Troisième séance : Carte n°25, suite
La fin d'un fléau : défi relevé à grand coup de gel
Les Cunitaures nous ont ramené à La Ferté-des-chaînes dès le lendemain de notre mission, dans la matinée. Il était temps, car l'état de la ville était bien plus critique que nous l'avions cru. Preuve en a été que Sayanel a failli se blesser grièvement à cause d'un pont qui s'est effondré sous ses pas. Nous avons alors compris qu'il fallait se rendre à Port-Camphre au plus tôt. Mais comme la caravane censée nous y ramener ne serait pas prête avant l'après-midi, nous sommes allés nous restaurer dans l'établissement de L'nukeh (oui, celui qui sert des brochettes de vis tout ce qu'il y a de plus bizarre).
Nous avons été interrompus par Bogon junior, l'homme qui avait arrangé une rencontre entre notre équipe et le Conseil municipal. Il s'est montré étrangement impatient de nous voir repartir vers Port-Camphre, puisque d'après lui nous avions déjà les feuilles de Feuines nécessaires à l'insecticide. Cela m'a semblé étrange, car nous n'avions encore parlé à personne de notre expédition, ni de son résultat !
Aussi intriguée que moi, Nekori a décidé de suivre ce bonhomme, fermement décidée à découvrir ce qu'il avait derrière la tête. Sayanel lui est venu en aide lorsque nous l'avons vu essayer de s'enfuir parmi la foule, en jetant un sort qui a fait pleurer notre cible « comme une jouvencelle », ainsi qu'un autre qui l'a enfoui sous un tas de feuilles mortes (ses incantations revêtent des intitulés et des fonctions visiblement très variés...).
Le malheureux s'étant retrouvé coincé, il nous a expliqué que son père (Bogon, le vieil habitué de l'auberge où nous avions logé lors de notre première nuit dans la cité) est l'unique responsable de l'arrivée des fourmi-rouilles. Comme il n'a pas souhaité nous en dire plus à ce moment-là, Sayanel a négocié notre silence contre 150 pièces d'or, et ce qui ressemble à un bon de réduction dans la boutique de Masa et Toshi (j'ai l'impression que nous réglons toujours tout par l'argent, ce qui ne me rend pas fière, bien que j'ai conscience que c'est ce sens des affaires qui nous permettra de réunir la somme correspondant au prix des roches camphrées).
L'après-midi étant arrivé, nous sommes allés au lieu de rendez-vous pour prendre la caravane. De magnifiques créatures blanches à la fourrure cotonneuse, ressemblant à des chevaux, nous ont accueilli sur leur dos. Nous nous attendions à ce qu'ils galopent, mais après avoir pris un peu d'élan, nos montures se sont envolées haut, très haut dans le ciel, si bien que nous avons côtoyé les nuages peuplant le ciel de la Lande des pierres patientes. Nous avons compris que ces nobles créatures étaient des Kumoryuus, des dragons-nuages. La légende raconte que ce sont eux qui, comme leur nom l'indique, seraient à l'origine des nuages. Nous sommes passés à côté d'un troupeau entier, qui paissait paisiblement sur des cumulus. C'était tout à fait magique !
Grâce aux Kumoryuus, notre voyage n'a duré que trois heures. Après les avoir caressé et salué, nous sommes allés retrouver Toshi et Masa. AB nous fait remarquer qu'il n'apprécie pas du tout cette ville pour s'y être fait arnaquer éhontément il y a peu (ce que nous acceptons de croire pour ne pas le vexer).
Sayanel ne s'est guère fait discret au moment de remettre les précieuses feuilles de Feuines à nos commanditaires. Si bien que nous avons attiré l'attention d'une indiscrète marchande voisine, nommée Kyosa, laquelle ne serait autre que l'auteur de l'embrouille dont AB aurait été victime. Tandis que Sayanel et Nekori remettaient les feuilles à Masa, émerveillée par leur qualité, AB a commencé à se disputer avec cette Yubiko quelque peu arrogante. C'est Bobby, mon caméléon, qui est parvenu à nous en débarrasser, à force de lui... baver dans l'oreille à coups de langue (glorieuse péripétie). Cela a eu le mérite d'éloigner cette dame, ainsi que de lier un lien d'amitié très fort entre mon compagnon et AB. Masa se serait certainement fâchée si je n'avais pas fait ce que je fais le mieux : la nunuche empotée qui s'excuse.
Comme nous avons de la chance de traiter avec quelqu'un qui a un aussi bon caractère, Masa nous a annoncé que l'insecticide serait certainement près dès le lendemain matin.
C'est le moment où Nekori et moi avons décidé d'aller acheter des rations, lesquelles commençaient à sévèrement manquer. J'ai été impressionnée par sa capacité à gérer notre argent tout en anticipant de quoi nous aurions besoin et à quel moment (nous avons opté bien entendu pour des thons, en vue de préparer à nouveau ces confithons délicieux... !). Heureusement que Nekori a le sens des réalités, car notre intendant et AB ont préféré aller à la taverne plutôt que de préparer la suite de notre voyage. Mais comme l'a dit notre chasseresse : un travail d'équipe suppose une bonne répartition des tâches !
Oh d'ailleurs, en passant près d'un étal, j'ai vu un Poing-de-géant ! Ces pierres qui permettent de faire des tisanes « jambes-légères » sont très courante chez moi, à Kokuriko, mais je n'aurais jamais imaginé en trouver dans ces contrées aussi éloignées. Je me suis dit que ce serait bien utile pour les andouilles dans mon genre qui ne peuvent faire trois pas sans se casser la figure. Mais bien entendu, c'est CHER : Port-Camphre est une ville dans laquelle l'humble voyageur est systématiquement rembarré à son statut de pauvre). L'aimable vendeur, avec qui j'ai partagé (GRATUITEMENT) mon précieux savoir de guérisseuse, m'a dit qu'on les trouvait à l'état naturel dans le Golfe du Brocq... Croisons les doigts pour en trouver !
Après nous avons retrouvé les garçons, l'heure du repas du soir étant arrivée. Mais c'était sans compter sur la nourriture absolument épouvantable qui nous a été servie par la tenancière de la taverne où nous sommes allés. Je comprends que les Neko-gobelins soient proches des chats, mais tout de même... les souris, c'est pas super appétissant. Surtout quand des touffes de poils peuplent l'assiette. Sayanel et AB nous ont alors expliqué que c'est ici qu'ils sont venus boire un verre, et qu'ils ont joué à un jeu d'argent avec une Neko-gobelin et un Yubiko, A'gaabthu et Noboshi, la première n'étant autre que la patronne de l'établissement. Elle est visiblement très mauvaise perdante, à moins qu'ils n'aient triché ? Nous sommes partis en vitesse avant qu'une bagarre n'éclate à cause des provocations d'AB et d'un croche-patte bien placé de la part de Nekori, qui a fait chuté notre hôte caractérielle.
Cette drôle de soirée nous a décidé à aller dormir en dehors de la ville, sur la Pointe d'Aché, une falaise proche de la mer. Il y pousse des Couronnes d'Aché, sortes de céleris élégants qui ont la réputation de conférer de beaux rêves pour qui en porte sur la tête. AB et moi avons décidé d'en coiffer nos fiers cuirs chevelus avant d'aller dormir.
Je ne sais pas vraiment ce qui s'est passé par la suite. J'ai eu l'impression qu'une voix très lointaine, profonde, portée par le vent, m'appelait à l'extérieur. Cela semble angoissant, décrit ainsi, mais je n'ai pas eu peur. Au contraire, j'étais tout à fait sereine, j'avais l'impression de flotter. Quand je me suis approchée de la falaise, j'ai remarqué qu'AB était là lui aussi. Il regardait, comme moi, la forme indistincte et gigantesque, qui appelait notre nom depuis l'Île des Prières. Au moment où j'allais faire un pas de plus, qui aurait pu m'être fatal, j'ai senti un petit être me retenir par la jambe. C'était ce Feuille-Fadet que nous avions vu chez les Cunitaures. Il nous a conseillé de rester où nous étions. Quand nous lui avons demandé qui était celui qui nous appelait, il a répondu que c'était un imposteur qui reprenait les prières du Hurleur à son compte. Avant de nous renvoyer nous coucher, le Feuille-Fadet nous a ordonné de garder nos couronnes sur nos têtes. J'ai très mal dormi par la suite.
J'ignore encore si j'ai rêvé ou non. Si c'était un rêve, AB m'a confié avoir fait le même que moi (à ceci près qu'il aurait entendu quelqu'un l'appeler à table, et non par son nom). Les couronnes, quant à elles, avaient disparu. Notre récit a laissé Sayanel et Nekori assez dubitatifs. Nous sommes allés chercher notre insecticide chez Masa sans plus attendre.
Elle nous a remis le précieux produit, qui se présentait sous forme de gel (dans un seau) et ne nécessitant qu'une infime couche d'application sur la zone à traiter. Les Anciens de La Ferté-des-Chaînes ont cependant cruellement manqué de discernement lorsqu'ils nous ont vu revenir avec l'insecticide. Alors que nous faisions une démonstration, tous se sont jetés sur le seau pour badigeonner avec excès leur seule salle de réunion. L'effet remarquable du produit de Masa, faisant partir en fumée les fourmis-rouilles, leur a fait perdre la tête. Nous n'avons pu sauver qu'un reliquat léger au fond du seau, ainsi que ce qui était resté sur nos doigts un peu poisseux. Sayanel a dû sortir en emportant le seau pour être sûr que plus aucun gâchis n'aurait lieu. Il était totalement furax. Je l'ai suivi pour le calmer.
Nekori, qui ne perd jamais son sang froid, en a quant à elle profité pour s'entretenir plus sérieusement avec Bogon Junior. Comment diable des fourmi-rouilles avaient-elles pu être ramenées par son père, Bogon premier du nom ? Celui-ci s'était rendu il y avait de cela quelques temps dans la Ville des Angoisses, de laquelle tout visiteur repart en portant sur lui la matérialisation d'une angoisse profonde, qui dort dans son esprit. C'est ainsi que Bogon est rentré à la Ferté-des-Chaînes, porteur d'une fourmi qui serait bientôt la reine de la colonie destructrice.
Nous n'avons pas perdu espoir, car même si le gel insecticide est presque entièrement utilisé, nous savons que pour atteindre les fourmi-rouilles en profondeur, il suffit d'atteindre cette reine. Laquelle était cachée depuis le départ dans la maison familiale. Bogon Junior n'avait rien osé nous dire, pour préserver l'honneur de son père. Nous n'avons pu que rester modestes face à ce modèle de loyauté filiale.
Nous nous sommes immédiatement rendus chez Bogon père, afin d'en finir avec cette reine une bonne fois pour toutes. A l'intérieur, tout était rouillé, rongé, attaqué du sol au plafond. Après un petit jeu de cache-cache un peu angoissant, un étrange bruit de mastication nous attire dans une pièce au fond de la maison : nous nous sommes retrouvés face à une affreuse fourmi de la taille d'un chien, couleur ocre-rouge. J'ai failli tourner de l’œil, tant elle était laide et répugnante. Heureusement mes camarades se sont montrés courageux : ils ont utilisé le tout petit reste du seau ainsi que du reliquat sur leurs mains pour badigeonner la reine. Cette créature de cauchemar s'est consumée dans un crissement effroyable et déchirant. Il n'en est pas resté une miette.
C'est ainsi que nous avons réussi à débarrasser La Ferté-des-chaînes du fléau des fourmi-rouilles.
Mais qu'en est-il des conséquences de leur si long séjour ? La banque locale a vu ses économies (en fer, bien entendu!) totalement dévorée par les insectes voraces. Il faudra certainement encore un peu de temps à la ville pour se remettre totalement sur pied !
Ce soir-là, nous avons dormi à l’œil dans notre auberge, remerciés pour l'immense service rendu à la population, et surtout enchantés de retrouver ces lits de fer tout ce qu'il y a de plus... rigides. Juste avant de dormir, j'ai entendu un petit « toc-toc-toc » à ma fenêtre. Quand j'ai ouvert, le Feuille-Fadet m'a tendu un Point-de-géant. En m'adressant un clin d'oeil, il m'a fait promettre de garder ce petit événement secret.
Je ne crois pas avoir rêvé, car en me réveillant ce matin, j'avais cette fameuse pierre dans ma main. Comme il est troublant, ce petit bonhomme.
Tsugumi.