L'invention de langues imaginaires est un élément classique des univers de SF ou de fantasy. Voici un peu de documentation sur la façon dont David J. Peterson, un linguiste spécialiste des langues construites, a inventé le dothraki pour l'univers de la série de HBO
Game of Thrones, adaptée de la série de romans
Le Trône de fer de George Martin :
Une interview sur L'Obs :
"Game of Thrones" : j'ai créé le langage Dothraki, j'y ai passé 12 heures par jour. On y apprend surtout le parcours du linguiste en question. Un passage concerne la création de langues proprement dite :
Extrait de l'interview sur L'Obs a écrit :Une langue sans verbe ? Ça existe !
En très peu de temps, vous pouvez créer un vocabulaire et un système grammatical qui fonctionnent bien, si vous ne voulez pas quelque chose de trop élaboré.
Ce qui se complique, c'est quand vous voulez créer quelque chose qui ressemble à une vraie langue, avec des irrégularités et une histoire.
Il y a aussi différents types de langages. L'une de mes amies, Sylvia Sotomayor, en a créé un qui ne contient aucun verbe : le Këlen. Là, alors, c'est une tâche plus compliquée pour créer une grammaire qui tienne la route. Il faut avoir recours à des stratégies avec lesquelles on n'est pas vraiment familier.
Tolkien était un pionnier
Tolkien a été le premier créateur de langues à utiliser la "méthode historique". C'est ce que font tous les naturalistes : créer une langue ancienne puis en dériver une plus moderne. Aujourd'hui, on considère que c'est la meilleure façon de produire un résultat authentique.
(...)
Les langues fabriquées que j'admire le plus ? Le Këlen, que j'ai déjà cité, l'Okuna de Matt Pearson, l'ámman îar de David Bell, le Teonaht de Sally Caves, et le Moten de Christophe Grandsire-Koevoet, qui est d'ailleurs Français.
Sur Sciences et Avenir :
Game of Thrones : l'invention de la langue dothraki. L'article est plus précis sur le fonctionnement de la langue dothraki :
Le linguiste a commencé par intégrer les termes déjà disponibles (la moitié était des noms propres) puis à décliner grammaticalement les quelques phrases complètes présentes dans les livres. "Quand on crée des langages depuis un certain temps, on a une idée assez précise de comment on peut les faire fonctionner. Le dothraki ne repose sur aucune langue en particulier, hormis pour quelques détails mineurs : dans certain cas, je procède par élimination plutôt qu'addition de terminaisons, comme dans le russe pour les noms féminins au génitif pluriel."
Une phrase dothraki a une construction classique sujet-verbe-complément; les adjectifs succèdent aux noms, les possesseurs suivent les objets possédés (comme en anglais ou en français), les propositions relatives suivent les propositions principales, les verbes se conjuguent selon le temps et la personne, etc. Les noms et les adjectifs se déclinent (nominatif, accusatif, génitif, allatif, ablatif).
SUFFIXE. L'infinitif est identifié par deux suffixes : –at, si la racine se termine par une consonne ou –lat après une voyelle (kaffat, croquer ; savmolat, casser). Un verbe au passé s'écrira en ôtant simplement ce suffixe: essalat/me essa (revenir/je suis revenu). David J. Peterson travaille seul. Il stocke tout le lexique et la grammaire dothraki sur son ordinateur, mais des fans de la série ont mis en ligne le dictionnaire et plusieurs sites expliquent les subtilités des conjugaisons. "A l'époque du tournage du pilote, le dothraki comptait 1700 mots. Aujourd'hui, on en est autour de 3500, continue David J. Peterson. La grammaire est presque entièrement définie, même si je rajoute quelques éléments pour affiner." Le dothraki a une particularité : c'est une langue parlée. L'écrit n'existe pas. Le linguiste est donc chargé d'inventer également la prononciation, avec le souci de la rendre accessible aux acteurs américains. "Elle contient toutefois des sons étrangers aux Anglo-saxons : le son [q] en arabe, comme dans Iraq, ou le [x] allemand, comme dans Buch. Mais les acteurs s'en sortent plutôt pas mal !"
MONGOLIE. La véritable difficulté est ailleurs. Pas question d'inventer des mots ou des expressions incompatibles avec la culture et le mode de vie des Dothraki. Si David J. Peterson s'est empressé d'utiliser les éléments issus des livres, il reste prudent lorsqu'il faut élargir le vocabulaire.
"J’ai une assez bonne une idée de ce que doit être le climat chez les Dothraki car George R. R . Martin s'est inspiré de la Mongolie médiévale. J’ai donc étudié cette civilisation, ainsi que les cultures voisines. En revanche, les Dothraki n’écrivant pas, les simples notions d’écriture, de livre, de publication leur sont totalement étrangères. Il faut trouver des périphrases. J’utilise le même terme pour les verbes 'tatouer' et 'écrire'."
Le procédé ressemble un peu à ce que faisait les Indiens d'Amérique, quand le "cheval de fer" désignait le train, les "cerfs lents" les vaches. Les Dothraki craignant l'eau et ne naviguant pas, les bateaux n'existent pas chez eux. Pour David J Peterson, bateau se dit alors " chariot pour l'eau " (rhaggat eveth), puisqu'en tant que peuple de cavaliers, les Dothraki utilisent des chariots. Idem pour "dragon". Ces créatures inconnues des Dothraki sont désignés par une association des termes "lézard" (zhav) et "feu" (vorsa): zhavorsa.
Sur Le Monde :
Pourquoi l'adjectif "orange" n'existe pas en dothraki. D'autres détails, notamment sur le vocabulaire chromatique :
le dothraki sait désigner le rouge (virzeth), le jaune (veltor), le vert (dahaan), le rose (theyaven) ou encore le gris (shiqeth), mais pas la couleur orange.
« Toutes les langues d'aujourd'hui ont un vocabulaire chromatique riche, souvent de onze mots différents, le russe en a même douze. Ces langues ont évolué à partir d'un panel très limité de mots pour désigner les couleurs. Or dans le développement d'une civilisation, le vocabulaire chromatique évolue d'une manière très prévisible. Elle commence par distinguer clair et obscur, puis le rouge, puis souvent le bleu apparaît, etc. Je me suis dit qu'au niveau de développement des Dothraki, ils avaient un vocabulaire limité, environ sept ou huit termes pour les couleurs. »
L'adjectif « orange » a fait les frais de cette réflexion. En revanche, la peuplade nomade possède un riche vocabulaire pour la chasse, et comme les Mongols, dont s'est inspiré George R. R. Martin, deux termes différents pour désigner les excréments, selon qu'ils soient secs ou récents.
Ce ne sont pas les seules coquetteries du linguiste : outre son vocabulaire, la grammaire du dothraki témoigne de raisonnements complexes. Le guide de conversation permet d'apprendre qu'elle utilise des déclinaisons, comme le latin, l'allemand, ou encore le russe.
La langue créée par David Peterson repose sur cinq cas différents. Quatre sont très courants, comme le nominatif, l'accusatif, le génitif et l'ablatif, pour marquer respectivement le sujet, l'objet, la possession et l'origine. Un autre, en revanche, est bien plus rare : l'allatif, qui désigne le lieu que l'on traverse davantage que celui où l'on est, et qui ne se retrouve que dans quelques langues non indo-européennes comme le hongrois ou le finnois.
« Comme les Dothrakis chevauchent beaucoup, il me semblait que cela faisait sens, sémantiquement, qu'ils expriment davantage l'idée de traverser, le mouvement, plutôt que l'emplacement. Cela me semblait plus pertinent. »
Mais le dothraki s'inspire aussi de formes grammaticales plus classiques, comme le « It is known, Khaleesi » (« c'est connu, Khaleesi », ou « Me nem nesa, Khaleesi », en dothraki), qui utilise la voix passive pour exprimer l'insistance. « C'est commun à l'anglais et au dothraki », précise le conlanger – un néologisme bien américain pour désigner les linguistes qui conçoivent des langues.