Les fécondateurs de cauchemars [inspi Kthulhu]

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Kafelagout
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Les fécondateurs de cauchemars [inspi Kthulhu]

Message par Kafelagout »

Ar re a freh ar goallhunvréou (Les fécondateurs de cauchemars)



Les gens que j'aimais ont été frappés d'un sort funeste. Je suis seul à blâmer pour ce désastre, moi et mon orgueil démesuré. Oui, la responsabilité m'en incombe, et je vais payer pour ça.
D'aucuns verront dans cette narration, l’œuvre désespérée d'un esprit aliéné. Grand bien leur fasse, cela m'est bien égal.
En vérité, ce qui me taraude désormais, c'est que je suis incapable de réunir suffisamment de volonté pour mettre un terme à une existence placée sous l'orbe ténébreux d'une horreur sans fin.

Par ma faute mes parents sont morts.
Et ma fiancée est... je souhaiterai qu'elle soit morte, elle aussi.

Je songe avec regret à cette époque bénie où nous nous promenions ensemble, elle et moi dans la charmille familiale. J'entends encore le cristal de son rire qui s'envolait sous la verte feuillée ; je vois l'éclat, le lustre marmoréen d'une épaule, entraperçue à travers la vapeur d'une blanche mousseline.
Mais les secondes hideuses s'enfuient ne laissant derrière elles que ruines et effroi, là où s'élevaient jadis les espérances et les passions humaines.
Un effroyable lémure, fruit putrescent d'une époque d'obscurantisme et de bestialité, a, de sa chair infestée de vermine et de maladie, de son esprit gorgé d'insondables abominations, souillé un gracieux réceptacle d'innocence virginale.
Les hommes de science – au nombre desquels je me comptais encore il y a peu - établiront, dans leur aveuglement, des rapports rigides et compassés sur des événements dépassant leur entendement. Les mots démence et hallucination seront prononcés pour tenter en vain d'expliquer l'inexplicable.

J'aimerais tant que les correspondances blasphématoires qu'implique mon récit ne soient que les conséquences fantasmagoriques d'une longue suite d'occurrences funestes sur un esprit passablement échauffé. Il me faudrait pour cela rejeter le témoignage de l'intégralité de mes sens et refouler dans le néant les sentiments du plus fervent des amants, ce que mon âme ressent de l'inexorable fatum, cette destinée atroce qui s'est abattue sur la douce Isidora.
Si tout cela n'était que folie, les divagations d'un esprit dérangé, les lecteurs pourraient conserver leur sérénité face aux tortueux mystères de l'existence, se dirent que cette ombre dans un coin de la pièce n'est qu'une absence de lumière qui n'a rien de tangible, de vivant, que ce souffle rauque dans l'air nocturne ne provient que d'un animal, qu'il n'y a rien à craindre du vide entre les étoiles, de cet abîme qui s'ouvre dans le sol. Tout serait sous contrôle. Rien n'est moins sûr, mais ceux qui feuillettent ces pages auront la vision de l'extérieur du monde connu, là où des entités amorphes s'apprêtent à faire jaillir sur l'humanité leur appétit sanguinaire et corrupteur.

Je dois dire à ma décharge que mon arrogance est le fruit de mon éducation. Issu d'une riche famille parisienne, naturellement doué et intelligent, j'intégrais la meilleure école du pays, ce que mon rang, mon talent et l'argent de mon père me permettait aisément. Il faut dire qu'être membre de la caste dominante, être au sommet de la chaîne alimentaire et de considérer la piétaille de très haut, à quelque chose d'ineffable, de réellement jouissif. Mais je comprends maintenant combien j'avais tort. Trop sûr de moi je ne voyais pas que tous les hommes sont égaux au regard de certaines choses.
Je me prenais pour un Pic de la Mirandole, sans une once d'humilité. Les événements me prouveraient bientôt combien j'étais dans l'erreur, combien j'étais ignorant.

Le début de cette sombre histoire est gravé dans ma mémoire car situé le lendemain de mes fiançailles. Ma mère si vivante, d'un tempérament si enjoué – tellement parfois que cela me gênait - que son bonheur irradiait littéralement alentour. Mon père, bon vivant - force m'est de reconnaître, malgré le respect que je dois à sa mémoire, qu'il n'était pas un modèle de pondération -, si fier de moi, sa progéniture, jeune archéologue si prometteur.
Tous deux étaient si heureux de me voir bientôt unis à une femme si charmante.
Elle était la réincarnation sensuelle de beautés antiques oubliées. Un teint d'albâtre, une chevelure sombre en cascade, une bouche pleine et rose, des yeux de biche céruléens, appels de rivages lointains, la silhouette galbée d'une odalisque, un continent de volupté, qu'il me tardait d'aborder et qui me faisait oublier les mornes catins que j'avais culbutée précédemment. Ses conceptions qui étaient au diapason des miennes, ainsi que ces goûts artistiques., ma fortune et la richesse de sa dot nous garantissaient un avenir prospère et harmonieux, placé sous l'égide de l'amour et de la constance.
Mais le frère de la nuit, l'Erèbe à la gueule plus sombre que le plus profond des tombeaux, a, du fond des enfers, vomit le noir démon, de qui procède la folie, la douleur et la mort. Le lendemain du jour de mes fiançailles avec Isidora, je reçus un message enthousiaste d'un de mes collaborateurs de l'université de Rennes. Une équipe de fouilles avait mis à jour, dans une région reculée de la Bretagne sauvage, aux pieds de monts d'Arée, une ruine de l'âge de fer que les indigènes appelaient Kastell-Tremenvan. Je ne connaissais presque rien de ce pays, si ce n'est qu'il était peuplé de brutes consanguines et illettrées – guère différents d'une bande de nègres -, engluées dans une ferveur catholique, que mes convictions athées et socialistes me faisaient voir comme des plus pathétiques. Ils parlaient un idiome celtique barbare qui n'avait pas sa place dans la République, que j'avais déjà entendu éructé de la bouche de notre petite bonne, Henriette. Je me souviens que mon père ne cessait de la harceler dès que ma mère avait le dos tourné.

Je me préparais donc et pris congé de mon aimée en lui promettant de revenir aussi vite que faire se pouvait. Je partis sur le champ. J'avais maintes fois étudié des décombres de ce genre et j'étais impatient de voir les découvertes de l'équipe.

La situation géographique du site de fouille – un marécage sinistre duquel les cul-terreux extrayaient la tourbe et qui servait aussi pour le pacage du bétail – avait contribué à son abandon complet et d'étranges circonstances avaient fait que son nom même avait disparu des chroniques. Le patronyme des nobles qui résidaient en ces lieux s'étaient lui aussi évanoui dans les limbes de l'oubli. Des superstitions locales disaient l'endroit hanté, mais pour moi ce n'était alors que des croyances d'un autre âge. C'est du moins ce qu’alléguait les habitants de cette contrée désertique. Évidement ma raison se refusait à verser dans la superstition puérile et je n'avais que faire de tels racontars. J'avais bénéficié d'une solide éducation matérialiste et mes tuteurs m'avaient familiarisé très jeune avec les philosophes grecs et latins et les inepties de cet ordre me laissaient à peu près indifférent, bien que j'admettais volontiers qu'elles puissent recouvrir un fond de vérité, déformé par l’alcoolisme endémique et les mariages consanguins. C'est ce que j'affectais en présence des bouseux car il me faut bien admettre que, lorsque je pénétrais dans cette vallée maudite, cerclées au nord et à l'ouest de sommets arrondis au pied desquels s'étalaient les tourbières méphitiques, ma prime assurance avait quelque peu diminuée. Un malaise m'avait étreint dès que j'avais pénétré dans la sylve sinistre qui précédait le marécage et il ne faisait que croître au fur et à mesure de ma progression vers le lieu de fouille. Je retrouvais un de mes collègues dans le bourg voisin et nous nous engageâmes dans Yeun Ellez
Nous progressions le long des bords sinueux de l'Ellez. Des saules têtards aux troncs déchiquetés dormaient tels des géants, laissant traîner leurs rameaux dans l'onde sombre.
Nous traversâmes tant bien que mal la fondrière et, au détour d'un taillis de massettes d’où jaillit soudain une nuée de corneilles, nous le vîmes.

Des aulnes au tronc moussu étaient les antiques gardiens de ce squelette de pierre qui surgissait à travers les miasmes et les vapeurs toxiques du marais. On devinait la forme du fortin sous une gangue de végétation luxuriante. La licence poétique aurait pu me le faire décrire comme un titan appesanti, terrassé par les dieux païens, mais à la vérité le sentiment d'inconfort qui m'animait depuis mon arrivée dans cette contrée désolée, à l'instant où je vis la ruine, atteignit son paroxysme.
On devinait, là où le tas de pierres semblait moins épais, une porte. Mes collègues en avaient dégagé une partie et, contre son assise délabrée, reposait un linteau brisé de granit sombre, érodé par les siècles, sur lequel était sculpté un blason en ronde-bosse, un canidé, de type molossoïde.
De grandes herbes folles poussaient entre les pierres disjointes de la cour et de la mousse pourrissante recouvrait chaque gravats. Le gros des fouilles se déroulaient là. Mes collègues archéologues, avaient engagés des ouvriers – qui venaient de communes éloignées, les gens du cru ayant tous refusé de venir aussi profondément dans le marais - pour accomplir le gros œuvre, transborder les pierres dans un tas à l’extérieur et déplacer les énormes moellons de granite et de schiste parfaitement équarris pour les entasser dans un coin.
Alors que j'étais là depuis une demi-heure à superviser les opérations, en haut du tas de cailloux je remarquais, non loin, apparaissant de derrière un petit bosquet de saules morts, une forme dressée. J'enfilai mes cuissardes de caoutchouc et me mis à crapahuter dans cette direction. j''atteignis, non sans quelques difficultés les souches pourries et l'étrange spectacle qui s'offrit à moi me laissa interloqué. La forme que j'avais vu était un menhir penché dangereusement au bord d'un étendue d'eau. À un mètre de lui environ, le même monolithe, mais couché dans la vase. De loin en loin tout autour du plan d'eau il y avait des pans de murs recouverts de mousse, comme s’il y avait eu un édifice imposant ici même. C'est comme si une doline c'était formé soudainement et qu'il avait été totalement aspiré. Le trou nettement visible commençait à un mètre devant moi. Il me fascinait.
Soudain je sentis une présence en face de moi de l'autre côté, et relevais la tête : un homme en noir, portant une longue robe qui lui cachait les pieds, au sourire carnassier, avec deux petites excroissances au sommet du crâne, assis nonchalamment sur un bout de ruine ; un chien loup noir, les pattes dans la bourbe, en arrêt, grognant vers moi. Je fus tellement surpris que je tombais à la renverse dans la vase. Vivement, je me redressais à demi en m'appuyant sur une pierre que ma main avait rencontré au fond de la boue. L'homme noir et son chien avait disparu. Décontenancé, je me redressais lorsque je sentis deux orifices parfaitement réguliers sur la pierre. Je la saisis et la ramenais vers moi, c'était trop léger pour une pierre. J'extrayais de la vase ruisselant d'immondices un crâne humain blanc, donc les dents étaient acérées comme celles d'un fauve. Je jetais cette horreur dans le trou. Des bulles en montèrent. Je me levais et quittais les lieux précipitamment. Je me dis que les gazs et l'air nocif avaient altérés mes sens

De retour au fortin, je me séchais tant bien que mal.
Soudain deux cul-terreux se mirent à pousser de grands cris : ils avaient mis à jour une crypte aux émanations délétères, d'une humidité absolument répugnante ; le puissant faisceau d'une lampe à acétylène balaya vainement l'impénétrable noirceur dans cette obscurité à la moiteur étouffante, de basses voûtes cintrées nous obligeaient à nous courber. Un sarcophage de pierre était disposé à l'une des extrémités de la pièce rectangulaire. Des têtes de mort étaient sculptées tout autour du couvercle. Il me sembla soudain que parvenait à mes oreilles un murmure sépulcrale, mais j'attribuais, en frissonnant, cet effet à l'acoustique particulière du lieu et je focalisais mon attention sur le tombeau.
Lorsque nous eûmes basculé celui-ci, nous découvrîmes le squelette pulvérulent d'une femme, à en juger par les lambeaux de sa robe. Autour du cou, elle portait un médaillon de bronze figurant trois corneilles aux yeux d'escarboucle. L'objet était d'une grande finesse de réalisation, celtique et très ancien, probablement davantage que sa dernière propriétaire. Au côté de la dame se trouvait un grimoire épais, à la couverture et la tranche vermoulues. De solides fermoirs avaient empêchés la décomposition de s'attaquer au corps du texte. Après avoir précautionneusement emballer ces deux trésors, nous quittâmes la crypte, mais émergeant du trou béant, il me sembla qu'une odeur nauséeuse s'en exhalait, un vent de putréfaction, portant sur ses ailes la camarde et l'image de vastes charniers. Mais ce relent abject disparut aussitôt et je me dis que mes nerfs et ma perception étaient mis à rude épreuve dans cet environnement malsain et oppressant. Je sortis rapidement et quittait les vestiges nimbés des rayons crépusculaires et sanglants du char d'Apollon.

Je rentrais à notre logement – un ancien corps de ferme crasseux reconverti en hôtellerie tenue par une vieille harpie borgne, dont l’œil valide me scrutait effrontément - avec un certain soulagement. Cette exploration avait eu raison de mon assurance.
Je me plongeais dans l'étude de l'ouvrage qui à ma grande surprise était entièrement écrit en grec ancien - choix étonnant pour un ouvrage aussi récent - et en latin. C'était deux langues où j'excellais. J'avais redouté un instant de tomber sur le baragouin des sauvages, ce qui m'aurait fait perdre un temps précieux. Il y avait seulement quelques mots de breton gravés sur une curieuse feuille de plomb, rivetée sur la couverture intérieure. Cela me fit penser à une tabella defixionis, un tablette de malédiction. Je décidais d'en faire une copie et de la poster au professeur Lugil de Rennes
Je m'y attelais. Il était en réalité double : il s'agissait en premier lieu de la retranscription (la partie grecque) d'un texte maudit irlandais, le « codex Calatin », un répugnant amalgame de druidisme maléfique et de pratiques contre-nature, couché par écrit au Vième siècle par un moine défroqué passé au service des derniers prêtres païens ; et les mémoires d'une noble du XIVème siècle, adepte de la magie noire et de rites barbares, celle-là même de qui nous avions profané la tombe. Le nom véritable de cette femme n'était mentionné nulle part dans le récit, mais elle se plaisait à s'appeler elle-même « La Chienne Noire ». Elle disait appartenir à un culte de la Mort particulièrement brutal et sanguinaire. Elle prétendait qu'aucun homme n'avait résisté à ses avances. Elle se targuait non seulement d'en avoir connu un millier, mais surtout d'avoir absorbé leur vitalité jusqu'à les faire mourir, et d'avoir dévorer leur cœur et leurs reins, ce qui lui avait assuré une longévité surnaturelle. En effet, elle clamait être venue au monde deux siècles avant la rédaction de ses souvenirs.

Elle racontait que ses pouvoirs venaient des divinités du panthéon celtique, tel que Taranis, Ogmios, Kernunos, Morrigan, divinités qu'elle affublait indifféremment de noms barbares que je n'avais encore jamais rencontrés auparavant. « Azathoth », « Yog sothoth », « Nyarlathotep » et « Shub Niggurath » était les patronymes étranges de ces entités sinistre. La dernière, qui semblait avoir les faveurs de la Chienne, était une déesse perverse de la fertilité, et elle l'adorait sous un avatar mâle que la sorcière appelait le Bouc Contrefait.
Elle avait trouvé le moyen de l'évoquer dans le « codex Calatin » et en échanges de sacrifices humains et « faveurs », il lui avait révélé le secret impie de la jeunesse éternelle. Il y avait d'autres arcanes mais ils demandaient des tributs plus importants. Beaucoup de sang humain et des conjonctions astrologiques opportunes.

La nuit, sous la forme d'un molosse au pelage noir et aux yeux rouges flamboyants, elle parcourait la lande et les chemins poudreux en quête de quelques voyageurs égarés, pour leur apparaître en pâle et charnelle déesse des ténèbres, et se jouer d'eux. Le lendemain, un paysan horrifié découvrait un corps démembré, un tas d'ossements, de peau et de chairs broyées.
D'un naturel espiègle, elle aimait tout particulièrement s'en prendre aux hommes d'église, consumant, jouant avec eux leur vigueur à petits feux. C'était pour elle une source de jouissance inépuisable de les rendre d'abord fou de désir, brisant les vœux qui les liaient au Christ, et les entendre réclamer à cor et à cris leur propre mise à mort.
Lorsque la guerre de succession éclata, avec son lot de massacres et de carnages en tout genre, elle trouva enfin l'occasion d'alimenter ses autels païens avec un flot discontinu de sang frais qui lui permettrait de réaliser son grand œuvre.
Elle et ses sbires se lancèrent dans une campagne de terreur sans précédent, raflant des villages entiers pour venir les sacrifier à Kastell Tremenvan. Aussi souvent qu'elle le pouvait, elle et sa bande de soudards fanatiques engageaient en combat les troupes étrangères, qui s’entre-tuaient sur sa terre, français et anglais, qu'elle maudissait avec une rage terrible. Elle ne laissait jamais de survivants, elle s'asseyait sur les monceaux de cadavres atrocement mutilés, et buvait, hilare le sang des morts dans un crâne cerclé d'or.
Mais c'est le caractère impétueux de sa malice qui causa sa perte.
Un jour qu'ils avaient anéanti à la faveur des ténèbres un régiment français, un jeune prêtre – il accompagnait manifestement la troupe - fut trouver qui tentait de fuir. Elle ne put résister à ce petit plaisir et l'emmena avec elle au repaire du marais. Mais pour la première fois de sa longue vie, un homme, résista à son charme maléfique, tant et si bien qu'elle lui révéla sa véritable nature. C'était la vraie foi, alliée à une volonté surhumaine, qui sauva ce vicaire de Dieu. Exorciste hors pair, il parvint à tenir en respect la Chienne et ses sbires, par la puissance de Saint Michel tueur de démons, et à leur fausser compagnie, tandis que, aveuglés par le pouvoir de l'archange, ils vociféraient des imprécations haineuses dans les ténèbres.

Ainsi débuta la chute de Kastell Tremenvan et de son infâme propriétaire.
Le jeune prêtre constitua une armée avec l'assistance de seigneurs, tant anglais que français, qui avaient eu a pâtir des actions de la sorcière. Ils acceptèrent de mettre de côté leur haine réciproque un temps pour un bien supérieur. Ils rasèrent le château de la Chienne Noire, rasèrent le fortin du Yeun et annihilèrent la bande satanique.

Mais la sorcière semblait avoir prévu cet épilogue. Elle parvint à échapper à son jugement avec l'aide d'un dernier complice et préféra s'empoisonner plutôt que de tomber entre les mains des inquisiteurs. La démonomane affirmait que la mort physique n'était pas la fin pour elle. Son mentor abyssal lui avait enseigné une autre voie, dite du fécondateur de cauchemars, somniator. Elle avait été une sorte de stryge atroce dans la sphère matérielle, elle serait la larve, le vampire psychique, le dévorateur des âmes, elle continuerait à manipuler les chétifs humains, aussi aisément qu'un marionnettiste tire les ficelles de ses mannequins de bois, pour les conduire aux meurtres et aux turpitudes. En somme, préparer l'avènement de ses maîtres démoniaques. Mais la Chienne Noire devait, avant de pouvoir revenir étendre ses griffes sur le genre humain, faire une offrande d'un type particulier, non précisé dans le texte.
Il m'était impossible d'admettre la véracité de ces choses, évidemment. Et cependant, ce que ma raison considérait comme allant de soi, semblait contraire à ce que me soufflait mon instinct.
Ayant eu mon compte de cette atmosphère glauque, je décidais de retourner à la civilisation. Lorsque je réglais la pension, la vieille me saisit le poignet de sa griffe et me gratifia d'une recommandation dans son idiome d'arriéré : « Sant Mikêl vraz a oar an tu d’ampich ioual ar bleizi-du »* ou quelque chose d'approchant. Il n'y avait rien à comprendre. Je partis sans demander mon reste.
Une fois de rentrer à Paris, je m'enfermais dans mon cabinet de travail, refusant de voir qui que se soit, me faisant porter les repas par la bonne. Je n'y touchais pas car j'avais perdu l’appétit. J'avais faim pourtant mais curieusement les plats mitonnés par la bretonne me dégoûtait. Je me surprenais de temps en temps à considérer sa croupe avec concupiscence, mais je me reprenais avant de passer à l'acte. J'avais hérité semblait-il du tempérament de mon père. Mais mon travail était plus important et au bout d'un moment je n'y prêtais plus attention. Je n'étais plus là.

[*« Le grand Saint Michel sait comment empêcher les loups noirs de hurler »]

Le codex Calatin était, quant à lui, une somme hermétique et fastidieuse, parsemé de loin en loin de recommandations sinistres, de description d'endroits qui ne pouvaient exister, de listes de vers et de noms sans fin, de rituels sanglants à opérer pour plaire aux dieux. Malgré son caractère hautement cryptique, il était encore plus malsain à lire que les mémoires de la Chienne. Et je poussais un soupir de soulagement lorsque j'achevais ce pensum.

Je venais de passer une semaine de travail acharné pour traduire du latin médiéval et du grec ces deux corpus. Toute mon attention et mon énergie étaient accaparées par ce fastidieux labeur, mû par un curieux sentiment d'urgence et de danger, bien que je n'aurais jamais reconnu avoir ajouté foi à cette relation. J'aurais dit que c'était l’œuvre d'un malade mental, psychose criminelle hallucinatoire. Lorsque j'eus achevé, donc, je ressentis la fatigue intense de celui qui a trop veillé, un épuisement si complet que je ne me souvenais même pas en avoir vécu de si accablant.
J'eus à peine terminé ma lecture infernale, qu'une fatigue terrible me terrassa. Je me traînais à grand peine jusqu'au sofa et m'endormis d'un sommeil de plomb.
Un bruit me réveilla.
L'homme en noir était là, assis à ma place au bureau, son chien haletant couché devant lui. Je clignais des yeux. Il n'y avait rien, ni personne. Rien qu'un rêve.
Un chuchotement timide venant de la porte entrebâillée. « monsieur... ». La soubrette bigouden se tenait là, en chemise de nuit. J'étais affreusement engourdi, et j'eus toutes les peines du monde pour me redresser de quelques centimètres. Je retombais, épuisé. Elle s'avança dans le bureau et se mit à genoux devant le sofa. « vous semblez souffrant, monsieur... » s'inquiéta-t-elle en me touchant le front. Je la considérais avec attention : ses yeux légèrement bridés, ses pommettes hautes recelaient un charme oriental qui m'excitait au plus haut point. Sa robe de chambre négligemment entrouverte, un éclat lunaire tomba sur sa médaille de Saint Michel en argent qui pendait entre ses seins opulents. J'attrapais une tétasse à travers le tissu et le roulais entre mes doigts doucement. Elle me lança un regard faussement désapprobateur et l'instant d'après elle déboutonnait ma braguette pour me gamahucher goulûment.
Je dois dire que de toutes les putes que j'avais fréquentées depuis que j'avais été déniaisé, aucune n'était aussi habile à tailler une plume, aussi perverse que cette petite souillon.
L'orgasme me foudroya comme jamais et elle me but jusqu'à la dernière goutte. Elle continuait à sucer et la mignardise devint un calvaire... je ne pouvais rien faire, toute force m'avait abandonnée.
C'est alors que je vis le pendentif, là où était la médaille de Saint Michel. Les trois corneilles aux yeux d'escarboucle me regardaient. La succube me lança un regard où brûlait les feux de l'Enfer. Elle ouvrit grand la bouche autour de mon gland, et se faisant révéla une double rangée de dents acérées. Elle me dévora la queue.
Je hurlais de douleur atroce... et me réveillais, sur le sofa, seul, pantelant, couvert de sueur. Mon entrejambe était trempé, je le contrôlais anxieusement. J'avais déchargé comme dans mon « rêve » - il est évident que le terme plus approprié serait succubat -, mes couilles douloureuses témoignaient d'un excès rare, mais nulle trace de foutre. L'humidité s'apparentait plutôt à de la salive. Une petite goutte de sang avait taché le sofa
la vision trouble, doutant de la réalité de mon réveil, je restais un long moment à fixer la semi-obscurité.
Au bout d'un moment, je me levais d'un geste machinal, la démarche chancelante, et enfilais tant bien que mal le couloir qui menait à ma chambre. Je passais devant celle de mes parents et celle d'Isidora.
Je m'en voulais de l'avoir tant délaissé. Je poussais le battant pour regarder. Le rideau de batiste du lit à baldaquin était tiré. Je distinguais sa délectable silhouette animée d'une paisible respiration. Son carnet à dessin était posé sur sa table de chevet, un passe-temps qu'elle affectionnait. Par curiosité je regardais son travail récent. Je restais bouche bée. Il y avait plusieurs esquisses au fusain. Des chiens, de type molossoïde.
Soudain il me sembla voir l'éclair d'un feu rouge sur sa personne. Je m'approchais encore, écartais doucement le voile, et vit avec incrédulité le pendentif de bronze autour du cou de ma promise alanguit, qui semblait me regarder de ses yeux de grenat. Cherchant une explication rationnelle à ce fait singulier, une odeur connue et immonde vint brusquement frapper mes narines : le souffle des charniers... La porte claqua derrière moi.
Je le vis alors dans le recoin sombre de l'autre côté du lit, cette forme issue des pires cauchemars, un humanoïde musculeux, massif et bestial, accroupi dans une position obscène. Ses jambes puissantes et velues étaient terminées par des sabots de bouc et ses bras noueux par des griffes acérées. Mais le plus abominable dans cette monstruosité était à coup sûr la tête difforme couronnée de cornes larges tournées vers le bas.
Sa bouche s'ouvrait sur une double rangée de crocs pointus comme des aiguilles. Mais pire encore étaient les yeux, caprins, petits, étincelant d'intelligence et de concupiscence à l'endroit de ma fiancée. Je me mis à hurler, frappé d'une épouvante sans borne, tant et si bien qu'il me sembla que plus rien d'autre n'existait que mon cri dans tout l'univers.
La bête ithyphallique posa alors son regard cruel et moqueur sur moi, fixement.
Et alors son corps commença à fluctuer, se rétrécissant depuis l'axe longitudinal, comme l'image, le reflet de quelque chose que l'on plonge dans l'eau. Il n'eut bientôt qu'une seule jambe, qu'un seul bras, qu'un seul œil, qui me terrassait.
Je sentis un mouvement à ma gauche. Isidora, l'air malveillant, levait un chandelier au-dessus de ma tête. Elle l'abattit.
Un voile opaque dissimula toutes choses.

Un nouveau décor familier apparût, le salon. J'étais confortablement installée dans un fauteuil. Tout mon corps était paralysé sauf la tête. Un son guttural vint de ma gauche, un râle qui diminuait en intensité, je regardais et alors mon cœur se figea. Mes parents étaient là. Morts. Atrocement éventrés.
Et entre eux deux, dans une mare de sang moiré qui s'épanchait sur le tapis, Isidora, affreusement anémiée, un rictus sadique déformant son visage maculé de sang, tandis qu'elle dévorait le cœur encore palpitant d'un de mes parents. J'aurais voulu me lever, mais c'était comme si j'étais solidement entravé de chaînes invisibles. Une rage folle et impuissante me submergea suivie d'une infinie tristesse, et je me mis à pleurer.
La mort dans l'âme, je reportais mon attention sur Isidora qui terminait son œuvre macabre.
Je commençais à entrevoir la nature exacte du tribut particulier dont parlait les mémoires de la sorcière. Isidora se leva, plus belle que jamais, terrible et s'avança dans un déhanchement provoquant et sensuel, déposa un baiser humide et sanglant sur mes lèvres altérées, et s'en fût dans un éclat de rire cristallin.

La police arriva et me trouva en proie au délire, je fus interné à Charenton pour « quelque temps ». Henriette fut trouver dans un placard priant et brandissant sa médaille de Saint Michel. Des gens ont vu Isidora courir dans la rue. Mais elle est depuis introuvable.
J'ai essayé de m'ouvrir les veines avec un rasoir, mais les infirmiers m'ont « sauvé ». C'est un courrier du professeur Lugil qui à achever d'affermir ma résolution au suicide. Car pour moi un monde où un tel mal existe ne vaut rien à vivre. Bientôt le néant m'ouvrira ses bras.
La lettre de Lugil, fort courte, contenait la traduction de la tabella defixionis, dont le sens prit une résonance fatale pour moi :
« Toi qui lis ceci, saches que le Bouc Contrefait m'a affranchi de la Mort. Je t'ai vu, tu n'es pas de ma race, maudis sois-tu ! Je reviendrai depuis l'Autre Monde à travers tes rêves, et ta femme ou tes filles seront mes vaisseaux. Je lèverai les légions de l'abysse et les loups du carnage, pour ravager ta demeure et dévorer ceux à qui tu tiens. Ainsi soit-il ! Iä! Shub-Niggurath! La chèvre noire des bois aux mille chevreaux !»
J'ai appris que les autorités allaient construire un barrage sur l'Ellez, engloutissant l'endroit où se dresse Kastell Tremenvan et la fosse infernale, le Youdig. C'est une bonne chose. Toute ce qui peut éloigner des hommes ces terres maudites est bon à prendre. Mais hélas ce ne sera pas suffisant...
J'ai vu à travers le voile de raison qui nous sépare de l'horreur absolu. Ce qui suintent parfois à travers lui, a ensemencé mes cauchemars. Le démon échappé de l'Averne breton a retrouvé sa compagne de jadis, dans le corps d'une vierge, une beauté digne de devenir sa compagne et sa prêtresse sur terre. Et c'est moi qui la lui ai donnée.

Gwilheù « An Diaoul » Le Hen
2015
"An dianav a rog ac'hanon" Xavier Grall
"Va c'horf zo dalc'het, Med daved hoc'h nij va spered 'vel al labous, a denn askel nij da gaout he vreudeur a bell" Charles de Gaulle
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