5e et dernier retour
Retour 3 étés à Bonneville
Premier contact
En survolant le jeu j’ai tout de suite été charmé. J’aime bien l’idée de jouer l’évolution des personnages à travers trois moments de leurs vies, mais au même endroit, pour voir comment leurs rapports évoluent avec l’âge. La présentation du jeu est nickel : on lit et on comprend vite fait ce qu’on est là pour jouer, comment ça va se passer en gros, comment utiliser le jeu. Les deux premiers pitch me semblent super cools pour se créer ensemble des souvenirs de nostalgie et de « bon vieux temps » avec tout l’enthousiasme déraisonné qui convient aux enfants et la maladresse attachante des adolescents.
Un, deux, trois, soleil… noir ?
Je suis particulièrement fan du pitch de la partie enfant, je n’ai pas souvenir d’avoir déjà vu ça dans un jeu et ça me parle carrément. Je n’ai pas personnellement grandi à la campagne, mais j’ai des souvenirs de vacances dans des petits villages au bord de la rivière, et plein d’autres images à connecter à ce genre d’histoire, comme le film Bridge to Terabithia, ou certaines planches de Boulet où il raconte son enfance (lire des BD à la bougie caché dans une grange, se fabriquer des pistes d’obstacles avec les moyens du bord, etc). L’introduction de cette histoire est parfaite, tu as vraiment le ton juste et la bonne façon d’évoquer en quelques phrases la vision du monde des enfants, leurs ambitions de petits cachottiers, leur côté petits débrouillards en short mais toujours effrayés par la perspective de se faire piquer par une abeille. C’est top et concis.
Par contre, je trouve le premier pitch aussi séduisant que je trouve le troisième repoussant. Je pense qu’après deux séances à construire tout plein de souvenirs d’aventures, de découvertes, d’amitié et d’amour, je n’aurais absolument pas envie de jouer une troisième histoire de voleurs où les liens entre les personnages sont écartelés par une compétition glauque pour de l’argent. Je trouve aussi le pitch plus perché, moins pertinent parce qu’il n’a plus du tout ce goût de réalisme et de contact avec la vraie vie des gens qu’avaient les deux premiers. Échapper aux parents pour construire une cabane ou crever de gêne parce que Michel vient de me toucher la main (est-ce qu’il a fait exprès!??), ça me parle complètement ; voler une malette de pognon pour payer mes études aux dépends de mes potes, beaucoup moins. Un scénario comme ça aurait sûrement plus de sens en stand-alone (ça ferait totalement un playset Fiasco, over the top bien comme il faut), mais avec les liens affectifs construits dans les deux précédents, je l’imagine à peine. C’est d’autant plus un souci à mon avis que les scénarios ont l’air très dirigistes (on a beau faire ce qu’on veut, il y a un certain nombre de passages obligatoires) et le jeu demande de roleplayer son perso tenté par la thune et le profit personnel, ce qui risque d’être violemment rejeté par certaines joueuses. En tout cas, c’est ce que je m’attendrais à voir de la part des joueuses que je fréquente. Peut-être qu’en cours de playtest le feeling serait différent, que ça viendra finalement naturellement ; je n’aurais pas le temps de tester le jeu ce mois-ci, et je ne suis pas sûr de mon jugement à la lecture. Mais le fait est que ce troisième pitch ne me donne pas envie de jouer du tout. J’aurais plutôt aimé un truc qui capitalise sur le côté feel good des précédentes histoires, et qui insiste sur la nostalgie / le fait que les persos ont grandi, vont être séparés parce qu’ils n’ont pas les mêmes trajectoires de vie, ne sont plus trop dans les mêmes cercles et les mêmes délires, etc. Une sorte de bilan de vie et de retour doux-amer sur des lieux qui n’auront plus jamais le même goût. Ce serait aussi un peu déprimant mais ça peut donner des scènes super, l’occasion de reparler des promesses « pour toujours » du premier scénario, etc. et sans le côté glauque. Je ne développe pas plus, vu que ce n’est a priori absolument pas ce que tu veux faire.
J’ai peut-être une piste de compréhension du pourquoi du comment qui t’a poussé à écrire cette histoire (je le répète, je ne comprends vraiment pas ce troisième pitch ^^). Quand on lit l’introduction de ton jeu, on dirait que tout est tourné vers ce dernier scénario, avec l’enjeu de l’amitié qui y survit ou non, mais surtout on y lit un avis visiblement très négatif sur Bonneville, qui est je suppose l’avis générique standard que les PJ sont censés avoir sur l’endroit. Du coup le troisième scénario prend plus de sens, ça a l’air d’être le moment où on craque et où on envisage de saisir l’opportunité crasseuse de s’en sortir. Mais ce truc de « Bonneville c nul » ne transparaît pas vraiment dans les deux premiers scénarios : d’accord, les enfants n’ont pas grand-chose pour s’amuser, d’accord, les ados ont une connexion pourrie et s’emmerdent dans ce petit bled. Mais il y a aussi énormément de sensibilité dans ce que le jeu attend des personnages, de leur forger un passé qui aura un goût de nostalgie, que j’ai du mal à imaginer comment le feeling général pourrait être négatif. La partie enfant respire juste la joie de vivre et de faire des bêtises. Construire une cabane ensemble, c’est même carrément cool. Pour la partie ado, même si effectivement « c nul Bonneville, y’a pas internet, y’a rien à faire », le jeu propose de jouer les premières romances maladroites, les petits tracas d’ado, la première cigarette… le genre de trucs auquel on repense avec le sourire dix ans plus tard. Du coup, le troisième scénario super sombre me semble vraiment arriver comme un cheveu dans la soupe.
Sauve qui peut
Rentrons un peu dans les détails, la façon dont le jeu est mécanisé. Je pense que j’ai bien compris les règles, elles sont expliquées de façon claires et didactiques, et la mécanique de résolution a la simplicité et l’élégance qui convient. Mais j’ai deux gros, gros problèmes avec la résolution des étapes corrélée avec les sauvetages : d’une part, j’ai l’impression qu’il y a un énorme souci d’équilibrage, ce qui ne me donne pas envie de tester tel que mais reste corrigeable ; d’autre part, je ne comprends pas du tout le pourquoi du comment de ces règles, qui me paraissent assez à côté de la plaque par rapport aux intentions. Explications.
Trois sauvetages pour valider une étape, cinq étapes au total : ça me paraît monumental, et complètement injouable à la lecture. Je suis un peu gêné de dire ça, parce que si j’ai bien suivi tu as fait un playtest en ligne donc j’imagine que tu as une idée de l’effet réel des règles – du coup mon point de vue de joueur qui n’a pas testé est peut-être abscons – mais j’ai l’impression que j’en ai pour 15h de jeu à terminer chaque scénario.
Il faut donc, pour finir chaque scénario, faire 3x5 = 15 scènes de sauvetage. Quinze ! Quand je lis la partie enfant, je comprends qu’un sauvetage implique qu’un personnage soit dans une situation telle qu’il ne soit pas capable de s’en sortir par lui-même. « Effrayé par les abeilles » est un exemple léger mais les choses les plus évidentes qui me viennent à l’esprit sont plus complexes : besoin d’être repêché de la rivière, bloqué en haut d’un arbre, le coup de la baie toxique, etc. Ca a l’air d’être le genre de situation dérapage, le truc rare et problématique, qui va peut-être impliquer un adulte et donc une bonne fessée à la clé, ou au moins une grosse frayeur : tu dis que les enfants ne doivent pas risquer grand-chose, mais aussi que les dangers en eux-mêmes ne sont pas forcément anodins. Du coup, jouer 15 événements de ce genre en 2-3h, ça me semble gigantesque, il va falloir les enchaîner à un rythme industriel. Plutôt que des moments forts, j’ai peur que ça aboutisse des micro-saynètes un peu forcées pour utiliser la mécanique vite fait.
Mais même, admettons qu’on ne fasse quasiment que des sauvetages simples (genre, les abeilles). Faisons un rapide calcul : pour me mettre dans l’état « à sauver », j’aurais probablement besoin d’au moins trois scènes « complication », à bouger mon état morceau par morceau. En admettant que je ne fasse que ça, que je ne réussisse jamais un jet qui pourrait me faire descendre en stress, et je ne laisse jamais les autres jouer leurs propres scènes, ça veut quand même dire que pour valider 1 étape il faut grand minimum 4 scènes, trois complications et une validation. Ce qui va faire 20 scènes minimum ; en 2-3h, ça fait donc 6-9 minutes en moyenne par scène. Ce n’est pas énorme, si tu prends en compte le temps d’imaginer la scène, d’interpréter les résultats des dés, etc. Et quid de parties où plusieurs joueuses jouent, s’entraident, baissent leur stress, se remettent dans la merde et ainsi de suite : s’il faut 10 scènes par étape, on tombe à 2-3 minutes par scène, ouf ! On va les enchaîner à toute vitesse en forçant les transitions sans cesse ! Est-ce ce que tu veux ? Est-ce qu’une scène c’est juste une action pour toi ? («à mon tour, alors je vais jouer une complication : mon personnage regarde en bas du ravin et trouve que ça fait haut. Je passe soucieux. A toi ») Auquel cas, je pense que ça requiert absolument une petite explication, voir un changement de vocabulaire.
Dans cette histoire d’équilibrage tu comprends donc qu’il y a deux choses qui me gênent : le nombre de scènes (qui, au fond, ne devrait quand même pas être trop dur à équilibrer, et puis, peut-être que je me plante totalement sur tes intentions – mais tu vois au moins ma réaction à la lecture, qui est très tranchée), et le fait que les sauvetages soient donc des mini-actions peu importantes au lieu d’avoir toute la tension qu’ils mériteraient. L’autre truc qui me remue, c’est l’effet de ce choix de design sur la fiction.
On ne progresse vers l’objectif qu’en se sauvant les uns les autres, et alors on valide l’objectif automatiquement, tel qu’il est écrit. Déjà, ça me paraît laisser peu de place pour raconter des histoires nous-mêmes : on sait à l’avance comment ça va se passer, on n’a le contrôle que sur les détails sans importance (Jordan s’est coincé la jambe dans le trou du pont VS Jordan est monté en haut d’un arbre mais ne sait plus redescendre). Mais surtout, pourquoi ce sont les sauvetages qui font progresser le groupe ? Pourquoi c’est ça qui est important, pourquoi c’est la seule chose importante ? En jouant, j’aurais l’impression de n’avoir aucune prise sur la fiction : que je cherche à construire la cabane avec des matériaux de récupération ou que j’aille barboter dans la mare, ça ne change rien, in fine. On pourrait finir toute l’histoire sans jamais rien faire en rapport avec les étapes, du moment qu’on se met dans la panade. Bon, tu me diras, ce n’est pas l’intention du jeu et donc ce n’est pas ce que les joueuses sont censées faire, si elles sont de bonne volonté. Mais alors, que font-elles ? Impossible de fuir la maison en cachette en passant par la porte de derrière, vu que c’est l’objet de l’étape 1 et qu’il faut donc faire des sauvetages avant ; inutile de chercher un beau tronc d’arbre creux pour faire la base de la cabane, parce que de toute façon les matériaux de construction seront les planches de la scierie ; etc. Le jeu m’impose même de jouer avec l’écho dans le ravin. J’ai l’impression qu’on m’a vendu un jeu où l’on incarne un gamin créatif et débrouillard, mais le jeu se charge à ma place d’être créatif et d’être débrouillard. Aller piquer des planches à la scierie, ça m’amuse bien si j’en ai eu l’idée, beaucoup moins si le jeu me dit que c’est ce que je vais faire, point. Alors, au fond, je me doute qu’en jeu, l’idée est plutôt de privilégier le freeplay des joueuses (se lancer dans les histoires qu’ils inventent), mais les étapes obligatoires ont un furieux côté « passages obligés par la case scénar », et en prime, ce qui les déclenche, ce sont les bourdes des personnages – pas du tout les choses qu’ils font en direction de l’objectif. Une contradiction que je comprends absolument pas.
Voilà pour l’essentiel de ce que j’avais à dire. Il reste quelques points du jeu dont je n’ai pas trop parlé, parce que j’ai pas grand-chose à en dire. Le système de résolution simple et moderne avec les caracs me semble tout à fait OK (et j’adore la façon de le présenter avec ce tableau « quand on veut » / « car sinon », c’est fun et très efficace). J’ai très peu parlé du second pitch : je répète qu’il me plait bien aussi, il a un petit goût très authentique, mais mêmes remarques que pour le premier, les étapes me paraissent beaucoup trop forcées.
Je m’arrête là. J’espère que ma critique ne te paraît pas trop à côté de la plaque, j’ai un peu l’impression d’une incompréhension avec ces histoires de scènes de sauvetage multiples – mais en même temps ça m’étonne vu comme le texte du jeu est bien clair du début à la fin. J’espère aussi que ce retour globalement négatif ne va pas sapper ton enthousiasme : je suis toujours super hypé par ton pitch, et j’adorerai jouer au jeu tel que je le comprenais en lisant l’introduction et le pitch
et donc, si tu comptes le reprendre : bon courage et bravo pour l’idée !!