– Je vais abaisser la bâche, dit Papa.
Il quitta son siège, déroula les pans de toile et les relia solidement à la caisse du chariot. Puis il tira la corde de l'arrière de manière à ce que la toile fronçât au milieu et qu'il ne demeurât plus qu'une ouverture minuscule, trop petite pour qu'on pût regarder au travers.
Marie se pelotonna sur le lit. Elle n'aimait pas les gués. Elle avait peur de l'eau qui déferlait. Laura, pour sa part, était tout excitée. Elle aimait entendre l'eau rejaillir. Papa remonta sur le siège et déclara :
– Les chevaux devront peut-être nager, là-bas, au milieu. Mais nous y arriverons, Caroline.
Laura songea à Jack et dit :
– Je voudrais bien que Jack monte dans le chariot, Papa.
Papa ne lui répondit pas. Il réunit et serra les rênes entre ses mains.
Maman expliqua :
– Jack sait nager, Laura. Il s'en sortira.
Le chariot s'engagea lentement dans la boue.
L'eau se mit à tourbillonner autour des roues. Le bouillonnement se fit plus intense. Le chariot tremblait sous les coups de boutoir de l'eau. Tout à coup, il se souleva, se balança, puis oscilla de droite et de gauche. C'était une impression désagréable.
Le bruit cessa et Mama ordonna sèchement :
– Couchez-vous, les petites filles !
Avec la rapidité de l'éclair, Marie et Laura se laissèrent tomber à plat sur le lit. Quand Maman prenait ce ton-là, elles obéissaient sans discuter. D'un bras, Maman tira sur elles une couverture étouffante, qui leur cacha la tête aussi bien que le corps.
– Restez tranquilles, comme vous êtes là. Ne bougez pas ! recommanda-t-elle.
Marie ne bougea plus. Elle tremblait sans rien dire. Mais Laura ne pouvait s'empêcher de se tortiller un peu. Elle aurait tant voulu voir ce qui se passait. Elle sentait le chariot tanguer et virer. Elle perçut encore un bruit d'éclaboussures, qui mourut à nouveau. C'est alors que le ton de Papa l'effraya. Il commandait :
– Prends-les, Caroline !
Le chariot fit une embardée. Il y eut soudain un grand bruit de plongeon sur le côté. Laura s'assit et tira sur la couverture pour se dégager. Papa avait disparu. Maman était seule et tenait fermement les rênes des deux mains. Marie cacha à nouveau son visage dans la couverture, mais Laura se redressa plus encore. Elle n'apercevait toujours pas l'autre bord de la rivière. Devant le chariot, il n'y avait que l'eau qui se ruait à sa rencontre. Et dans l'eau, trois têtes : la tête de Pet, la tête de Patty et la tête à peine visible et toute mouillée de Papa. La main fermée de Papa tenait fermement la bride de Pet.
Laura entendait à peine la voix de Papa au-dessus du déferlement de l'eau. Elle lui paraissait calme et gaie, mais elle ne comprenait pas ce qu'il disait. Il s'adressait aux chevaux. Le visage de Maman était blanc d'inquiétude.
– Couche-toi, Laura, enjoignit Maman.
Laura se recoucha. Elle avait froid et mal au cœur. Elle serrait les paupières, mais elle revoyait encore l'eau menaçante et la barbe brune de Papa, plongée dedans.
Durant un temps qui leur parut très, très long, le chariot fut ballotté et secoué deçà, delà. Marie pleurait sans bruit et Laura avait de plus en plus mal au cœur. Quand enfin les roues touchèrent le sol, le firent crisser, Papa se mit à crier. Le chariot tout entier s'ébranla par saccades et son arrière bascula, mais les roues tournaient sur le sol. Laura s'était une fois de plus relevée et se retenait au siège. Elle vit les dos mouillés de Pet et de Patty s'arquer pour grimper une berge raide. Papa courait à leur côté pour les encourager :
– Hue, Patty ! Hue, Pet ! Debout ! Debout ! Allez, mes belles ! Ah, les mignonnes !
Parvenues, toutes dégoulinantes d'eau en haut de la berge, elles s'arrêtèrent pour souffler. Sorti intact de cette traversée, le chariot s'immobilisa.
Papa reprenait son souffle, ruisselant d'eau, lui aussi. Maman ne put que gémir :
– Oh, Charles !
– Là, là, Caroline, lui dit-il. Nous sommes tous sains et saufs, grâce à cette bonne caisse de chariot bien étanche et bien reliée à ses essieux. De toute ma vie, je n'ai jamais vu une rivière monter si vite. Pet et Patty sont bonnes nageuses, mais j'ai l'impression qu'elles ne seraient pas parvenues de l'autre côté, si je ne les avais pas aidées.