DUNGEONS & DESIGNS
Maintenant que la refonte du combat et du matos est quasiment réglée, et après que mon premier donjon "d'initiation" ait été joué trois fois en démontrant des défauts en cascade, j'appréhende de mieux en mieux les
principes de conceptions nécessaires à
L'Ombre du Donjon. Ces principes s'avère bien plus spécifiques à ce jeu que je ne l'imaginais, et ils se rapprochent bien plus de ceux qu'on applique en jeu vidéo –en particulier en
level design– que des (vagues) méthodes employées d'ordinaire pour les donjons sur table...
I) Des labyrinthes compréhensibles
Les JdR sont généralement des jeux
complexes : même quand leurs règles sont simples, y jouer réclame au minimum de se représenter ce qu'on nous raconte, d'agir dans la fiction, d'incarner son perso, d'être attentif à ses camarades, de manipuler les supports de jeu et de gérer sa fiche. Tout ça avec une bande d'autres joueurs modérément unis, autour d'une table où il n'y a jamais assez de chips.
À quoi
L'OdD ajoute des complications "roleplay" supplémentaires (le relationnel, l'Ombre des perso), de gros enjeux tactiques soulignés par un niveau de challenge inhabituel en JdR
[1] (prendre des risques, arbitrer ses résultats, assurer l'éclairage, gérer les ressources, supporter l'attrition, se coordonner comme une véritable équipe...) et la nécessité réellement stratégique de progresser
efficacement dans le donjon, sans quoi la mission tourne à l'Horreur (ce qui est tout à fait dans le ton, notez bien, mais rarement le souhait des joueurs).
En pratique, cette exploration stratégique requiert non seulement que les protagonistes s'informent pour faire des choix raisonnés et restent concentrés sur leurs buts malgré les distractions et les embûches, mais surtout qu'ils se débrouillent de la
constante tension entre risques et bénéfices, qui est finalement l'aspect le plus récurrent du jeu : garder des Succès ou annuler des Complications, progresser vite pour prendre l'Adversité de court ou faire des détours pour ramasser plus d'infos et de butin, aller en reconnaissance dans le noir pour repérer l'ennemi avant qu'il n'aperçoive la lanterne de l'Escouade, employer son Ombre quitte à ce qu'elle empire...
Même si le jeu fournit alors
divers guides et outils pour faciliter la prise en main de ces tâches, comme la fiche de perso elle-même
[2], le Carnet de Route (où l'Escouade consigne en chemin les indices qui vont finir par lui fournir du bonus pour arriver à destination) ou la formalisation des postes de l'équipe (un Officier qui fixe les objectifs, un Éclaireur ou Malandrin qui ouvre la voie, un chroniqueur qui prends les notes...),
ça fait beaucoup de choses à garder en tête une fois cumulés les attendus habituels du JdR avec les enjeux spécifiques de
L'OdD.
Ce jeu est
fait pour être dur, mais pas à tous points de vue, pas n'importe comment et pas dès le début.
En particulier,
l'exploration ne devrait pas être compliquée, encore moins nébuleuse : les enjeux doivent en être assez clairs pour que les protagonistes n'aient pas de doutes sur
leurs buts. Les PJ, eux, peuvent être en
désaccord sur les priorités ou la méthode, ils peuvent peiner à mettre leur plan en œuvre et même se perdre en route. Mais les joueurs devraient toujours savoir où ils vont et comment y aller (au moins en théorie), donc comment corriger le tir quand ils se plantent.
S'ils n'ont pas une idée claire de ce qu'ils essayent de faire, les hésitations plombent autant le gameplay que l'ambiance de
L'OdD, et je tâche désormais de les réduire.
Pour cela, le jeu doit guider et encadrer l'exploration (paradoxalement), et le meilleur moyen est encore d'
en inscrire visiblement les enjeux dans le donjon lui-même : si mes donjons sont en réalité assez schématiques quoiqu'ils fassent semblant d'être labyrinthiques
[3], l'espace lui-même doit presque constamment indiquer une direction générale (monter, descendre, avancer vers l'Ouest, suivre la rivière souterraine...), fournir des rappels topographiques (où sont les PJ, où vont-ils, quels sont les obstacles et les passages), annoncer les dangers et tenter les mercenaires avec du butin.
Ce qui réclame en fait de placer
des "panneaux indicateurs" un peu partout : la plupart seront en fait dissimulés dans le décor ou dans l'obscurité, et bon nombre seront même verrouillés derrière une épreuve. Mais ces indications doivent être suffisamment présentes pour que non seulement les joueurs puissent effectivement les trouver quand ils en cherchent, mais encore
qu'ils pensent justement à les chercher parce que le jeu leur a enseigné qu'elles étaient forcément là, quelque part. (C'est d'ailleurs spécialement important pour les détours : en plus de contenir des dangers et des trouvailles supplémentaires, chaque Scène optionnelle doit finir par remettre les PJ sur le bon chemin, bien souvent en révélant la direction du check-point suivant.)
L'exploration et tout ce qui sert à la guider vont alors beaucoup mieux fonctionner si le donjon est en lui-même
un espace cohérent : le (faux) dédale est nettement plus facile à concevoir s'il possède une logique interne à laquelle se référer, et le fait que les joueurs puissent à leur tour appréhender cette logique les aidera ensuite à s'y orienter.
Cohérence et logique participent en plus à
crédibiliser l'univers, ce qui est en fait un pré-requis quand on demande aux joueurs de réfléchir pour s'en sortir : avant de pouvoir s'appuyer sur leurs connaissance du contexte pour déduire quoique ce soit d'utile, il faut que les joueurs puissent effectivement compter sur une certaine solidité du
système-monde.
Au final, tout ça permet au donjon de
raconter sa propre histoire : expliquer d'où il vient, comment il s'est produit ou a été bâti, ce qui s'y est passé... Ce qui est à la fois un mystère central de l'univers du jeu (qui diable a creusé tous ces souterrains ?) et un gros enjeu narratif pour la plupart des missions, mais aussi un moyen supplémentaire de guider l'exploration par la narration : "
Si cet endroit est en fait une sorte de prison pour démons, mais inondée et abandonnée, est-ce que les prisonniers, eux, auraient trouvé un moyen de sortir ? _Par la brèche d'où arrive toute cette flotte, peut-être ? _Essayons de remonter le courant !"
1] Ce challenge est "inhabituel" parce que, en pratique, la majorité des JdR sont soit faciles (on gagne presque à tous les coups pour que l'histoire avance) soit aléatoires : les joueurs peuvent faire des choix, mais la résolution de leurs actions ne leur demande pas d'autre effort que de jeter les dés. En play-tests, le fait que L'OdD réclame de réfléchir sous peine de mort des perso est ce qui a surpris le plus de joueurs jusqu'ici : certains en sont été gênés, suffisamment d'autres ont aimé (ou au moins aimé le contrôle que ça leur confère), mais la plupart ont d'abord trouvé ça stressant.
2] Fiche de perso dont je révise actuellement la conception : au départ c'était à la fois pour accorder plus de place à l'équipement (qui est plus défini depuis qu'il est plus important pour le jeu) et mieux expliquer l'usage des parts d'Ombre. Mais pour ça, la fiche a du doubler de taille (double-page A5), j'ai donc la place d'y ajouter d'autres choses et je tâche d'en faire bon usage...
3] En réalité, la plupart des mes donjons ne sont qu'un chemin principal allant de Confrontation en Confrontation, offrant juste quelques détours (optionnels ou accidentels) et rarement un véritable embranchement : l'impression de labyrinthe vient de la mécanique d'explo, de l'esthétique du décor et de l'obscurité générale, mais pas de la structure du donj'.
Ce qui est en fait le cas de beaucoup de donjons, papier ou vidéo, parce qu'un véritable labyrinthe est tellement difficile à naviguer qu'il est déjà un jeu en soi lorsqu'il est vu du dessus et qu'il n'y aucun autre challenge que de s'y retrouver avec un crayon : traduit dans un autre médium que le dessin (ou le plan) et vu à la première personne, même un p'tit dédale simple, sans aucun piège, userait la patience des joueurs bien avant qu'ils n'atteignent la sortie.
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II) Des phares dans la nuit
La plupart des jeux d'exploration sont des jeux d'
information avant même d'être des jeux de circulation (se déplacer, franchir les obstacles) ou de survie. C'est particulièrement sensible dans
L'OdD parce que les joueurs y jouent en grande partie à
découvrir l'espace, plus particulièrement à y situer le but de leur mission, à identifier un chemin pour l'atteindre (qu'il s'agisse effectivement d'un itinéraire ou des indices pour résoudre une énigme) et à dénicher les ressources nécessaires au trajet.
Un paquet de mécanismes mettent d'ailleurs cette
collecte d'infos en valeur : en plus du Carnet de Route déjà cité (où les joueurs notent et combinent indices, pistes et directions),
L'OdD est largement un jeu "à secrets", les missions commencent par une phase de renseignement et ravitaillement, la plupart des perso possèdent des Spécialités dédiées à certaines manières de s'informer (fouille, pistage, orientation, observation, tactique, érudition, confession, divination, etc.), les rebondissements "Noirs" engendrent des intuitions et des visions, les artefacts trouvés en chemin ne révèlent leurs capacités (et leur histoire) que quand on les étudie, c'est encore un aspect récurrent des Relations et des Bivouacs (durant lesquels on se retape
et on fait le point), le rayon d'éclairage est une sérieuse contrainte tactique...
Mais, jusqu'ici, j'avais bien trop négligé de répercuter la nécessité de "s'informer pour s'orienter" sur la construction même de l'espace, en particulier l'extrême importance de
placer régulièrement des "belvédères" à travers le donjon : des endroits d'où les PJ peuvent observer le paysage et en tirer des informations sur la structure des souterrains, les dangers et obstacles à venir, puis décider d'un itinéraire vers leur destination, bien souvent
le prochain belvédère.
Les joueurs ont en fait
toujours besoin d'avoir (au moins) une destination pour progresser intentionnellement : on peut éventuellement leur offrir le choix entre plusieurs, mais
ce choix doit alors être assez "informé".
Les play-tests ont d'ailleurs montré que si
les joueurs hésitent ou se paument (et pas simplement les PJ, ce qui est beaucoup plus acceptable), c'est presque toujours
lorsqu'ils perdent leur destination de vue, littéralement (les perso n'arrivent plus à la voir) ou métaphoriquement (les joueurs en oublient l'importance).
Ce qui signifie que non seulement la conception du donjon mais
la manière dont il est décrit aux joueurs doit particulièrement mettre en valeur ces destinations-repères, pour que leur importance dans le gameplay soit aussi claire que possible. Et si je veux que ces lieux soient plus intéressants que les clochers d'
Assassin's Creed ou les antennes-radio de
Farcry, j'ai même intérêt à leur conférer une esthétique digne de ce nom et même une
importance narrative, en faisant des "belvédères" des lieux significatifs du donjon, de son histoire ou de ses occupants.
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Notez que ces "points de vue" n'ont pas besoin d'être très panoramiques, et qu'ils peuvent même être remplacés par d'autres informations doublement
spatiales, puisqu'à la fois topographiques et
inscrites dans le lieu : une fresque représentant la vie dans la cité oubliée (en donnant de précieuses informations sur la position des sites principaux), un chandelier qu'on peut hisser vers les cintres pour révéler les étages supérieurs, ce genre de trucs.
Ces belvédères peuvent en fait prendre des formes très diverses pour peu qu'ils respectent trois paramètres :
● que trouver l'info nécessite d'abord d'
atteindre un lieu précis (il est même parfois nécessaire que ce lieu soit repérable d'assez loin)
● que cette info soit suffisamment
"accrochée" au lieu pour que les PJ ne puissent que rarement l'emmener avec eux (ils ne peuvent généralement qu'en prendre note, sinon c'est qu'ils viennent de trouver une carte sur parchemin) et
● que la présence et donc l'utilité de l'info
se révèle en fouillant et/ou en illuminant l'endroit. Et même, au moins dans les premiers donjons, que la fonction topographique du belvédère puisse apparaître
rien qu'en fouillant ou en y faisant un peu de lumière : même un site de bivouac pourrait révéler sa valeur de belvédère une fois que les PJ y ont allumé du feu...
Ce dernier aspect peut sembler assez artificiel, mais c'est d'abord ce qui permet à la MJ de distribuer les infos essentielles aussi bien quand les PJ en cherchent sciemment que lorsqu'ils sont en quête de ressources, et la fouille se combine ensuite avec les mécanismes d'éclairage et d'Obscurité comme avec l'esthétique générale "d'éclairer les ténèbres".
C'est surtout sur la base de ces mécanismes qu'on peut éventuellement instaurer
un challenge particulier pour révéler l'info : il faut se risquer sur le balcon en ruines une lanterne à la main pour apercevoir le labyrinthe au-dessous, une colonie d'insectes venimeux a fait son nid dans les renfoncements de la fresque-carte, le chandelier doit être hissé après avoir compris ou même réparé son mécanisme compliqué, la cité perdue est parsemée d'indications dans une langue morte...
D'ailleurs, mettre en place une épreuve même minime pour accéder à l'info produit en fait un
enseignement ludique (à la fois amusant, mécanique et
cognitif) soulignant l'importance du belvédère, ce qui est un rappel miniature, à l'échelle d'un seul lieu, du gameplay global qu'est "révéler peu à peu le donjon" par l'exploration. Car, au risque d'insister, ce rappel est spécialement utile à un gameplay aussi "inhabituellement complexe" que celui de
L'OdD.
Néanmoins,
mes belvédères ne sont pas faciles à concevoir. (J'ai fait du
level-design, j'aurais du le savoir.)
À la fois parce que j'en attends beaucoup (des infos, du gameplay, de la narration...), parce qu'un environnement par nature aussi fermé et obscur qu'un souterrain s'y prête assez mal
[4], que les play-tests indiquent qu'il faudrait prévoir un belvédère toutes les 3-4 Scènes en moyenne (un peu plus au premier acte et dans les donjons d'initiation, un peu moins par la suite), ce qui m'en fait au moins 6 par mission, et qu'ils doivent encore être bien distincts les uns des autres car la répétition est le pire ennemi de la découverte.
Je peux certes faire en sorte que le décor des Confrontations révèlent un belvédère en cas de victoire mais, grossièrement, il m'en faut un de plus à mi-parcourt de chaque acte d'une mission.
La cohérence et la dynamique globales mentionnées plus haut me sont alors très utiles, tant pour inventer
des belvédères suffisamment variés que pour donner aux donjons une structure générale qui multiplie les occasions d'en placer, généralement en ajoutant de la verticalité, des lignes de force, des ouvertures ou des repères (une rivière qu'on
entend courir à travers les grottes, un mystérieux courant d'air, une ligne de fracture récente) et même des sources de lumières ambiantes (champignons bio-luminescents, étranges cristaux, reflets du métal ou de la pierre humide, crevasses ouvertes au plafond, etc.) qui s'ajoutent aux règles d'éclairage.
C'est en croisant tous ces principes que je crée par exemple le linteau d'un grand portail qu'un PJ escaladera (pour récupérer un gros joyau ou lire une inscription)
avant d'apercevoir les dimensions d'une caverne bien plus vaste (mais, curieusement, moins sombre que prévue), la haute terrasse formée par le dernier étage d'un bâtiment aux murs partiellement effondrés, des archives où la cité perdue est décrite largement mais indirectement sur des parchemins qui tombent en poussière (pour que les PJ ne puissent que difficilement les emmener), le sommet d'une cataracte dont le lointain bassin reflète la lumière des lanternes...
De fait, concevoir des souterrains qui soit à la fois intéressants, cohérents et qui guident le gameplay demande
pas mal de boulot, et je ne vous raconte pas le merdier lorsqu'on ajoute des contraintes créative comme la nécessité de varier les donjons eux-mêmes, la révélation progressive des secrets, une magie sensément cohérente ou "
une civilisation médiévale qui s'est développée sous terre, donc sans aucun bois
ni végétal chlorophyllien"...
4] Exemple typique : pour qu'une sorte de tour à l'intérieur d'une caverne obscure puisse se révéler un belvédère, il faut d'abord que la vue du pied de l'édifice soit assez dégagée pour que les PJ puissent remarquer que "Tiens, ça monte haut, ce truc-là... On dirait même un balcon, au dernier étage !", puis qu'il y ait effectivement des choses à voir depuis le-dit balcon : que les bâtiments alentours soient assez "brillants" pour refléter la lanterne des PJ (à cause de l'humidité ambiante, par exemple, d'un matériau curieusement "clair" ou de multiples pièces métalliques), que de larges trouées permettent d'apercevoir les constructions plus lointaines et qu'elles aient d'ailleurs leur propre source d'éclairage (alors mystérieuse) rien que pour qu'on les aperçoivent, etc.
Si ces éléments participent de la cohérence générale du donjon, il faut vraiment que je les conçoive comme un level-designer, c'est à dire qu'en plus d'inventer un espace navigable, je dois y réfléchir à une sorte de signalétique intra-diégétique : par exemple, les corniches systématiquement tâchées de blanc dans Assassin's Creed ou Uncharted, la manière dont les Dark Souls exploitent les lumières ambiantes et la structure même des décors pour créer des "fenêtres" d'où on voit la suite du level, etc.