
Minas Morgul ? Un totem maudit d'une nouvelle de fantasy ? Non : un tableau de Francis Danby représentant l'upas, ou "arbre à poison", un arbre qu'il a vu sur l'île de Java. En 1783, un certain Dr Foersch, voyageur néerlandais, publie dans le London Magazine un récit glaçant au sujet de cet arbre : non seulement son latex est toxique, mais il émet, selon l'auteur, des vapeurs si toxiques qu'elles sont mortelles pour tous les animaux, humains compris, dans un rayon de plus de 6 kilomètres. L'upas se dresse donc au milieu d'une vaste zone désolée, où ne résonne aucun chant d'oiseau et où même les insectes ne s'aventurent pas. L'upas est si connu pour cette terrible propriété qu'il est utilisé par le roi local pour punir les criminels condamnés à mort. Ces derniers se voient offrir le choix entre le bourreau ou une épreuve consistant à aller jusqu'à l'arbre pour recueillir un peu de son poison avant de revenir (le tout à pied, bien entendu). Mais sur dix condamnés qui se voient offrir cette chance de survie, seuls deux, en moyenne, arrivent à s'en sortir vivants. L'upas se dresse ainsi seul au milieu d'une lande désolée jonchée de cadavres à divers degrés de décomposition et de squelettes de victimes plus anciennes.
Dans son poème Le Temple de la nature, Erasmus Darwin évoque en termes colorés cet arbre à l'haleine empoisonnée qu'il surnomme "l'arbre-hydre de la mort", et il l'évoque aussi dans son ouvrage savant Le Jardin botanique. Il décrit l'arbre dans des termes proches de ceux de Foersch et dit avoir mené lui-même des expériences sur de petits animaux avec des extraits du latex de l'arbre, dont il confirme qu'il est très toxique. Il suppose que les condamnés à mort qui arrivent à revenir vivants de l'épreuve ont simplement eu la chance de bénéficier du vent qui soufflait dans la bonne direction en éloignant d'eux les vapeurs empoisonnées, mais il est rare que ce soit le cas à la fois à l'aller et au retour ! Cependant, ce n'est pas impossible, puisque le vent est très changeant dans la région.
Voilà qui fait rêver, n'est-ce pas ? Hélas... c'était un hoax. L'article du Dr Foersch a été rapidement reconnu comme une pure invention, du moins pour ce qui est des vapeurs empoisonnées, de la lande déserte autour de l'arbre et de la supposée épreuve des condamnés à mort javanais. Le Dr Foersch lui-même n'est apparemment qu'un pseudonyme utilisé par un homme de lettres britannique. Pourtant, le succès de la légende a été immédiat : il y avait là de quoi enflammer l'imagination de l'époque victorienne, et plusieurs auteurs et peintres ne se sont pas privés de se référer à l'upas dans sa variante légendaire de "l'arbre le plus toxique du monde". En revanche, l'arbre existe bel et bien : il s'agit d'Antiaris toxicaria, un très grand arbre doté de petits fruits rouges (comestibles) et d'un latex toxique présent dans le tronc et le feuillage. Le latex contient de l'antiarine, capable de perturber fortement le fonctionnement du coeur. Utilisée comme poison sur des flèches, elle est plus virulente que le curare et provoque en 5 à 30 minutes des spasmes musculaires violents, une forte défécation, éventuellement des convulsions, puis la mort. Mais, à une dose très contrôlée, elle peut aussi être utilisée comme remède (contre l'hypertension, notamment).
Voilà ainsi une inspiration toute trouvée pour divers jeux :
- L'Appel de Cthulhu au XVIIIe ou au XIXe siècle, en supposant la légende inspirée d'un arbre unique, bien réel, qui serait en réalité une entité du Mythe ou une machine, structure ou accessoire indicible utilisé par des entités du Mythe.
- N'importe quel jeu d'aventure pulp peut récupérer la légende telle quelle en tant que réalité. Les PJ devront-ils aller récupérer un objet ou une victime dans la lande empoisonnée autour de l'upas ? Leur faudra-t-il sauver un PNJ de l'épreuve de la récolte du poison, voire s'y plier eux-mêmes pour survivre ?
- L'aspect légendaire de la chose rend aussi possible une utilisation à contre-emploi, où les PJ se feraient présenter la légende comme une réalité (de vive voix ou en bibliothèque, voire sur Internet) et, pour une raison ou pour une autre, chercheraient le fameux upas et ses vapeurs mortelles, pour mieux se casser le nez sur la banale réalité, voire se faire arnaquer par des PNJ doués pour duper des aventuriers tout disposés à rêver.