Bien, voici donc une explication de
l'esthétique, la dynamique & la mécanique de jeu, pour
@Gobelours et les autres que ça pourrait intéresser. Notez que si j'en parle longuement et avec une certaine assurance, ce qui suit n'est évidemment que ce que je comprends de ces notions vastes & complexes : j'espère que l'explication sera instructive, mais je ne prétend pas qu'elle soit définitive.
Ce gros pavé est aussi plein de réflexions qui vont très au-delà de
L'Ombre du Donjon et je m'y vautre dans les circonvolutions théoriques avec un bienheureux abandon, alors même que je pensais n'expliquer tout ça "qu'un peu" : je me suis entiché du sujet, donc c'est devenu hénaurme, vous êtes prévenus...
_________
Avant d'attaquer la théorie spécifiquement rôliste, laissez-moi m'adonner à un peu de réflexion "artistico-médiatique" car elle aura son importance pour la suite...
Pour commencer, le game design a beau être un domaine assez spécial,
les jeux en général et le JdR en particulier restent des médias, c'est à dire des moyens d'exprimer, concrétiser et diffuser un
message, qu'il s'agisse de fiction, d'informations ou même d'une "expérience" qu'on veut transmettre à un public. Notons au passage qu'un message a pour principale caractéristique d'avoir une
signification : elle peut être purement émotive, très intellectuelle ou même un peu conne, mais le fait qu'un message
signifie quelque chose est fondamental, puisque transmettre ce sens devient
le but du média lui-même. Même si c'est un Lolcat qui ne transmet que de la mignardise : c'est déjà un message et, en contexte, il peut avoir le sens d'une connivence, d'une moquerie et parfois même d'un commentaire social...
Cette définition médiatique revient à observer le JdR de très haut, dans ses fonctions les plus abstraites, mais elle a l'avantage d'être beaucoup plus fonctionnelle que "l'Art", qu'on ne peut pas (plus) tellement définir et qui tend à devenir un jugement de valeur : un média, au moins, on sait ce que c'est, et par quel bout ça se prend.
Ça simplifie au passage la grande interrogation du JdR
en tant qu'Art car, si c'est un média, il peut certainement servir à concevoir et transmettre de l'Art (quelle qu'en soit votre définition), mais ça n'est pas sa fonction première ni sa valeur intrinsèque : un média transmet
des messages, il se trouve simplement que certains messages peuvent être "de l'Art", du cochon ou encore un paquet d'autres trucs. On peut même évaluer un contenu médiatique sur un critère fonctionnel tout simple : est-ce qu'il communique
efficacement sa fameuse signification ?
[1]
Précisons d'ailleurs que cette efficacité n'exclue pas la nuance, l'ambigüité ou même la contradiction, si elles font partie du message. Mais la transmission réclamant que le message soit
cohérent, on ne peut pas raconter trop de choses en même temps : seulement des notions qui
font sens entre elles.
La notion de média pâtit par contre d'une subtilité de vocabulaire un peu pointue :
● tous les moyens matériels servant à la réalisation et à la transmission d'une œuvre sont, de manière très générique, appelés des
médiums : le texte est un médium, tout comme un forum, l'aquarelle ou une partition musicale. En théorie, le pluriel de ce mot latin devrait être "
media" mais, à l'ère de la communication, ce terme a été carrément phagocyté par le suivant...
● on utilise bien plus souvent la notion de
média comme abréviation de l'Anglais
mass-media, soit les systèmes de grande diffusion comme la presse, la télévision, etc., et eux font désormais leur pluriel en "
médias". Par extension, depuis le développement de la théorie des médias et de la médiologie, on en est venu à appeler "média" presque tous les moyens de transmission, y compris les romans, la BD, les jeux, etc.
● un média peut de fait employer plusieurs
médiums à la fois, comme le cinéma ou le JdR, et on parle alors d'un
multi-média (singularité du média, multiplicité des médiu
ms), utilisant différents canaux de transmission –texte, musique, vidéo, etc.– pour diffuser un même contenu global.
C'est pas hyper-pratique mais, vu le sujet, je vais beaucoup me servir de ces distinctions, et mieux vaut prévenir...
~
Pour en venir maintenant à l'esthétique, la dynamique & la mécanique de jeu, si la création d'une œuvre quelconque est en pratique un processus fréquemment bordélique impliquant un grande nombre d'essais, erreurs, corrections, intuitions, tâtonnements, prises de consciences et ajustements, la théorie voudrait qu'elle s'opère en descendant du niveau
conceptuel (les idées, le message...) vers le niveau
formel –soit les "formes" (au sens large) employées pour exprimer ces idées (l'usage et la "grammaire"du médium, le style, le format...)– puis la réalisation de ces formes par la
technique (soit le moment où on se bagarre vraiment avec les supports, l'exécution, la réalisation, la fabrication...). Par exemple, un film est au départ un tas d'idées et d'intentions conceptuelles, qu'on met ensuite en forme(s) d'abord dans un script puis par un storyboard qui sont déjà indicateurs de style ou de durée du métrage ; ce n'est qu'ensuite qu'on s'attaque à la réalisation et, même si la photographie, les acteurs et le montage vont encore enrichir les idées et les formes, ça devient alors une entreprise très
technique.
C'est un peu la même chose pour la plupart des médi
as et, en vertu de cette théorie, l'
analyse d'une œuvre peut notamment se faire
en remontant ce courant créatif depuis les aspects techniques (souvent les plus visibles) vers les choix formels, pour en déduire finalement les intentions conceptuelles.
Dans le domaine particulier des jeux, la matrice anglo-saxonne "
MDA" (pour
Mechanic, Dynamic & Aesthetic of play) est par ailleurs une méthode analytique qui sert grossièrement à vérifier la cohérence de ces différents niveaux entre eux. Mais, à mes yeux, cette matrice a surtout l'avantage d'avoir –
enfin !– appliqué au jeu (
vidéo, pour commencer) des principes qui existent de très longue date dans les analyses littéraires et picturales : c'est juste que le jeu n'étant pas encore très souvent considéré comme un médi
a et rarement conçus par des gens qui ont fait des études d'art (ou de comm', de sémantique...), ses théoriciens perdent un temps fou à réinventer la roue et à s'extasier qu'elle soit ronde.
À leur décharge, il faut admettre que si la ludologie date du siècle précédent
[2], les jeux sont quand-même des médi
as monstrueusement protéiformes, qu'on poursuit de nos théories analytiques comme si on chassait la gazelle au filet à papillons. Parmi eux, le jeu
de rôle est en particulier une bestiole qui rue sauvagement contre la plupart des cadres
médiologiques, une espèce de licorne à 5 pattes avec une kyrielle de caractéristiques vraiment inhabituelles
[3] mais que, pourtant, on peut analyser et concevoir presque "comme d'habitude", en se demandant simplement ce qu'on voudrait raconter, comment mettre le public en situation de recevoir le message et, finalement, comment encoder le-dit message à l'intérieur de notre médium.
Pour se démerder de cette étrange bestiole, il faut essentiellement admettre que, quoique les jeux soient presque toujours des
multi-médias mêlant tout un tas de textes, images, sons, objets ou jeu théâtral (et je ne vous parle même pas de vidéo),
leur principe le plus essentiel est l'interaction du public avec le contenu : ce ne sont pas tant les textes ou les zimages qui comptent que ce qu'ils vont inciter les utilisateurs
à faire de l'objet-jeu, et ce que cet objet saura leur renvoyer de résultats, de feedback, de challenges, de surprises, de plaisir... et donc de
sens. Les médias interactifs réclament de fait beaucoup plus de participation que leurs ancêtres "passifs" (le roman, la presse, la télé, etc.), puisqu'on ne demande plus seulement au public de décrypter le sens de ce qu'on lui raconte mais d'agir, de réagir, d'
utiliser le bousin et donc de
réaliser lui-même l'expérience finale. Ce qui est spécialement vrai pour les jeux de narration commune, comme notre JdR, puisqu'ils réclament carrément que les joueurs contribuent à la fiction et à la narration (au sens de "la
manière dont on raconte les histoires").
Cette distinction est essentielle d'abord parce qu'elle permet de mieux comprendre le fonctionnement des médias ludiques, et ensuite parce qu'elle nous fournit un critère pour distinguer les jeux les uns des autres, y compris les jeux
de rôle : ce qui différencie ces différentes œuvres devrait moins tenir à leurs fictions (univers, histoire, etc.) ou à leurs styles visuels et narratifs qu'à
la nature des interactions proposées. C'est notamment pour ça qu'un jeu est principalement défini par son
gameplay, c'est à dire la façon dont on y joue : ce qu'il y a à gagner, à perdre, à risquer et –surtout– les moyens proposés pour vaincre le challenge.
La conception de ce gameplay est donc le principal objet du game design : définir un JdR par son univers ou ses histoires est peut-être plus facile à expliquer, mais c'est passer à côté de ce qui fait la particularité de ce média. Et, malheureusement, ça arrive assez souvent.
Pour une réflexion plus complète sur tout ce bastringue, j'ai écrit une grosse série d'articles intitulés "
Jeter les dés ne me suffit plus" (modérément facile à lire : mes excuses), mais ici on va surtout se préoccuper de nos fameux niveaux conceptuels, formels et techniques...
_________
Dans le contexte du game design, l'
Esthétique est très largement "ce qu'on veut que le jeu communique" : ses éventuels propos, thèmes ou les questions qu'il propose d'explorer, la gamme d'émotions ou de sentiments qu'il entend transmettre, les compétences et les efforts qu'il demande aux joueurs, l'expérience globale qu'il induit et peut-être bien les genres ludique et narratif dans lequel il se situe (ça se discute), potentiellement son approche particulière d'un gameplay ou d'une fiction... Théoriquement, l'esthétique contient donc
l'objectif sémantique du jeu : c'est pour en transmettre
le sens qu'on s'emmerde avec tout le reste. Mais je dis "théoriquement" parce que plein de concepteurs croient que leur but est "d'amuser les gens", ce qui est à la fois assez vrai, un peu primaire et pas franchement utile puisque cet "amusement" est une notion affreusement vague
[4].
Si elle requiert effectivement une
note d'intention assez claire
[5] et quoiqu'elle se fasse au départ "un peu" dans l'abstrait, établir cette esthétique comme une base exploitable pour le design implique déjà de faire des choix relativement
précis, donc assez
exclusifs : très tôt dans la conception d'un jeu, on identifie des choses qu'on doit nécessairement inclure pour manifester le propos et, à l'inverse, des idées qu'il ne faudrait surtout pas y mettre, quelle que soit la tentation, parce qu'elles contrediraient le message.
Par exemple, sachant que
L'Ombre du Donjon doit notamment être un jeu où la tactique permet de résister à l'horreur, il faut que je me garde de mon habitude de tout expliquer : parce que l'explication totale, c'est la mort de la trouille. S'il n'y a plus de trouille, y a plus tellement besoin de tactique et j'ai plus vraiment de jeu. Dès l'étape esthétique, je savais donc qu'il faudrait que je décide un peu précisément ce que le jeu explique, ce qu'il ne dit qu'à la MJ, ce qu'il sous-entend et ce qu'il n'explique
pas du tout pour maintenir l'horreur : c'est déjà un choix esthétique "exclusif", pour une simple raison de cohérence entre thème et gameplay.
~
Durant cette phase conceptuelle, l'esthétique peut rester un peu "théorique", au sens où l'on peut y inclure des principes qu'on ne sait pas encore comment réaliser et qui demanderont pas mal d'expérimentation : c'est pas grave, on a pas besoin de penser à tout d'un seul bloc (c'est même pour découper le travail qu'on a besoin de méthodo). Notamment, je voulais dès le départ que
L'OdD soit un jeu où
on explore autant qu'on combat les ténèbres, celles des donjons comme celles des perso, mais il m'a fallu longtemps et beaucoup d'essais pour traduire ces deux concepts déjà ambivalents
[6] en dynamique(s) de jeu puis en mécanismes.
Mais si nombre de notions esthétiques peuvent ainsi rester suspendues dans l'abstrait jusqu'à ce qu'on leur trouve une
forme ludique, elles participent déjà d'une
démarche créative plutôt déterminée (et d'autant plus radicale qu'on veut produire un jeu
original), incluant une liste nécessairement
courte de priorités formelles : non seulement au niveau
ludique (en jeu vidéo, on aime à parler de "piliers" de gameplay), mais aux niveaux
narratif (de quelle manière va-t-on y
raconter nos histoires) et
graphique (quelle gueule veut-on qu'aient le livre, les fiches, les supports de jeu...).
La part la plus concrète de l'échelon esthétique est peut-être la nécessité de déjà considérer les
particularités et contraintes du medium. Car si le JdR est un méd
ia très spécial et possiblement une variante de
narration interactive (qui n'est pas le machin le mieux défini du monde), au moins est-il simplement
publié en livres (et quelques accessoires) : des bouquins qui sont fait d'un nombre limité de pages pleines de texte, mis en forme, agrémenté de schémas et d'illustrations, mais qui implique déjà que
l'écriture va être l'aspect le plus critique de notre multi-média ludique. De fait, on peut bien avoir un propos génial et des mécanismes super malins, si on est pas capable de les expliquer clairement
à l'écrit, personne n'en profitera.
Ce qui pose aussitôt des questions de poids, de complexité et donc d'accessibilité des règles, amenant une autre interrogation :
à quel public on s'adresse, en fait ? Réponse : essentiellement à des Meneuses de Jeu, qui doivent comprendre l'engin assez bien pour s'en servir et le ré-expliquer aux joueurs avec un minimum de déperdition. Mais qui sont ces MJ et, parmi leur masse, lesquelles vise-t-on plus particulièrement ? Hé ben ça dépend du propos du jeu et de son gameplay : dès qu'on commence à faire des choix d'esthétique et de contenu, bien souvent, on induit déjà un certain tri du public.
Et vues les difficultés que posent un média indirect, c'est à dire qu'on va transmettre à des tiers pour qu'ils le répercutent aux utilisateurs finaux, mieux vaudrait donc savoir un peu à quelles MJ on cause, pour réfléchir à la meilleure manière de s'adresser à elles. Mais vu que le milieu rôliste est fragmenté et assez méconnu, le mieux est peut-être de commencer par une esthétique visuelle qui, espère-t-on, attirera le genre de MJ qu'on recherche : l'illu de JdR, c'est un peu du packaging (entre autres choses).
À la limite,
les visuels des bouquins étaient l'aspect de
L'OdD le plus facile à concevoir, car c'est encore là que j'ai la plus grande expérience professionnelle (même si je dois me décarcasser au dessin, vu que j'ai mis la barre un peu haut pour mes compétences sommes toutes rouillées). Comme l'éditeur ne m'a proposé que quelques pages en couleurs et vue l'importance des ténèbres et de la lumière pour ce jeu, j'ai décidé assez tôt que le bouquin serait très largement illustré en
clair-obscur, c'est à dire des noir et blanc très nets, avec quelques effets de matières pour signifier le gris entre les deux, le tout généralement éclairé à la torche ou à la lanterne : donc une lumière très localisées et des jeux d'ombres portées découpant nettement les décors et les visages... Graphiquement, j'utilise des
motifs de labyrinthes pour animer les pages, ancrer les titres etc.
Les deux ensemble me permettent de faire un paquet de trucs intéressants : d'abord poser l'ambiance et "donner à voir" les thèmes principaux du jeu, mais aussi évoquer de manière symbolique (et un peu cryptique) la Mystérieuse Civilisation Souterraine™ qui a produit le méga-donjon, noyer certaines choses dans l'ombre autant que mes motifs labyrinthiques ou –par contraste– utiliser la lumière pour mettre certains éléments en valeur. Je tente d'ailleurs de faire varier la part de noir et de blanc au fil des pages pour que, notamment, les textes destinés aux joueurs soient les plus "printer's friendly" ou que les sections réservées à la MJ symbolisent leur aspect secret en étant carrément en blanc sur noir.
Ces deux principes s'appliquent aussi bien à la maquette et aux illustrations qu'aux supports de jeu comme la fiche de perso. Même les couvertures et l'écran, qui seront pourtant en couleurs, respecteront largement cette esthétique visuelle, la couleur –en particulier le rouge– n'existant vraiment qu'à la charnière entre le noir et le blanc.
~
"
Mais zalors, demanderez-vous si vous avez été attentifs,
où se cache donc la signification de cette esthétique, celle de L'OdD, par exemple ?"
Hé bien, figurez-vous, c'est justement là que les médias interactifs font leur numéro le plus radical. Le principe de décodage voulant que le sens d'un message n'apparaisse vraiment qu'à la fin (une fois qu'on a vu tout le film, on peut enfin comprendre qui était le tueur et où l'auteur voulait en venir), et puisque la fin d'un jeu dépend
des résultats obtenus par les joueurs... (attention, roulements de tambour)
ce sont les participants qui génèrent la signification d'un jeu ! Quand j'vous disais qu'on attendait qu'ils contribuent...
Plus exactement, si les auteurs peuvent encadrer et même programmer en bonne partie la signification
globale de leur jeu, en particulier en définissant le
but du jeu (donc son aboutissement et une part importante de sa signification), les joueurs vont donner un sens différent à chacune de leurs propres parties. Peut-être simplement parce qu'Alice aura gagné plutôt que Bob mais, dans les jeux très narratifs, parce que les choix et la performance des joueurs décidera en fin de compte si on racontait l'histoire des héros qui sauvèrent la cité ou celle des malheureux qui périrent en essayant : parce que le sens d'un message n'est vraiment perceptible
qu'à la fin de la transmission, un même scénario peut donc, une fois joué, déboucher sur l'épique ou la tragédie.
En JdR, jeu fondé sur les décisions des joueurs (dans des dimensions très variables, certes, mais le JdR reste largement un jeu de choix), il est même assez courant qu'on laisse carrément les joueurs décider que leurs perso ne seront ni des héros ni des martyrs, mais des crapules qui profitent de la menace pour leurs propres manigances dans la cité : ce faisant, on leur permet en fait de définir le but du jeu, ce qui leur confère un pouvoir considérable sur la signification d'une partie...
Cette impression donnée aux joueurs d'avoir une influence significative sur le déroulement et le sens d'un jeu est d'ailleurs ce qu'on appelle l'
agentivité : la notion a déjà suscité pas mal d'écrits (y compris de ma part), je me contente donc de la mentionner.
Mais si les joueurs de JdR peuvent parfois réinventer jusqu'au but d'un jeu publié, savoir
quelle part du sens il faut fixer d'avance pour définir suffisamment l'expérience propre à une œuvre ludique et, à l'inverse, quels aspects devront être ouverts à la contribution des joueurs est de fait une des complexités intrinsèques à la conception des médias interactifs.
Cette proportion de linéarité et d'ouverture peut conditionner jusqu'au genre ludique, puisque c'est notamment comme ça qu'on passe du
metroidvania au
shoot'em up (en réduisant le parcours à un itinéraire unique) ou du
Livre dont Vous êtes le Héros à la narration partagée : au lieu de seulement choisir un itinéraire entre des paragraphes forcément prédéfinis, si on leur ouvre des possibilités créatives, les joueurs peuvent étendre l'histoire, inventer, s'approprier des éléments, etc. Ces principes de jeu vont très vite réclamer des médiu
ms différents, parce qu'un bouquin seul ne peut pas vraiment réagir à ce que vous inventez : pour ça, il aura besoin de la puissance de calcul d'un ordinateur ou de la réactivité d'un médiateur humain, c'est à dire une MJ.
Et quand on conçoit un média interactif
indirect comme le JdR, il faut créer
plusieurs sortes d'ouvertures : des interactions et des espaces créatifs
destinés aux joueurs (mais auxquels la MJ devra souvent participer ou même présider), d'autres interactions et espaces de créations
pour la MJ, certains que joueurs et MJ se partageront... Sincèrement, à ce niveau, je suis vraiment loin d'avoir tout compris ou catégorisé : pour mes propres projets, je me contente de réfléchir aux destinataires des divers éléments du jeu, de me demander qui devra les gérer (pour tâcher de leur en donner les moyens), est-ce que l'engin instaure un cadre assez solide là où c'est nécessaire et, à l'inverse, laisse-t-il assez de liberté aux utilisateurs là où c'est le plus intéressant...
Après quoi je play-teste pour mesurer à quel point je me suis planté.
Pour revenir à
L'OdD, je peux donc définir qu'on y joue à "explorer et combattre les ténèbres" et même programmer des chances de victoire plutôt minces, initiant ainsi une dynamique de jeu qui doit donner un sens particulier à l'idée de lutte. Comme c'est par ailleurs un jeu "à missions", j'y définis moi-même le but du jeu pour chaque scénario (même si les objectifs des PJ peuvent être assez divergents pour susciter des choix et même des négociations au sein d'un groupe de joueurs). Mais est-ce que vos protagonistes en particulier y laisseront leur peau ou leur âme, est-ce qu'ils s'accrocheront jusqu'au bout à leur rédemption ou cèderont à la tentation, ça,
vous jouerez pour le découvrir : le jeu est conçu pour poser la question, mais c'est aux joueurs d'y répondre.
Une partie de la signification de L'
OdD est d'ailleurs
secrète, c'est à dire qu'on jouera pour la dévoiler, pour qu'il y ait un enjeu ludique (mais aussi sémantique) à comprendre la nature du monde souterrain et appréhender le propos du jeu (mais, là, je vais nous éviter les spoilers).
______
Constituer une
Dynamique de jeu est alors la base de tout le développement formel, et donc ici "ludique", découlant de notre réflexion esthétique. Notez qu'on entend par là
une dynamique
globale mais, dans les faits, le gameplay de beaucoup de jeux est structuré par
plusieurs dynamiques parallèles, chacune résultant de la
synergie de différents mécanismes qui s'engrènent et se renforcent les uns les autres pour, idéalement, produire une expérience cohérente.
La dynamique, c'est donc le niveau général du gameplay,
les grandes tendances qui se ressentent à l'échelle de toute une partie ou d'une campagne et qui vont avoir des conséquences profondes sur le déroulement du jeu, dont voici quelques exemples...
● l'
érosion des unités au cours d'un wargame est probablement la dynamique centrale de ce genre ludique. Peu importe comment ou à quel rythme on dégomme les bonshommes, éliminer plus d'unités adverses qu'on en perd soi-même est généralement le principal enjeu ludique.
Ce qui implique que le terrain va souvent se dépeupler peu à peu, influençant subséquemment la définition de ces unités (des PV, des caractéristiques "modulaires" et des conditions progressives leur permettant de perdre quelques morceaux avant d'être éliminées) autant que la taille des maps (car si les survivants sont trop dispersés pour se battre, le jeu va salement ralentir le temps qu'ils se rejoignent). Ce dépeuplement impliquant que beaucoup de parties se règleront entre une poignée de survivants, on peut soit l'admettre et faire en sorte que les unités restantes gagnent en intérêt ludique (comme au jeu de dames : plus le damier se vide, plus les possibilités de mouvements s'étendent) soit, à l'inverse, compenser le phénomène par de "super-unités" qui ne rejoignent la bagarre que sur le tard (par exemple s'il faut que les p'tits squelettes aient butés 66 ennemis pour invoquer le dragon-liche).
La granularité des pertes conditionne presque toujours le rythme d'un wargame, qui peut aller très vite en escarmouches tactiques (chaque perte reçue ou infligée compte énormément quand la bagarre ne compte que 8 bonshommes dont seulement deux snipers) ou devenir une épreuve d'endurance et donc de gestion sur la durée (gestion des lignes, des replis, des réserves...) dans les grandes batailles stratégiques. Mais, dans tous les cas, la tension ludique va fluctuer avec ce ratio "ennemis tuées/amis perdus" : si je perds 12 bonshommes de plus que l'ennemi je suis dans la merde, mais si au tour suivant je tue 18 des siens pour seulement 5 des miens, c'est carrément héroïque. Et comme chaque unité détruite change (plus ou moins nettement) les options
des deux camps, la situation du jeu pourrait constamment évoluer : il revient au designer de programmer à quel rythme et avec quelle ampleur.
● la
montée en puissance des PJ de D&D a été conçue avec pas mal de soins pour que les premiers niveaux soient vite atteints (parce que jouer des tocards n'est pas drôle très longtemps) et produisent un accroissement sensible des possibilités de chaque perso (quand le sorcier double son nombre de sorts ou le guerrier son nombre d'attaques après quelques niveaux, c'est carrément Noël). Après quoi, les paliers d'XP s'éloignent de plus en plus, obligeant les perso à chercher des challenges toujours plus élevés pour progresser encore, mais aussi considérant que les joueurs qui ont déjà franchi les niveaux de 2 à 7 sont maintenant assez investis dans leurs perso et la campagne pour qu'on ait moins besoin de les motiver à coups de petites récompenses fréquentes (et on peut maintenant leur faire miroiter des accomplissements bien plus lointains).
D'un autre côté, comme cette progression est relativement synchrone au sein d'un groupe, on a maintenant une évaluation globale de sa puissance combinée, et ça permet de concevoir des aventures offrant des challenges ludiques (souvent des catégories d'ennemis) mais aussi des
enjeux narratifs différents selon les niveaux : si on a commencé par affronter la bande de gobelins du canton, vers les niveaux 4-6 on peut commencer à se mêler des intrigues de la grande ville, gagner un début d'influence politique vers les niveaux 8-10, etc. Évidemment, les modules de
D&D correspondent à une production industrielle, cadrant la conception pour répondre à la demande de ses différents publiques mais, justement, pour un JdR aussi
joué, ça permet à chaque MJ de trouver exactement ce qu'il cherche rien qu'en lisant la couv'.
● une dynamique peut encore être une question de priorités ludiques, comme
le relationnel dans
Blades in the Dark, Monsterhearts ou
Smalville, où les alliées, ennemis, factions, allégeances, mentors, disciples, amies et amants sont non seulement des sources et des solutions de scénarios, mais carrément des moyens d'actions : c'est généralement par les copains que les emmerdes arrivent, mais aussi grâce à eux qu'on les résout. Ce qui apparaît clairement dès qu'on y a des
scores de relation –au même titre que des carac' ou compétences– qu'on peut employer pour agir de concert, influencer ou comprendre l'autre, se renseigner sur ou prendre soins d'eux, etc. Ce qui consiste à ludifier la
dynamique de groupe.
C'est surtout significatif au regard de la masse des systèmes qui ont bien longtemps négligé le relationnel mais, en particulier dans les jeux "
propulsés par l'Apocalypse", ces relations sont justement parmi les capacités des perso qui évoluent le plus facilement donc le plus souvent, non seulement pour renouveler le
schéma actantiel et faire évoluer le contexte relationnel du groupe de PJ (la confiance, les soutiens, les coucheries, les fâcheries...), mais aussi attirer l'attention des joueurs sur cet aspect pour les inciter
à jouer avec. Ce qui permet en fait de modifier leur gameplay en jouant parfois, chacun,
avec ou
contre quelques autres PJ, pas toujours les mêmes : quand l'éclaireur et le voleur ont des bonus pour agir ensemble voire contre le chevalier, ils sont incités à se comporter bien plus furtivement (et à chourer d'avantage) que lorsque, suite à une querelle, le même même éclaireur est maintenant allié du chevalier et de la prêtresse, ses bonus s'appliquant plutôt en combat "honorable".
~
Signalons (presque) brièvement que
la difficulté est un élément fondamental de la dynamique d'un jeu, parfois même de son esthétique.
Si cette difficulté peut éventuellement s'incarner dans des valeurs chiffrées voire des probabilités de réussite, elle se manifeste principalement par
les efforts qu'on demande aux joueurs, soit d'abord
à quel point ils devront se décarcasser pour tâcher de "gagner", mais aussi le genre d'actions et de réflexions que les joueurs doivent entreprendre, et donc les compétences ludiques qu'on met à l'épreuve. Il y a ainsi des jeux qui se pratiquent tranquillement comme des passe-temps ou de simples prétextes à la convivialité, d'autres qui suscitent un état d'esprit ou servent de méditation sur leur thème, des jeux qui réclament de la concentration ou une compétition acharnée, certains qui n'ont de signification qu'à travers un challenge élevé ou une extrême incertitude produisant une "
tension ludique" intense, d'autres dont l'intérêt réside presque entièrement dans le "
flow" qu'ils inspirent...
À nouveau, les jeux sont des médias très divers et protéiformes, mais la difficulté, son intensité ou son absence et la forme qu'elle prend définissent une part importante de l'expérience et participe largement à la signification de presque tous les jeux. Les wargames ne sont vraiment intéressants que si les adversaires génèrent un vrai challenge l'un pour l'autre,
Tetris n'a guère d'intérêt en dehors de la vitesse toujours croissante que sa musique participe à instaurer, mais
Candy Crush repose moins sur le challenge que sur le spectacle visuel et sonore qu'il produit quand jouer à la belote ne nécessite qu'un peu de méthode (le hasard des cartes y a même souvent plus d'impact que les efforts des joueurs) justement parce que sa compétition amicale n'est qu'un prétexte à la conversation.
La notion se complique nettement en JdR parce que
le "but du jeu", les conditions de victoires et mêmes les compétences attendues varient grandement selon la fiction, ce qui implique que challenge, difficulté, état d'esprit etc. peuvent en fait changer radicalement d'un scénario à l'autre, et même au cours d'une même aventure : c'est très utile pour alimenter la tension dramatique par la tension ludique, mais ça brouille pas mal les cartes en terme de game design.
Le flou de cette dynamique de jeu "noyée dans la fiction" fait notamment qu'
on a tendance à négliger sévèrement la difficulté quand on conçoit un JdR. Parce que certaines intrigues ne peuvent démarrer que si les PJ perdent quand d'autres histoires n'avancent que tant qu'ils gagnent (parfois au point d’abdiquer toute agentivité) ou, encore plus fréquemment, parce que les dés ont bien plus d'importance que les efforts des joueurs sur les résultats de leurs perso : le gameplay se réduit alors à quelques choix ponctuels, parce que la part ludique du JdR est presque entièrement bouffée par le hasard
[7].
La difficulté rôliste mériterait sa propre discussion et probablement ses propres articles mais, ayant expliqué la notion, je me contente ici de pointer que
L'OdD réclame une difficulté anormalement élevée pour un JdR, parce que ses thèmes de la lutte, du sacrifice personnel et de l'opposition entre damnation et rédemption n'ont vraiment de sens que si les PJ en prennent plein la gueule, presque tout du long, en ne sachant pas du tout s'ils vont s'en sortir.
Les play-test révèlent d'ailleurs que c'est vécu assez différemment selon les joueurs : les donjoneux aguerris se débrouillent assez bien du challenge mais sont souvent dérangés par le fait qu'être efficaces demande souvent d'être un salaud (c'est le but) quand, à l'inverse, les "narrativistes" s'amusent généralement à jouer des crapules et c'est le constant harcèlement de la mécanique qui finit par les stresser. Dans les deux cas, j'obtiens à la fois la tension ludique et l'intensité dramatique requises grâce à cette fameuse incertitude : lorsque les joueurs prennent la mesure du challenge et commencent à comprendre que leurs chances sont minces, il peuvent vraiment décider –souvent ensemble mais parfois très individuellement– quelles bassesses ils sont prêts à employer pour tenter d'arracher une victoire, quelles limites leurs personnages s'imposent ou ce qu'ils veulent sauver d'un échec annoncé.
~
Si les dynamiques de jeu peuvent donc prendre des formes très variées, force est de constater qu'elles s'incarnent souvent dans des
boucles de gameplay : une suite d'activités qui se répètent avec une période plus ou moins régulière, comme l'alternance des tours de chaque joueur aux échecs, le perpétuel enchaînement de
récolte→vente→développement→nouvelle récolte dans les jeux de farming (aussi bien dans
Hayday que
Takenoko ou
Les Colons de Catane) ou le cycle d'
explo→combat→attrition →butin & récupération→retour à l'explo→etc. dans la plupart des RPG vidéo ou des donjons "sur table" (des
rogue-like à
Zelda en passant par
D&D). Ces boucles peuvent être plus ou moins longues, plus ou moins perceptibles et plus ou moins variées mais
leur répétition est un élément fondamental des jeux pour au moins trois raisons.
D'abord parce que les jeux sont
systémiques, c'est à dire qu'ils sont des "machines à jouer" et qu'on construit ces machines pour qu'elles puissent produire en série une même expérience ludique : celle-ci peut admettre des variations, mais c'est pour trouver cette expérience particulière qu'on joue à un jeu plutôt qu'un autre, et il serait idiot de bâtir une machine pour ne l'utiliser qu'une fois. Ensuite, la construction même de cette machine peut s'avérer affreusement laborieuse
[8], ce qui est encore plus vrai en jeu vidéo qu'en jeu "sur table", et lorsqu'on tient un bon engin ludique, on essaye de l'exploiter au maximum, donc de s'en resservir beaucoup.
Enfin parce que toute expérience ludique consiste au fond à découvrir, apprendre et maîtriser des systèmes, ce qui réclame des essais, des erreurs et donc beaucoup de répétitions. C'est aussi vrai pour un chaton qui court après sa queue que si vous jouez à
20 questions avec vos gamins, lorsque vous passez 50h dans
Dark Souls ou 5min sur
Candy Crush : "faire joujou", c'est expérimenter comment un truc marche, éventuellement jusqu'à finir par le contrôler vraiment.
La plupart des jeux un peu sophistiqués ont d'ailleurs une
boucle principale de gameplay ("
core gameplay loop"), sur laquelle se rattachent presque tous les autres éléments du jeu (y compris, souvent, leur fiction) et qu'on distingue alors des boucles "secondaires". Par exemple lorsqu'un RPG à monde ouvert vous propose plein d'activités annexes comme chasser, forger, jouer au
Gwent ou cuisiner, la boucle principale reste
explorer→combattre→rafler du butin→recommencer. Ces boucles peuvent s'alimenter les unes les autres, on peut les considérer à des niveaux macro ou micro, et certains théoriciens ou enseignants professent même que tous les jeux renferment la même boucle principale macroscopique : "
observer un problème→réfléchir à une solution→tester la solution→
observer le résultat".
Mais ce qui m'importe le plus quand je conçois un jeu, c'est d'être bien conscient que
le game design est récursif : il ne s'agit pas d'inventer un truc qui marche à peu près, mais une machine qui va marcher à répétition, y compris à travers des variantes et en ramenant
systématiquement les joueurs à une position intéressante, de boucle en boucle, jusqu'à la fin du jeu.
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J'ai encore pas mal de choses à dire sur la
dynamique de jeu avant de parler de
mécanique, mais il m'a fallu tellement longtemps pour écrire tout ça et –apparemment– il y a suffisamment de gens qui attendent de le lire pour que je publie ce premier gros morceau avant d'exploser le signage maximum d'un post sur ce forum.
Je continuerai d'ici quelques jours...
1] J'ai souvent entendu des amateurs et des critiques d'Art affirmer qu'il n'y avait pas de critères objectifs pour juger la création mais, aux Arts Appliqués, j'ai appris que c'était faux. Il y en a deux : la qualité technique et donc la maîtrise du médium (quoi qu'en pensent les artistes "conceptuels") et, surtout, la cohérence du fond et de la forme, c'est à dire l'efficacité du média à transmettre son message.
2] La première étude théorique de la notion de jeu semble bien être Homo Ludens (1938) de l'historien et linguiste Johan Huizinga.
3] Lors d'un congrès assez académique, j'avais expliqué en ne rigolant qu'à moitié que le JdR était en l'occurrence un multi-média indirect, multilatéral, interactif, confidentiel & éphémère. Je n'ai encore jamais rencontré d'autre média qui cumule autant de spécificités tordues.
4] Notez que Raph Koster a quand-même produit produit une Theory of Fun (for game design).
5] Mais, à la limite, c'est vrai de pratiquement tous les projets créatifs : comme disait un de mes profs, "Tant qu'on sait pas ce qu'on vise, on ne risque pas d'atteindre la cible".
6] Peut-être que ça fait 4 concepts, je vous laisse en décider.
7] C'est un de mes chevaux de bataille, j'en parle notamment dans l'article "Au hasard des jeux".
8] Les jeux sont de loin les médias les plus complexes que je connaisse, et donc les plus difficiles et les plus coûteux à concevoir : j'ai longtemps pensé que le dessin animé était le média le plus laborieux du monde, avant de me mettre au game design...