La suite. J'ai opté pour un "et" tout simple, finalement, histoire de mettre le protagoniste en danger, ce qui a bien fonctionné (et fonctionnera peut-être encore, ce "et" est en suspens).
***
[
Et Kass ne peut plus trouver le repos dans le territoire des morts-vivants : un spectre la hante. Dendar la surveille et ne compte pas la lacher.]
Le jour suivant n’est troublé que par le chaos de mes pensées. Dès que je ferme les yeux, je vois le Serpent qui dévore le Soleil. J’ai du mal à me concentrer et, la nuit venue, à m’endormir...
Me voilà à la Porte de Baldur. J’en parcours les rues, la main dans celle de mon petit frère Amos qui doit avoir huit ou neuf ans. Nous passons sur le pont du Wyrm et une patrouille du Poing enflammé nous arrête. Je leur explique que nous fuyons la Guilde qui veut notre peau. Ils rigolent et veulent arrêter mon frère. Je vais pour le défendre mais, quand je me tourne vers lui, son visage a laissé place à une tête de mort au fond de laquelle brillent deux charbons ardents. Ses cheveux blonds sont devenus blancs. Je recule mais rien n’y fait, sa tête décharnée s’approche de plus en plus de mon visage, et voilà qu’elle exhale une vapeur noire, un filament de ténèbres qui se tortille jusqu’à ma bouche et mes narines pour s’y insinuer. Je veux crier mais mon cri ne sort pas de ma gorge mais de celle du spectre et il me vrille les tympans.
Je me réveille en sueur. Sur l’intérieur de mes paupières est encore imprimée l’horrible visage qui a volé celui de mon petit frère. Kir Sabal est encore à cinq jours de marche. Je suis épuisée, alanguie, j’ai les doigts gourds et les jambes molles. La jungle est à l’unisson : elle si vive, si touffue, si vigoureuse jusqu’au bassin de l’Aldani est morne, terne, mélancolique et même sépulcrale dans les régions qui entourent le cœur d’Ubtao. Comme si le cycle s’était brisé : la décomposition gagne mais plus rien ne revit. Les odeurs sont épouvantables et même l’optimisme silencieux d’Apdrag s’est enfui. Eku a l’air inquiète, Artus pas plus rassuré. Nous progressons difficilement et la journée s’étire, interminable. Et quand la nuit tombe enfin, résonne le chœur des morts. Les bruits de la jungle familiers ont disparu. Tout autour de nous, ce ne sont plus que gémissements et plaintes lugubres, cris d’outre-tombe à vous glacer le sang. Quand, enfin, relevée de ma garde par Apdrag, le cul posé sur un matelas d’humus puant et déjà presque liquide, je m’adosse à une souche dont l’écorce pourrie se désagrège dans mon col pour y déverser ses asticots secs, et que je glisse d’épuisement jusqu’au sommeil, le rêve d’Amos à Baldur revient me hanter.
J’en suis tiré par un bruissement dans une ronce, tout proche. Je m’écrase contre le sol et disparaît dans la nuit. C’est alors que je le vois, la terrible conclusion de ma journée d’épouvante : le spectre de mon rêve, escorté par huit cadavres gris.
Ils passent sans m’apercevoir. Apdrag ne les a pas encore repérés. Ma flèche fuse en même temps que mon cri. Elle se plante dans l’épaule du spectre, qui crisse et se tourne pour ne voir que la nuit. Moi, je ne vois plus que lui. Je veux le détruire, le réduire en poudre, le voir partir en fumée. Je dégaine mes lames, me précipite et lui enfonce droit dans les orbites sans qu’il ait le temps de réagir. Je ris alors qu’il s’écroule, je ris quand il se décompose et je ris encore quand ses goules m’encerclent et qu’elles me déchirent de leurs griffes. Seule la paralysie qui s’ensuit vient interrompre mon rire, figé pour l’éternité peut-être dans ce rictus des zygomatiques. Les cadavres peuvent maintenant s’en donner à cœur joie sur mon corps immobile, mais au moins je l’ai eu, ce foutu spectre, je l’ai pulvérisé et libéré mon âme de cet odieux cauchemar.
Pendant quelques très longs instant je me vois mourir. Mais les cadavres refluent, la magie d’Eku les éloigne et voici l’épée d’Apdrag qui les pourfend, un à un, avec application, de son épée vengeresse. Une flèche d’Artus en abat deux de plus, et voilà qu’il n’en reste qu’un alors que peu à peu le sang revient dans mes membres. Il se jette sur moi, canines en avant, au moment où je retrouve le contrôle de mes bras. Sa tête sous ma lame saute comme le chapeau d’un champignon. Sans prêter un regard à mes compagnons je m’approche du spectre inanimé pour me repaître encore de sa seconde mort, et voici que je tombe à genoux à ses côtés, car ce n’est pas lui. Ce n’est pas le spectre de mon cauchemar. Rien qu’un cadavre anonyme, au front duquel luit le triangle bleu de Ras Nsi.
Mes blessures sont sérieuses. Je passe le reste de la nuit rongée de fièvre, veillée par Artus. J’aimerais que ce soit par compassion ou par attachement, mais dans mes rares moments de lucidité je ne lis sur son visage qu’une suprême indifférence [
merci l’oracle, pourfendeur de romance]. À l’aide des restes de ma chemise, il change régulièrement mes bandages, comme lui a demandé Eku, avec méthode et application, en bon élève. Mon corps n’attise en lui aucune convoitise. Je le comprends, mon état n’a rien de bien désirable. Je ne me suis pas lavée depuis des jours, et depuis mon dernier bain nous avons traversé un marécage pestilentiel et une jungle moribonde. Ma poitrine est déchirée de plaies suppurantes, mes bras et mes épaules entièrement recouverts d’écailles de serpent. J’ai probablement l’œil chassieux et le regard flou. Peu importe. Il semblerait que notre connexion, cet éclair sous la peau que j’ai ressenti lors de notre première rencontre, ne soit qu’une illusion de plus. À moins qu’il ne fût de tout autre nature ?
Au petit matin, Apdrag s’approche. Il a confectionné une civière de fortune, quatre solides tiges de bambou entre lesquelles il a tendu sa cape. Il se penche vers moi et vient frotter sa joue contre la mienne. J’aimerais lui dire combien ça me touche mais ne le peut pas. Il me regarde quand même de ses grands yeux humides comme si j’y étais parvenue et pointe son index sur sa tempe. Dans une vapeur de violettes, il m’aide à m’installer et hisse les poignées sur ses épaules, tandis qu’Artus soulève l’arrière. Je voudrais protester, dire que je vais les ralentir, affirmer que je peux encore marcher seule mais ce serait mentir et d’ailleurs je n’y parviens pas : les mots meurent avant ma glotte. Alors je m’affale dans la cape d’Apdrag et m’endors sur-le-champ.
Je me réveille quand nous franchissons l’Olung sur un pont de corde. [
Peut-on passer la rivière facilement ? 73, oui.] De l’autre côté du fleuve, la vie n’a pas encore perdu la partie. Les arbres ont retrouvé leur feuillage, le sol sa consistance, la jungle son parfum. Je reprends des forces petit à petit. Artus est à la manœuvre. Il connaît bien cette partie de la presqu’île, me dit-il. Elle est cartographiée de longue date et Mezro n’est pas très loin, à quelques jours de canot sur l’Olung, vers le nord. Eku lui a délégué ses tâches et s’affaire à trouver de quoi guérir mes plaies. Apdrag est aux petits soins. Le dernier jour, je le passe en marchant, ce qui me fait un bien fou.
Et il apparaît soudain, à cinq cents pieds du sol, tandis que la jungle s’écarte pour laisser place à une haute falaise dont il orne la roche : le monastère de Kir Sabal et sa façade labyrinthique. Nous nous lançons dans l’ascension de l’escalier escarpé, ascension périlleuse, mais paradoxalement reposante après notre traversée du pays des morts. Des Aarakocras décrivent de grands cercles dans le ciel et piquent à notre approche, jusqu’à nous frôler presque avant de repartir sur le dos de vents ascendants. Nous passons tout d’abord par un ensemble de petits bâtiments en adobe où méditent moines et moniales. Assis en tailleurs, ailes repliés, ils nous lancent de curieux regards. Artus leur demande la permission de passer afin de nous rendre au monastère, mais ils ne paraissent pas comprendre. Je leur présente mes paumes ouvertes. Les écailles luisent à la lumière des torches. Certains se lèvent, reculent parfois d’un pas ou deux, mais ma pensée les atteint
[Esprit éveillé + Beguiling Influence]. Ils s’écartent et nous passons, à travers le village. Je répète plusieurs fois mon message de la même façon, et par la grâce de Dendar, mon message est entendu. « Nous venons en paix au monastère. » Nous parvenons à une sorte de tour occupée en son rez-de-chaussée par un large bassin où un Aarakokra se baigne. Je l’observe attentivement, ce qui n’a pas l’air de le troubler. Après ses ablutions, il se talque les ailes puis les recouvre d’une poudre d’or piochée dans une vasque en pierre. Je l’imite, me dévêt, me baigne longuement, dissipe enfin la crasse de cette expédition, la puanteur de mort qui s’était installé à demeure dans mes narines depuis le bassin d’Aldani. Je lave lentement mes cheveux, frotte chaque pouce carrée de ma peau avec application. Artus et Apdrag sont sortis de la pièce, mais Eku me rejoint bientôt dans cette eau de cristal, que même ma crasse n’est pas parvenue à souiller. Je sors et me poudre le corps. Cela fait des mois que je ne me suis pas senti aussi bien, aussi fraîche. Je répugne à remettre mes nippes, mon armure moite et malodorante, mais il le faut pourtant. Puis j’emprunte l’échelle qui mène au sanctuaire, où j’attends, aux pieds d’une statue de bois si vieille et si bien polie par des milliers de mains caressantes que ses traits ont disparu. Ce doit être Ubtao. Je m’agenouille devant lui en silence et j’attends.
Mes compagnons me rejoignent un à un et nous sourions en silence. En prenant chacun le temps d’apprécier la fraîcheur retrouvée de nos corps, nous nous dirigeons vers le monastère, presque tout en haut de la falaise. Un labyrinthe circulaire gravé en décore tous les murs. Devant lui se tient l’Aarakokra qui nous avait précédé au bain. Fermement campé sur son bâton, il ne fait pas un geste et se contente de nous observer tel le rapace sa proie lointaine. Nous pénétrons. Nous n’avons plus échanger un mot depuis le sanctuaire. À l’intérieur, le plancher pourri nous rappelle à notre réalité mortelle. Les Aarakokras ne craignent pas la chute. Nous, si. De l’autre côté du gouffre béant, une frêle silhouette, enveloppée dans ses ailes, est agenouillée. Elle nous attend. Après un long moment suspendu entre ciel et terre, elle rompt le silence.
— Que venez-vous chercher à Kir Sabal, étrangers ?
Sa maîtrise du commun me surprend, de même que son élocution, entre le cri de gorge et le gargarisme.
— Je m’appelle Kassandra Teneril Cadvallon, de la Porte de Baldur. Voici Eku, Couatl de Chult, Artus Cimber de Mezro et Apdrag, de Port Nyanzaru. Nous cherchons tous ensemble le chemin d’Omu, la cité perdue.
Elle lève un œil perçant et me dévisage.
— Allons bon.
J’attends une suite qui ne vient pas.
— Et vous êtes ?
— Asharra. L’institutrice de ce monastère, dans lequel les étrangers sont rares et surveillés de près. Pourquoi Omu ?
Artus prend la parole :
— Sainte Asharra, je connais votre réputation de sagesse. Lisez en nos cœurs et vous saurez que nos intentions sont justes. Nous cherchons à débarrasser Chult du fléau de Ras Nsi.
Ashara me dévisage toujours, si bien que je me sens obligé d’ajouter quelques précisions à la profession de vertu d’Artus.
[
Kass cherche-t-elle à cacher son propre objectif ? Peu probable, 57, non.]
— J’ai de bonnes raisons de croire qu’il est en possession du Psychophage, un puissant artefact dont le nécromant se sert à ses propres fins, pour animer ses morts en aspirant la vie des ressuscités…
Devant son regard inaltéré, je poursuis :
— Ce n’est pas tout, dis-je en présentant mes mains écailleuses. Je suis atteinte d’une malédiction, porteuse d’un fragment d’âme de Dendar, le Dévoreur des mondes. Selon l’oracle d’Orolunga, la couronne d’opale noire pourrait m’en délivrer. Couronne que détient Ras Nsi.
Asharra détourne enfin le regard, qu’elle plonge dans le trou béant à nos pieds.
— Cela en fait, des raisons.
À mes côtés, une forte odeur de fumée se répand qui recouvre les parfums d’encens. Je transmets à Apdrag une pensée apaisante. C’est Artus qui se décide à briser le silence.
— Omu est aux pieds des pics de la Flamme, nous le savons. Mais sa position exacte ne peut se déceler que depuis des hauteurs inaccessibles à nous autres, cloués au sol. Les Aarakocras de Kir Sabal l’ont certainement survolée. Nous voudrions qu’ils nous y conduisent.
— Non.
L’odeur de fumée se fait plus forte. Tout cela, ces efforts, cette traversée de la jungle, du royaume des morts, cette fuite en avant désespérée vers le cœur des ténèbres, pour rien ?
— Vous irez seuls. Et vous irez par les airs.
— Mais… hésite Artus. Comment ?
— Je vous apprendrai.
***
C'était une session de transition, sans rebondissements, sans grande question à l'oracle. Dans cette campagne les épisodes d'exploration s'enchaînent de telle manière qu'ils poussent peu à peu les personnages à parvenir au dénouement. Dans mon cas, cet enchaînement s'enclenche presque au niveau du choix du guide, et je soupçonne qu'il en irait de même pour les autres guides possibles : Eku amène les joueurs Orolunga (proche de Mbala) où se déroule la rencontre avec Artus, et de là c'est Kir Sabal => Nangalore => Omu. Fatalement, cela conduit à des sessions de plus en plus encadrées. Ce n'est pas vraiment un hex crawl de ce point de vue, plutôt un bac à sable qui se réduit petit à petit, en entonnoir. Un scénario en sablier. Les bastons sont légion et je ne suis pas sûr que ce soit le plus adapté au jeu solo, mais je m'amuse toujours pas mal et je ne compte pas arrêter de sitôt. Au niveau du récit produit, en revanche, cela commence sûrement à se répéter un peu trop. Si c'était une nouvelle, il faudrait secouer tout ça un grand coup (d'ailleurs, même ici, je ne les ai pas toutes retranscrites ; certaines n'étaient pas palpitantes).