ne bouge pas. Elle semble… se remettre à tirer ? Non !
Je l’attrape par les épaules, cela semble la faire sortir de la torpeur. Je fais demi-tour, certain qu’elle me suit, et on s’élance. Vite, c’est une question vitale désormais même si je sens bien qu’elle semble bouder de ne pas avoir pu occire la créature terrible qui s’est réveillée en bas. Tant pis, nous aurons d’autres occasions.
Kenneth et Andrew se sont aussi élancés à notre suite. Vite, il faut fuir !!!
Leurs longues foulées leur permettent de nous rattraper alors que nous arrivons à hauteur de la stèle. Nous jetons une bombe incendiaire en espérant freiner nos poursuivants avec une barrière de flamme.
Nos amis nous doublent aisément et s’enfoncent dans les couloirs ténébreux. On tente de leur emboîter le pas, mais ils nous distancent très vite.
Très rapidement, nous ne voyons plus que leurs dos disparaître, dévorés par les ténèbres du souterrain.
15 avril 1925
Le réveil vers midi est difficile. La nuit fut longue, et pour presque rien. On fait un gros petit déjeuner bien copieux. Nous sentons tous que nous aurons besoin de tenir longtemps. Puis chacun part préparer ses affaires. Je demande à la réception de nous préparer des en-cas à emporter et des gourdes d’eau. Ne pas refaire 100 fois les mêmes erreurs…
Une fois que chacun est prêt, sac à dos sur le dos, nous nous mettons en route, laissant Fay et Dorothy à l’hôtel. Nous avons eu que peu d’échanges avec nos amies. Elles savent que nous allons sur le plateau de Gizeh et que la nuit dernière ne nous a pas apporté son lot de révélations. Ne sachant pas non plus ce que nous allons y trouver, il est difficile de le leur expliquer. Tout au plus, elles savent que nous avons vu de nombreux camions remplis d’hommes qui s’affairaient dans le domaine de Shakti. Fay était avec moi lors de la conversation avec Miss Broadmoor, elle sait que quelque chose doit avoir lieu et nous en avons eu confirmation avec l’agitation de la nuit. Et puis, il nous paraît à tous être une bonne idée de laisser deux d’entre nous à l’hôtel pour veiller sur nos affaires, surtout si nous ne revenons pas de cette expédition. Elles auront alors la lourde tâche de contrecarrer les plans abjects des fidèles du Pharaon Noir. C’est avec un étrange sentiment que nous les quittons, le cœur un peu serré.
En début d’après-midi nous arrivons sur Gizeh. Sur le parking on repère de nombreux camions, et Kenneth en est absolument certain, il s’agit bien des véhicules qu’il a vus dans le domaine de Shakti.
Sur le plateau, il y a beaucoup de touristes mais aussi beaucoup d’égyptiens. On remarque que certains portent des croix ansées. En fait, plus on observe et plus on en croise. De quelques individus au départ, ils sont plusieurs dizaines, peut-être une trentaine au maximum, mêlés aux touristes. Ils se promènent, l’air de rien, par groupe de 2 ou 3 personnes, certains vont dans le désert, d’autres dans les pyramides, entrent, sortent. Ils donnent l’étrange impression de passer le temps.
Pendant que mes amis les surveillent, je décide d’aller voir le lieu où se sont déroulées les fouilles de Reisner. C’est un peu à l’écart, dans un endroit moins fréquenté, à plus de 200 m des pyramides. Au bout d’un moment, à force de contourner les très nombreux sondages, je me rends compte que je suis absolument seul et hors de vue. Le silence est presque pesant, beaucoup plus que la chaleur en fait.
Regardant dans les sondages, je comprends rapidement quelle est la principale occupation du site : il s’agit d’une nécropole. Encore ! Au bout d’un moment, je vois une très belle stèle funéraire, dressée devant moi et… oui… je reconnais le cartouche, c’est celui de Snéfrou ! À proximité, caché par un énorme tas de déblais et vraisemblablement caché à la vue de tous, il y a un trou profond. Un passage ! Cherchant à me localiser un peu mieux, je mémorise l’emplacement de la stèle en me fixant sur la pyramide de Mykerinos qui me domine à 200 m au sud-est.
Terriblement excité par ma découverte, je reviens rapidement vers mes amis. Voyant Kenneth, fumer une clope en surveillant d’un œil un groupe de 3 personnes, je m’approche de lui et lui fait part de ma découverte. Aussitôt Kenneth s’élance vers les autres. On se réunit autour de la voiture, on s’équipe et on va voir ce fameux passage. J’espère que je ne me suis pas trompé…
Arrivés aux abords, on tente d’éclairer un peu mieux l’ouverture. Il s’agit d’une sorte de puits ouvert dans le sol. On craque une fusée éclairante et elle tombe dans une pièce située à 7 ou 8 m du niveau de sol. Et au bruit que fait la fusée en tombant, nous devinons que le sol est pavé ou dallé. On se jette un regard mutuel. Tout le monde sait ce qu’il reste à faire…
Kenneth pense que la descente est faisable. Il attache fermement une corde à la stèle, pierre très lourde qui supportera le poids de chacun sans bouger. Qui va descendre le premier ? Je suis volontaire. Je descends lentement, en respirant avec le ventre pour ne pas céder, dès le départ à une crise de panique. La descente est longue et la corde, rêche, me brûle un peu les mains. Finalement j’arrive dans une grande pièce plus ou moins carrée. J’allume ma lampe et scrute les alentours. Mon regard se porte sur les croix ansées qui ornent l’un des murs. Soudain, je remarque qu’il n’y a aucune ouverture, pas de porte, pas d’accès communiquant vers une autre pièce. Rien du tout. Une simple salle nue, fermée de toute part. Mû par un instinct que je ne saurais définir, je m’approche du seul mur avec les croix ansées. Il a l’air… comme différent. Depuis la surface, les autres me crient des choses, demandent si je vais bien, ce que je vois, etc. Je ne réponds pas et m’avance vers ce curieux mur. Il semble couvert d’un enduit d’argile, sorte de trompe-l’oeil et effectivement, lorsqu’on le gratte avec l’ongle, il y a un petit dépôt qui se met sous l’ongle. Pendant mon investigation Cousine a eu le temps de descendre et de me rejoindre. Je lui montre le phénomène et son instinct lui crie de « dézinguer le mur ». Je suis d’accord. Nous sommes rejoints par Kenneth qui ni une ni deux commence à entamer le revêtement argileux à l’aide de son énorme couteau. Je me mets au travail avec lui pendant que Cousine discute avec Andrew. On met au jour un mur de brique de faible épaisseur. Malheureusement le décroûtage d’une bonne surface prend du temps. Une fois le mur apparent sur une bonne largeur, on se met à piquer les joints afin de le désolidariser. Au bout d’un moment les briques viennent naturellement. Kenneth en arrache une et… derrière encore un parement en brique. Cette fois elles sont plus épaisses et mieux bâtie. Le liant entre les éléments est un peu plus solide. Ce ne sera pas une mince affaire que de démonter ce second mur.
À l’extérieur le jour décline rapidement alors que nous nous acharnons à tour de rôle sur le mur mieux bâti. Le travail est long et fastidieux. Nous sentons bien que le temps passe très vite, trop vite et qu’il nous est compté. Enfin on dégage suffisamment de briques pour voir ce qu’il y a derrière.
Justement, il n’y a rien, que le noir absolu dans une sorte de tunnel. L’espace dégagé n’est pas encore suffisant pour que nous puissions nous y faufiler. De rage Kenneth donne de violents coups d’épaule contre le mur mais… rien à faire, il ne branle pas. On reprend pendant un temps encore le travail fastidieux de démontage des éléments.
Il est près de 22 h lorsque réussissons à aménager un passage suffisamment large pour que tout le monde puisse passer. On mange sur le pouce les quelques en-cas préparés par l’hôtel, on boit un peu. On essaie de converser, de plaisanter mais rapidement tout tombe à plat et le silence nous écrase.
On ne peut plus reculer désormais. On s’avance dans le tunnel, chacun avec sa lampe torche dans une main et une arme de préférence chargée dans l’autre.
Le tunnel est taillé dans le socle rocheux du plateau. Il règne une odeur de renfermé, terreuse, presque comme s’il y avait des champignons, ou un sous-bois. On n’entend aucun bruit. On ne voit aucune lumière. Tout en s’éclairant à la lampe torche, on avance prudemment dans ce boyau qui mène on ne sait où. Le tunnel fait 2,50 m de large pour une hauteur équivalente. Au bout de quelques mètres, on ne s’éclaire plus que de deux torches, afin de ne pas trop attirer l’attention si jamais on débouche quelque part. Avec Cousine on passe devant et on éclaire la piste, l’arme à la main, bien entendu. Cousine a son fusil, Kenneth aussi, Andrew et moi nos calibres. Tout le monde respire doucement et chuchote au lieu de parler. Le lieu est étouffant. Le tunnel suit une trajectoire plutôt rectiligne quoi que parfois ascendante ou descendante. Il nous est totalement impossible d’évaluer la distance parcourue ou encore de déterminer notre emplacement.
Plus on s’enfonce et plus l’odeur de sous-bois devient forte. Des champignons phosphorescents parsèment les murs. Leur couleur est étrange, du vert foncé tirant sur le violet. M’approchant d’un de ces champignons, je suis pris d’un haut le cœur. L’odeur est trop forte. Andrew, toujours curieux prend un échantillon. Ils sont très spongieux et sentent très fort. D’ailleurs au fur et à mesure l’odeur passe d’entêtante à désagréable puis à étouffante. Nous sommes contraints de nouer des mouchoirs sur nos visages. Malgré cela, l’odeur passe toujours à travers le tissu et s’infiltre dans nos narines pour y stagner.
On marche longtemps. La progression n’en finit plus. Je me sens un peu à l’étroit. Oui, le boyau est étroit, 2,50 m de haut, c’est peu, j’ai l’impression d’être écrasé par la masse. Et si ça s’écroulait ? 2,50 m. Je le touche presque du bout des doigts, c’est si peu, si tant, si tout, si proche, là mon doigt touche presque, presque… Ah ! Mon cœur bat la chamade, je n’en peux plus. L’air est irrespirable. Le tunnel si petit. Mais comment Kenneth peut-il tenir debout dans un boyau aussi petit. Impossible…
Ma tête chavire, la pierre… m’appuyant contre le mur, je sens une pulsation, lointaine, douce, régulière. Les murs ne sont pas froids. Ils me parlent ! Ils communiquent. Tutum… Tutum… une pulsation. Ils sont vivants ! Je le savais, nous sommes dans un organisme, une gigantesque trachée humaine, les murs respirent avec moi, en même temps.
Je manque de rendre l’intégralité de mon en-cas sur le sol. La nausée me donne des vertiges. Les autres s’arrêtent, me regardent presque avec pitié. Je leur dis ce que je ressens. Je suis certain que les murs sont vivants. Lily me regarde avec pitié. « Mon pauvre Janisse… » dit-elle. « Regarde, je vais poser la main sur le mur et je suis certaine de ne rien sentir, est-ce que ça te rassure ? » dit-elle en posant la paume de sa main contre la paroi.
Hélas… sa mine étonnée et surprise ne fait que prouver mes dires. « Mais… mais » dit-elle sous le choc… « il a raison, les murs vibrent ». Et elle de devenir aussi blême que moi, ce qui m’arrache un sourire en coin. Les autres ne tentent pas l’expérience, dégoûtés et jetant des regards inquiets autour de nous…
Au bout d’un moment, je lève la main. « C’est bon, continuons, même si c’est difficile, on doit continuer… ».
La progression se poursuit. Le tunnel change, il devient totalement irrégulier, ça monte, ça descend, il y a des virages dans tous les sens. Nous sommes complètement désorientés. Et puis… un choix se pose devant nous. Un embranchement. Le tunnel principal d’où nous venons se poursuit droit devant, mais on voit nettement à quelques mètres l’embranchement d’un second boyau, plus étroit, plus irrégulier. À partir de cette artère, sur le boyau principal, on peut voir des petits bonhommes représentés sur les parois. Ils sont tous orientés vers là où mène le tunnel, en position d’adoration. Ils nous rappellent ceux peints sur la fresque avec le Pharaon Noir. Nous sommes sur le bon chemin… et ces petits êtres nous l’indiquent.
On décide de rester sur l’artère principale, par commodité et on se laisse guider par la longue file d’adorateurs sur les parois. Alors que l’on progresse, nos lampes éclairent un prochain virage quand… du bruit… un bruit d’eau. Quelque chose coule. Des gouttes qui tombent… On regarde seulement à l’instant que le sol est de plus en plus humide. La pierre semble suinter d’un liquide rouge foncé, épais, collant, visqueux. Je suis certain que c’est du sang, je le savais, nous sommes dans un organisme. Je pousse un cri : « c’est du sang !!! ». Mes paroles ébranlent mes camarades. Tout le monde frissonne de dégoût et se trouve perturbé.
Mais Lily se reprend, elle veut continuer à tout prix. On se secoue un peu, afin de se délester de nos mauvaises impressions et on continue la progression au prix d’un effort de volonté surhumain. Au fur et à mesure de l’avancée nous rencontrons de nombreuses artères secondaires, mais nous restons sur la voie principale jusqu’à une nouvelle division. La voie principale se scinde clairement en deux. Gauche ou droite ?
Un coup d’œil rapide à une montre nous apprend qu’il est plus de 23 h. Nous marchons depuis une bonne heure dans cette cavité si étouffante. J’avoue clairement que je ne souhaitais pas continuer. Andrew semble indécis, penchant plutôt de mon avis. Cousine et Kenneth veulent à tout prix continuer. Après une longue discussion, sur ce que nous devrions faire, et se laissant convaincre, on décide de poursuivre l’exploration.
On prend la voie de gauche sur laquelle on voit encore les personnages en position d’adorants. Le tunnel est de plus en plus irrégulier. Une odeur nauséabonde inonde nos narines. Cette odeur nous envahit, elle est partout. Elle est portée par un courant d’air venu de derrière nous. Une gigantesque bulle de pourriture nous entoure, brûlant nos gorges et nos poumons. Avec Kenneth on se met à rendre tripes et boyaux. L’odeur est trop forte.
Il est maintenant proche de minuit et l’odeur est insoutenable, indescriptible un mélange de pourriture et de champignon. Puis elle passe, emportée par le courant d’air. On calme les hauts le cœur. On attend quelque instant avant de reprendre la marche. Le tunnel se poursuit et on arrive à nouveau devant un embranchement. Afin de ne pas se perdre, on prend encore à gauche.
On avance prudemment quand soudain Kenneth, à la queue de la file, se retourne. Son instinct lui crie qu’il y a quelque chose derrière nous, une présence. Il hurle. Nous n’avons même pas le temps de nous retourner que nous sommes poussés à terre. On trébuche, poussés vers l’avant par une masse imposante. C’est Kenneth qui nous a bousculé. Il a aperçu deux grandes silhouettes monstrueuses et hurlant de peur, il a alors reculé sur nous en nous écrasant.
La première silhouette est celle d’un individu avec une tête de faucon, la seconde a une tête de crocodile. Derrière se tiennent deux jambes sans tronc. Les créatures ont cherché à saisir Kenneth avant qu’il ne s’effondre sur nous. Mais c’était sans compter sur son instinct du danger ! On est à terre. Kenneth ne prend pas le temps de réfléchir -les présentations seront pour plus tard- et tire dans le tas, espérant viser le faucon, mais celui-ci s’élance et jette sa main griffue sur le visage de Kenneth. La confusion règne et ni Kenneth ni le faucon ne touchent leur cible. Le crocodile se précipite sur Andrew et la paire de jambes court vers nous. Andrew tire trois coups rapprochés et fait mouche deux fois, le crocodile est ébranlé. Il touche son torse sanglant. Il semble gravement blessé. Bravo Andrew !
Mû par un réflexe insensé, je tire sur le faucon, en priant le ciel de ne pas toucher Kenneth. Ma balle se perd dans le tunnel. Cousine reste calme, retient son souffle et vise. Pendant ce temps Kenneth et Andrew tirent à nouveau. L’adversaire d’Andrew s’effondre enfin, tandis que celui de Kenneth laboure de ses griffes le torse de l’ancien militaire. Kenneth crie de douleur. Le militaire semble en mauvaise posture, l’être étrange le domine.
Derrière, les jambes s’arrêtent net, semblent réfléchir un court instant puis font demi-tour, comme si elles fuyaient de peur. La situation paraît pittoresque, presque ridicule. Les cris de douleur de Kenneth nous tirent de notre rêverie improbable. Je tire sur le faucon. Oui ! Une touche. Cousine prend son temps, vise et… la créature explore sous l’impact. Victoire ! Triple hourra pour Cousine !
Je m’approche de Kenneth et je lui prodigue quelques soins urgents. Il faudra faire mieux lorsque nous sortirons. On regarde les créatures. Il ne s’agit pas de masques, non, pas du tout… Ils portent des toges de cultistes et sont entièrement nus dessous. Ce sont des hommes aux visages d’animaux. Ils ont autour noué autour du cou une croix ansée. Avec Kenneth on récupère chacun toge et amulette.
Soudain, du côté vers là où nous nous dirigions, comme un faible écho, Kenneth et Andrew perçoivent des voix, très lointaines, des chants peut-être. Oui, c’est très ténu, très discret, c’est loin mais plus trop. On devrait pouvoir les rejoindre rapidement.
On reprend la route avant d’arriver à une nouvelle intersection. Le bruit vient du boyau de gauche, et on distingue au loin une lueur. On poursuit la route et au bout d’une soixantaine de mètres, il semble que le boyau débouche sur quelque chose.
Les douze coups de minuit sont passés depuis longtemps. Techniquement nous sommes le 16 avril et il aurait dû se passer quelque chose…
16 avril 1925
On arrive en vue d’une pièce immense, gigantesque, titanesque. Impossible d’évaluer sa surface, elle est… démesurée. Devant nous il y a comme une avancée avec un pont. Près de la sortie de notre tunnel se tient en plein milieu du passage une énorme stèle colossale. Elle ressemble beaucoup à une stèle qui a été dégagée entre les pattes du Sphinx et qui se situe au niveau de son cou. Ou encore elle évoque aussi la stèle du cimetière des pauvres, dans le désert, mais en beaucoup plus grand. Elle est énorme, certainement plus de 3 m de hauteur. Sa présence nous cache à la vue des personnes qui pourraient être présentes dans la salle.
Soudain on réalise que l’on entend énormément de bruit. On n’ose pas encore s’avancer pour voir. Au loin, à l’autre bout du pont, on dirait comme un trône lui aussi d’une taille assez imposante. L’ensemble est bâti dans une pierre verte. De la stèle au trône, il y a au moins une centaine de mètres. Sur ce pont nous surplombons une pièce gigantesque, immense dans laquelle il y a plusieurs milliers de personnes. S’il n’y avait pas eu la stèle pour nous cacher lors de notre arrivée, nous aurions débarqué en plein milieu d’un traquenard mortel. Nous nous faisons aussi discrets que possible.
Cette pièce est ceinturée d’une colonnade de piliers d’ébène titanesque dont chaque colonne mesure plus de 40 m de hauteur. Au plafond les piliers se rejoignent comme des ramifications d’un arbre géant et malsain. Il y a aussi, au loin, un escalier qui descend. Une lumière rougeâtre semble pulser depuis le rez-de-chaussée.
Un tour d’horizon rapide nous laisse entrevoir une fosse, comme un grand bassin ou une piscine de près de 500 m² au bas mot, pleine d’eau, au centre supposé de la pièce. L’eau paraît frissonner en surface. Cela fait froid dans le dos…
Plus proche de nous, il y a un escalier qui monte à la surface. Au centre, on peut voir un autel entouré de 4 braseros. Dessus il y a une momie et trois objets sont disposés à côté d’elle : un bracelet, une ceinture et une couronne. Les objets sont disposés intelligemment par rapport à la momie : le bracelet près de la main, la ceinture à hauteur du bassin et la couronne près de la tête.
Regardant un peu mieux le trône, on s’aperçoit qu’il est à peu près à taille humaine et surtout qu’il est biplace. Ce trône est fait pour recevoir deux personnes. Devant les sièges, il y a un escalier qui descend vers l’autel. Derrière le mur, contre le trône, il y a d’énormes brèches de 30 à 40 m, comme si le mur avait été salement arraché par une créature démesurée. Dans la brèche, il y a un noir insondable, un noir absolu.
Tournant notre regard vers les gens en bas, on voit qu’il y a beaucoup d’hommes, quelques femmes aussi et surtout de très nombreuses créatures hybrides. Le spectacle est saisissant. On voit des têtes de cheval, de taureau, de chacal, d’hippopotame, de crocodile, de faucon, de babouin, de tout le bestiaire égyptien au grand complet. On voit aussi d’autres jambes sans tronc qui gambadent dans les allées.
C’est totalement surréaliste !
C’est démentiel !
Le plan ? Quel est le plan ? On semble paniquer un peu… Que doit-on faire ? On discute rapidement sans pour autant se mettre d’accord. Avec Andrew, on décide de prendre le rôle de cultiste et de descendre dans la salle. Cousine et Kenneth préparent leurs fusils et se mettent en position.
Adieu Andrew, se sera certainement un aller simple !
Pendant qu’on se prépare, une procession arrive dans la salle. Une cinquantaine de personnes débouche depuis une porte contre le mur dans notre angle mort. Certains sont nus, d’autres ont des toges. Les personnes nues sont placées devant le bassin. Autour ça chante très fort. Certains groupes de 5 à 6 personnes sont pris de frénésie meurtrière et se mettent à frapper l’un d’entre eux avec une masse munie d’un clou, réduisant cette personne en charpie sanguinolente. Et c’est fréquent. Cousine soupire un « tant mieux, qu’ils se tuent entre eux ! ».
Soudain, un silence se fait. J’en ai presque la chair de poule. Un frisson nous glace le sang. Puis, tout aussi soudainement, une clameur sourde monte peu à peu : NITOCRIS ! NITOCRIS ! NITOCRIS ! NITOCRIS !
Une autre procession entre par la même porte. Une dizaine d’hybrides puis une centaine de personnes. Enfin 12 personnes vêtues du même habit de cérémonie que celui que nous avons aperçu sur Gavigan. Puis à nouveau une centaine de personnes suivis de 10 hybrides qui ferment la marche. Une symétrie parfaite, une chorégraphie parfaitement orchestrée. La peur nous saisit. Personne n’ose broncher. On retient même notre respiration, de peur de se faire repérer.
Les douze prennent place autour de l’autel. Les personnes nues, autour du bassin sont jetées dedans. Certains coulent directement, d’autres semblent surnager sur quelque chose… sur… des ossements ? Ceux dans l’eau paraissent mourir instantanément. Les chanceux qui surnagent essaient de bondir hors du bassin, en hurlant de terreur. Ils sont couverts de sangsues énormes, noires qui les vident de leur sang en quelques secondes. Ça hurle ! L’eau se colore progressivement en rouge. On replonge les sacrifiés échappés, qui finissent par périr dans le bassin. Alors que les derniers meurent dans la douleur, les douze « prêtres » lèvent les bras et chantent.
Un nouveau groupe entre. On voit nettement James Gardner et Agatha Broadmoor attachés, ligotés, prisonniers. Gardner a le visage tuméfié. On les place à genoux près de l’autel. Dans le bassin les corps morts se mettent à bouger, à trembloter. Les sangsues en ponctionnant les dernières gouttes du liquide vital vermeil font vibrer les corps décédés. C’est totalement abject.
Deux prêtres sortent des couteaux et d’un mouvement rapide, ils égorgent Gardner et Broadmoor. Gardner s’affaisse. Nous avons le souffle coupé. Non ! Impossible ! Non ! Mes jambes tremblent. Cousine chancelle. Impossible !
De nombreux bras soulèvent Broadmoor et oriente le jet de sang issu de sa trachée ouverte vers la momie. C’est immonde. Elle se vide de son sang, les yeux révulsés. Avant que le voile blanc de la mort ne recouvre son regard, mes yeux plongent dans les siens. Je suis sûr qu’elle nous a vu. C’est insensé. Totalement… j’en perds mes mots. Nous sommes tétanisés de peur et de dégoût. Pauvre lady, vidée telle… un cochon à l’abattoir sans aucune dignité humaine.
La lumière des braseros diminue sensiblement, parfois un crépitement écœurant nous fait comprendre que du sang est tombé dessus. Même si on ne la sent pas, l’odeur nous prend à la gorge...
Il nous faut agir. Vite ! Il est trop tard ? Que faire ? C’est la panique. Un plan germe dans notre esprit troublé. Tout le monde court vers le trône aussi vite que possible, Cousine reste au milieu, en joue, Kenneth s’avance le plus près de l’escalier pendant qu’Andrew et moi descendons pour brûler l’infâme momie. Andrew pense faire cet acte héroïque et je suis censé lui couvrir sa retraite. Moi aussi, j’en suis certain, je ne reviendrais pas. Peu importe, il faut mettre un terme à tout ceci.
Ça paraît tout aussi dément mais…
On s’élance. En quelques secondes nous sommes repérés par ceux du fond de la pièce. Ce n’était pas bien malin de notre part… Une ligne d’au moins 200 personnes se met en branle et nous coupe l’accès à l’autel en seulement une poignée de secondes. Une énorme vague de fond s’avance vers nous, la lame au poing.
Le plan a foiré. Totalement. Entièrement. C’est à l’eau. Pourtant mû par un certain espoir de faire le bien, une dernière fois, nous courrons à perdre haleine.
Sauf que... nous n’avons pas tous le même physique. Kenneth a atteint le premier le trône. On aurait dit qu’il marchait sur l’air. En quelques enjambées il a eu le temps de parcourir toute l’avancée. Aussitôt il jette sa première bombe incendiaire. Il est rapidement rejoint par Andrew alors qu’avec Cousine bien que courant à pleine vitesse, nous nous traînons sur le pont. Pas le même physique…
Le feu de la bombe ne fait absolument rien. Ils sont tous pris de frénésie. Certains corps prennent feu et tombent à terre. Peu importe, d’autres s’avancent à leur place, piétinant les salopards qui sont en train de flamber. Ils veulent notre mort et rien ne les arrêtera. La foule n’est qu’un corps mouvant et il fond sur nous.
Soudain, la momie bouge. Subtilement puis de manière ostentatoire. Elle se redresse doucement, comme si elle était sûre d’elle et nous regarde. Est-ce qu’elle sourit ? Ça semble improbable mais je suis certain qu’elle se moque de nous. Kenneth, toujours le plus rapide, tire sur la créature. Une balle en pleine tête ! Bang ! La détonation résonne dans nos oreilles.
Peine perdue. La balle semble rebondir comme si la créature était de métal ou de pierre. L’effet est vain !
Il nous faut fuir de toute urgence. Avec Cousine nous sommes au milieu du pont. Mais que fait-elle ? Elle pose un genou à terre et vise la momie. Bang… même résultat que Kenneth. Même pas une bandelette effilochée. Cousine lance un juron de catholique irlandais et met en joue un prêtre. Bang ! Il chancelle ? Un mort ? Hourra pour Cousine ! Pour l’honneur…
Le corps mouvant de la masse de cultiste montre l’escalier. Kenneth ! Andrew ! Cousine ! Vite, il faut fuir. Venez vite ! Je me retourne prêt à bondir vers des tunnels d’où nous venons à peine de sortir. Cousine ne bouge pas. Elle semble… se remettre à tirer ? Non !
Je l’attrape par les épaules, cela semble la faire sortir de la torpeur. Je fais demi-tour, certain qu’elle me suit, et on s’élance. Vite, c’est une question vitale désormais même si je sens bien qu’elle semble bouder de ne pas avoir pu occire la créature terrible qui s’est réveillée en bas. Tant pis, nous aurons d’autres occasions.
Kenneth et Andrew se sont aussi élancés à notre suite. Vite, il faut fuir !!!
Leurs longues foulées leur permettent de nous rattraper alors que nous arrivons à hauteur de la stèle. Nous jetons une bombe incendiaire en espérant freiner nos poursuivants avec une barrière de flamme.
Nos amis nous doublent aisément et s’enfoncent dans les couloirs ténébreux. On tente de leur emboîter le pas, mais ils nous distancent très vite.
Très rapidement, nous ne voyons plus que leurs dos disparaître, dévorés par les ténèbres du souterrain.