Edigtown Square – Bastion
Milieu de la nuit
Trois semaines avant le début de l’aventure
D’abord la charge, puis vient l’impact. Tout est chaos autour et, étrangement, tout est silence ; des hommes crient, des chevaux hennissent, mais il n’entend pas ; des balles fusent mais il n’entend toujours rien ; des sabres hachent mais il reste sourd. Soudain une douleur. Vive. Insoutenable. Sa main gauche, non ses doigts. Arrachés. Il chute. Sa monture s’écroule. Une balle a traversé l’encolure de la bête puis sectionné deux de ses doigts, ceux de sa main serrant les rennes. A terre, le cadavre de sa monture écrase sa poitrine et ses jambes piégées. Tout est suffocation. Tout est douleur et, étrangement, tout est encore silence. Il hoquette puis crie mais rien n’éructe de sa bouche. Aucun sang, aucun son. Tout est chaos autour et son heure est venue, silencieuse.
Il crie. Un cri de terreur…
Ian se redresse, les oreilles bourdonnantes. Il est en sueur. Assis sur son lit, il serre de sa main valide celle estropiée et douloureuse. Une douleur lancinante. « Foutus doigts, foutue main, foutu cauchemar ! ». L’obscurité de la nuit nimbe sa chambre. Dehors, le
square Edigtown est sans vie, tout est silence.
Depuis sa blessure de guerre,
Ian cauchemarde. Toujours le même cauchemar et celui de cette nuit ne déroge pas à cette règle. Voilà quelques mois en Indi, l’Empire a maté un soulèvement de centaines de milliers de soldats indigènes au service de sa propre armée ; un soulèvement motivé par des préjugés religieux. La répression fut brutale et totale. Capitaine de cavalerie du corps expéditionnaire,
Ian y participa et fut blessé au cours d’une charge de la bataille finale. Depuis cette funeste journée, il manque deux doigts à sa main gauche ; le prix pour sa promotion au grade de Major et celui de sa croix de guerre qui épingle désormais son veston d’officier. Une blessure jugée trop handicapante par l’armée de Sa Majesté pour rester un cavalier ; il fut réaffecté. Et pour sa bravoure cela sera en métropole, en Bastion, au Bureau d’Enquête des Curiosités qui lutte contre le recel des étrangetés. « Vous y côtoierez les mondains, Major » avait ironisé son général de division en lui tendant son ordre d’affectation.
Ian s’assoit sur le bord de son lit et se saisit du verre empli d’eau posé sur sa table de chevet. Il avale plusieurs gorgées puis repose le verre. « Encore une nuit tourmentée, une de plus. De bon augure pour ma première mission sur le terrain… » soupire-t-il avant de se recoucher. Les yeux ouverts, fixant le plafond gris de sa chambre, il cherche toujours son sommeil lorsque l’aurore pointe son nez...
Memorial Place – Bastion
Même jour en fin de matinée
Trois semaines avant le début de l’aventure
Inconfortablement assis sur un des bancs du fond de salle,
Ian réajuste sa position pour tenter de soulager ses muscles ankylosés. Il ne peut réprimer un énième bâillement. « Foutue nuit ! » maugrée-t-il en retirant sa main valide placée devant sa bouche. A peine une heure de présence dans cette salle aux enchères de
Grûnberg & Lux et le temps lui semble déjà s’égrener au ralenti. Pire, la voix soporifique de ce satané commissaire-priseur n’arrange en rien son cas. S’il connait tout le prestige des établissements
Grûnberg & Lux et de leur vente annuelle de curiosités, sa surveillance n’a rien d’excitant. Il comprenait à présent les sourires narquois de ses collègues lorsque son supérieur, le
colonel Bragton, lui avait confié cette » mission » de surveillance. Il aurait préféré mille fois enquêter sur l’intrusion dont avait été victime récemment ce même établissement mais il avait été écarté, faute d’expérience selon son supérieur. « Une mission de bizut ! » pesta-t-il.
En cette fin de matinée, la salle tarde à se remplir et ses bancs restent clairsemées. « Rien de bien anormal » songe le Major, « les curiosités les plus remarquables sont présentées en fin de journée. ». A l’affût de la moindre distraction, le grincement des gonds soutenant la lourde porte d’entrée de la salle attire machinalement son attention. Une superbe asidienne entre et, d’un pas gracile, vient s’assoir deux bancs devant lui. Hypnotisé, bouche bée, son regard reste figé sur la belle inconnue. En fond, il entend vaguement le commissaire présenter de sa voix monocorde la dernière curiosité proposée aux enchères avant la tant attendue pause déjeuner.
Alors qu’au loin la grande cathédrale de Bastion sonne son douzième coup, le marteau du commissaire frappe le heurtoir, « ...adjuger à
Miss Fang pour
M Laslandes ! ». La jeune femme emporte sans luter la dernière enchère de la matinée, un petit heurtoir des contrées exotiques que le Major juge de peu d’intérêt. Curieux, il consulte le catalogue des ventes qu’il avait négligemment glissé dans sa poche « Petit heurtoir mandchoudien en bronze de la période séculaire Wang et n’émettant aucun son ». Le temps de sa courte lecture, la jeune femme a récupéré son bordereau d’adjudication et quitte la salle des enchères avec le reste des présents. «
Miss Fang » soupire un
Ian rêveur lorsque celle-ci s’éclipse.
Exteter Street – Bastion
Sa canne sous le coude,
Ian marche d’un bon pas sur l’étroit trottoir d’Exteter Street. C’est le plus court chemin pour s’éloigner de cette ennuyeuse salle des ventes et rejoindre sa caserne. Une fois le dernier lot cédé et après la signature des bordereaux adéquats à sa fonction, il avait pu enfin quitter ce lieu. Néanmoins, il s’était accordé l’espoir d’apercevoir une nouvelle fois
Miss Fang et avait patienté devant le magasin où les acquéreurs retiraient leurs lots. Espoir vain.
Bordée de hauts immeubles, l’étroite rue pavée s’allonge en arc de cercle. Déserte à cette heure-ci, le Major ne perçoit que le bruit de ses chaussures militaires martelant le trottoir. Mais soudain, plus loin, un cri apeuré. Puis des pleurs. Ébloui par les rayons du soleil couchant, il distingue mal. Au bout de la rue, sous un porche, ne dirait-on pas…non ?…si ! Il court à présent. Trois agresseurs encerclent leur victime. Une gifle. On moleste la victime. Elle choit. Il cours à perdre haleine ; si vite que sa casquette dévisse de son chef. Il crie « Oh là ! Gare à vous ! ». Mais lorsque, haletant, il rejoint
Miss Fang affaissée sur le sol, les trois agresseurs ne sont plus que de lointaines et fuyantes silhouettes. A coté de la jeune femme en larme, une petite caisse de bois estampillée «
Grünberg & Lux » gît éventrée, vide de sa curiosité.
Quartier Asidien – Bastion
Début de soirée
Jour du début de l’aventure
C’est le grand soir. Dans son impeccable uniforme d’apparat,
Ian patiente devant le Théâtre des ombres du quartier asidien où le beau monde afflue. C’est soir de spectacle, une représentation unique et exceptionnelle ouvre les festivités de l’inauguration des nouveaux aménagements de la Grande Aérogare Impériale. Ses deux invitations en main, il y attend
Miss Fang, ou plutôt
Mei maintenant qu’ils ont lié connaissance. Depuis ce jour de vente aux enchères, ils entretiennent une relation amicale mais qu’il espère plus intime. En gentleman,
Ian lui fait poliment la cour.
Les deux précieux sésames pour ce soir, c’est
Mei qui en a eu la faveur – comme conservatrice de la collection de
M Laslandes qui sera exposée demain à l’occasion de cette fameuse inauguration ; un travail qui la passionne et l’occupe bien trop au goût de
Ian, surtout ces derniers jours à l’approche de l'"Evènement". Pour sa part, curieusement, on venait de lui confier l’enquête sur le vol du heurtoir mandchoudien. Alors que sa demande à ce sujet restait sans écho auprès de son supérieur, tout s’était accéléré après la narration du vol à son ami
Richard. « De là à penser que le lord avait intercédé en sa faveur ? » sourit-il. Bien sûr, en homme éduqué, il se gardait de lui poser cette question.
Richard... Lord
Richard Hamilton pour être exact. Après bien des années, les aléas de la vie les avait fait se retrouver sur le pont d’un navire appareillant d’Afridi pour l’emmener vers sa nouvelle affectation en Bastion. Ils s’étaient connus au lycée militaire de Bastion durant leurs jeunes années d’études, leur complicité y était née. Depuis ces retrouvailles, les deux hommes partageaient aussi souvent que possible des moments de camaraderie. Il avait également fait la connaissance du cercle proche du Lord et notamment celle de
Thomas ; un homme de confiance, vif et intelligent.
Par chance,
Mei avait obtenu deux autres invitations pour le théâtre –
M Laslandes, son employeur souffrant et âgé, préférait décliner cette mondanité nocturne trop épuisante à ses yeux pour se consacrer aux festivités inaugurales du lendemain. Au cours de leur dernier repas au restaurant, elle s’était alors empressée de les lui glisser dans les mains en soufflant à son oreille « Invite donc ton cher ami dont tu ne te lasses d’évoquer dans tes conversations. Je serai heureuse et honorée de le rencontrer ». Puis en riant, elle ajouta « Dis-lui de venir accompagné, partager un peu de complicité féminine ne me déplairait pas. ».
Richard avait accepté les invitations s’amusant de son empressement à lui présenter sa belle et promit de venir en compagnie de son amie
Sarah Latimer.
Ian s’impatiente. Il trépigne. Aux pieds de marches du théâtre, le flot des invités se tarit peu à peu à l’approche de l’heure de la représentation. Mais
Mei reste invisible. Richard aussi. Un rictus d’inquiétude se dessine sur son visage. Mais voilà le Lord qui pointe son nez. Il avance d’un bon pas derrière les derniers convives qui s’empressent pour ne pas arriver en retard. « Tiens, mais ne serait-ce point
Thomas qui l’accompagne ? » s’interroge
Ian perplexe. Subitement douloureuse, sa main atrophiée le lance augurant d’un mauvais pressentiment :
Mei reste invisible.