Retrouvailles
V. Avant de quitter les routes de grand passage pour m’enfoncer dans le sentier de broussaille qui menait à Munlüther, mon Diffuseur Kodak m’avait transmis des informations issues du Serveur central sur ce hameau. Il s’agissait d’un village abandonné durant plusieurs décennies, coincé entre les marécages de la Franka et les zones de non-droit de la Borca. Il y a deux ans, un petit groupe qui avait fuit le tumulte de Justitienne s’étaient mis en tête de rebâtir le village. Au fil du temps, ils parvinrent à rallier des fermiers isolés et précaires à leur projet. Malgré tout ces efforts, l’auberge restait le seul et unique point d’intérêt du coin, servant de halte pour les inconscients qui s’aventuraient hors des routes commerciales protégées par les Cultes. De bien maigres informations en somme.
Après une demi-journée de marche dans le froid mordant, je vis se dessiner quelques chaumières dans un état pitoyable. J’avalais l’une des dernières rations à ma disposition puis pris la direction du bâtiment le plus massif. Un panneau rongé par les termites indiquait qu’il s’agissait de l’auberge. Je réajustais mon masque de Chroniqueur puis ouvrit la porte branlante.
L’intérieur était dépouillé et étrangement bien entretenu. Il était composé d’une grande salle où avaient été rafistolées cinq tables aux formes diverses ainsi que d’un bar, dans le fond, où trônait un homme moustachu bien portant. Il m’adressa un regard suspicieux avant de reporter son attention sur la pile de verre qu’il était en train d’essuyer. Sur la droite, contre le mur, un escalier montait à l’unique étage. Un autre homme, aux longs cheveux soignés et au teint hâlé, discutait d’un air gêné avec une femme dont les traits tirés et les ongles noircis laissaient à penser qu’elle œuvrait dans les champs des environs. Ils ne firent pas attention à moi ce qui n’était pas pour me déplaire. Les tables étant toutes libres, je m’installais silencieusement à l’une d’elle, la plus proche de la sortie. La voix rocailleuse de l’aubergiste s’éleva à ma gauche.
- Salut l’étranger, qu’est-ce qu’on vous sert ? Il me reste un fond de ragoût de la veille, avec de la vraie viande à l’intérieur, une des dernières belles prises de cet hiver.
J’agitais la tête en signe de négation.
- Un verre de votre boisson la plus légère me suffira.
L’homme grommela puis vint m’apporter un gobelet en métal de vin chaud.
- Pas le plus fameux qu’on ait connu mais certainement le meilleur du coin.
Je le laissais s’en aller avant de détacher la partie inférieure de mon masque, puis portai le godet à mes lèvres : en effet, pas terrible sa vinasse.
VII. La peau de gendo offrait une protection minimale contre les éléments déchainés, le vent en tête de file, de cette région désolée. Les ménestrels m’avaient cédé à contrecœur un peu de pain sec en échange d’une poignée de dinars. J’avalais l’intégralité de ce piètre repas puis entrai dans le village de Munlüther. Les habitants, peu nombreux, me dévisagèrent à mon passage. La présence d’une anubienne ici pouvait en effet paraitre étrange. Des chuchotements accompagnèrent mes pas.
- Eh…Tu penses qu’c’est pour la malé…
Décidément, ces gens-là ne comprenaient rien aux esprits. Ils ne croyaient que ce qu’ils voyaient et demeuraient incapables de percevoir au-delà de ce que leurs simples yeux leur donnaient à voir. Le Corbeau était tombé bien bas.
J’entrais en soupirant dans ce qui devait être la seule auberge des environs. Un client était assis à une table près de l’entrée, un Chroniqueur à en juger à sa tenue. Un homme grossier se tenait au bar. Je m’approchai d’un pas décidé dans sa direction.
- Bonjour, une boisson chaude s’il vous plait.
Il me toisa du regard puis cracha sur son bar avant d’essuyer le tout de son torchon.
- C’est six lettres de change pour toi.
Puis, déduisant à ma mine perplexe que je ne disposais pas de monnaie locale, il ajouta :
- Ou bien douze de vos dinars, ça fera aussi bien l’affaire.
J’hésitais un instant à tourner les talons. Cet être répugnant faisait honte à son espèce, même les plus fanatiques des Néolybiens n’osaient pas s’abaisser à ce genre de troc insultant. Après une profonde inspiration pour garder la maitrise de mes nerfs, je jetais les douze dinars sur le bar.
- Fabuleux, merci ma belle. répondit-il avec un sourire étiré jusqu’aux oreilles.
L’homme finit par me tendre un verre en métal rempli aux trois quarts de vin chaud. Un doux parfum de cannelle s’échappait du liquide bordeaux, sûrement pour camoufler le goût déplorable de ce prétendu vin.
Les Anciens s’étaient montrés farceurs de me conduire jusque dans ce trou à rats.
XVII. Paré d’un épais manteau de cuir troqué aux Enemois, j’atteins trop de mal le nouveau fief de Bijan et de sa nuée. Au détour des chemins, j’en avais appris un peu plus au sujet de la bande d’Apocalyptiques qui vivait dans ce village autrefois abandonné. C’était une petite Nuée, proche de l’extinction après une succession de coups manqués. Le noyau était originaire de la Purgare, l’autre partie s’était greffée au fil des voyages de la bande de la Franka à Justitienne. Ceux-là n’avaient pas tiré les bonnes cartes et le destin s’acharnerait encore et toujours sur eux. Ils étaient semblables à des animaux blessés cherchant un nouvel idéal, un dernier espoir pour survivre dans ce monde impitoyable et chaotique. J’espérais secrètement pouvoir permettre à Bijan de sortir la tête de l’eau. C’était un bon gars à l’époque, gentil, aidant, serviable. Il ne méritait pas de finir dans un patelin pareil.
Tout sourire, je traversais le village en saluant les paysans. D’abord interrogatifs quant à mon métissage, ils m’indiquèrent sans grande résistance où je pourrais trouver Bijan à cette heure-ci, le seul « noiraud » des environs : à l’auberge. Sans traîner, je poussais la porte de l’établissement puis, ignorant poliment les deux autres clients, m’annonçais auprès du Pic-Vert planté derrière son bar.
- Bonjour mon cher ! J’aurais besoin d’un verre de je ne sais quel tord-boyau qui tu distilles par ici…et d’une information, en guise d’accompagnement. Combien demandes-tu à un frère pour cela ?
Je relevais légèrement l’étoffe qui me masquait le cou pour dévoiler un tatouage attestant de mon appartenance au culte Apocalyptique. Aussitôt, sa mine s’adoucit et il ouvrit grand les bras en signe d’accueil.
- Bienvenue voyageur basané ! Le chemin n’est pas facile pour venir jusqu’ici hein ? Aller pour ta peine, la première est pour moi. Distillat à la prune ! Enfin c’est ce qu’on raconte. C’est le genre de trucs qui te désinfecte de toutes les saloperies qu’une longue marche occasionne. Quant à ton info, demande toujours.
Le colosse, car il s’avérait massif, me servit un verre d’un liquide jaunâtre. Je le vidais d’un seul trait. Il fallait se montrer poli dans les terres de la Borca.
- Un ami à moi, un très vieil ami m’a envoyé une lettre. Il m’a fait venir du sud de la Franka jusqu’ici, une sacrée trotte comme tu l’imagines. Bijan, c’est ainsi qu’il s’appelle.
Le Pic-vert fronça les sourcils. Il tourna brièvement la tête vers l’autre cliente, une anubienne à en juger par les peintures qui ornaient les parties visibles de son corps et de son accoutrement Elle parue soudainement intéressée par notre échange.
- Ahem, Bijan hein ?
Il pivota vers un autre homme en pleine discussion avec une paysanne dans un petit renfoncement près de l’escalier.
- Lüther, notre ami ici cherche Bijan, tu sais ce qu’il fout ?
Immédiatement, le bien nommé Lüther fit signe à la femme à ses côtés de prendre congé puis s’avança vers moi en bombant le torse tel un marchand d’art Romano.
- Eh bien-eh bien ! La Pie Bijan est très demandée ces jours-ci ! Bonnet je vais m’occuper de monsieur, ressers-lui un coup de ta prune pour l’attente. Quant à vous, mon cher ami, venez-vous assoir. Nous ne sommes pas rustres au point de vous faire patienter debout !
Alors que j’emboitais le pas de la supposée Corneille de cette minuscule nuée, une voix douce et empreinte d’une étrange fermeté s’éleva dans mon dos : l’anubienne.
- Excusez-moi. Vous dites rechercher Bijan. Je suis aussi ici pour lui.
Notre hôte figea momentanément. Sa mine affichait un réel décontenancement très vite effacé par un sourire diplomate.
- Eh bien… Oui, je vous en prie. Mais il vous faudra passer après ce cher monsieur entendu ?
L’anubienne fit mine de comprendre et prit place à nos côtés, à une table à peine d’un Chroniqueur qui sirotait paisiblement son vin chaud. Je fixais l’afrikaine par intermittence. Quelque chose chez elle me captivait, comme un appel inexplicable. Il ne s’agissait pas de curiosité, j’avais déjà pu voir des anubiens œuvrer au cours de mes voyages. Non… Là, c’était une chose plus profonde, comme une force invisible qui me poussait vers elle. Qui était-elle bordel ?!
V. Il y eut du mouvement vers le bar. Une anubienne qui se pointe en Borca, au milieu de nulle part, puis un beau parleur exubérant. Tous deux attablés avec celui qui devait diriger ce village. Je tendis l’oreille pour capter leur conversation tout en feignant de déguster cette abominable vinasse. Un nom revenait souvent : Bijan. Étaient-ils là pour lui eux aussi ? S’agissait-il d’une coïncidence ? L’homme au catogan, Lüther, expliqua que Bijan était actuellement en plein travail. Il faisait partie de leur nuée et agissait comme Pie en remplacement de Rose, l’ancienne prostituée de la bande. Ses talents étaient loués par certains voyageurs de passage ou, plus régulièrement, par certains villageois. J’imaginais mal le petit aveugle rondouillard et douillet que j’avais connu enfant dans ce rôle-là…et pourtant. La Corneille enchaina ensuite avec quelques vieilles histoires en Purgare, guidé par le métis au sourire charmeur qui déroulait sa partition sans peine. Lüther et les siens auraient ainsi quitté le sud après un désaccord majeur pour finalement atterrir ici et retrouver une certaine paix loin des grandes villes gangrénées par l’avidité.
À ce moment-là, un homme élancé à la musculature développée descendit lourdement les marches. Il dégoulinait de sueur.
- Harry ! s’écria soudainement Lüther. Tout s’est bien passé ?
L’homme lâcha un rire gras.
- Ah ça ! J’l’ai fendu comme une buche ! Il encaisse ton gars, y’a pas à dire. J’y ai même laissé un supplément pour la peine. J’repass’rais la s’maine prochaine, même heure.
L’animal avala un verre cul-sec auprès du tavernier puis s’extirpa sans se départir d’un regard noir à l’adresse de l’anubienne. Décidément, les culs-terreux savaient accueillir.
La conversation entre les deux étrangers et leur hôte se poursuivit durant quelques minutes, garnies d’anecdotes sur la rudesse de l’hiver et le manque de nourriture. Un homme à la silhouette élancée descendit alors par l’escalier. Il se déplaçait avec une certaine prestance, se guidant d’une main en tâtonnant régulièrement sur la main courante puis la cloison. Sa peau noire contrastait avec ses habits immaculés, eux-mêmes étant impeccablement pliés ce qui lui donnait une allure de notable. Ses yeux demeuraient toutefois clos. Aveugle…
L’anubienne se leva avec énergie.
- Bijan ! s’écria-t-elle en se ruant sur l’aveugle.
En un instant, elle se retrouvait face à lui et…l’étreignit.
- C’est Idhora, je suis là maintenant… ajouta-t-elle d’une voix résolument troublée.
Idhora… Bijan… Mon cerveau paru se mettre en pause. J’étais choquée, estomaquée, surprise. Le Cercle se recomposait-il ?
VII. Mon cœur battait la chamade, celui de Bijan également. Dans des gestes saccadés, il approcha ses mains de mon visage et, avec douceur, parcourut mes traits. Sa respiration s’apaisa. Mes yeux se gorgèrent de larmes à mesure que l’émotion cédait sa place à une impression de confort et de soulagement. Le petit Bijan d’autrefois avait bien grandi : il était désormais un bel homme, à la musculature peu prononcée, mais aux membres proportionnés. Son visage réunissait la beauté de la jeunesse ainsi qu’une forme de dureté héritée de l’âge. C’était un savant mélange qui devait plaire. Lors de nos échanges avec Lüther, cela avait d’ailleurs été mainte fois confirmé au point qu’il en fasse son principal gagne-pain, son unique Pie. Un bruit de chaise raclant le sol de bois meurtri retentit. Le métis attablé jusqu’alors avec moi s’avança, bouche bée. Il finit par oser un sourire, franc cette fois-ci, à la différence de ceux qu’il avait vendus aux deux hôtes de cette misérable auberge.
- Idho…Bijan… C’est moi, Avhéor, articula-t-il péniblement.
Après une dizaine de secondes à observer plus finement les affres du temps sur nos visages, nous nous tournâmes tel un seul être vers le Chroniqueur resté en retrait. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un des nôtres ? L’inconnue à la silhouette fluette fit un pas dans notre direction. Ses mains gantées se portèrent à son masque et dans un cliquetis, le mécanisme fut déverrouillé. Le masque truffé de technologie tomba, dévoilant le visage d’une femme aux cheveux roux dont les yeux perçants nous fixaient avec incrédulité.
- Aöle ? murmurais-je.
Elle répondit d’un hochement de tête. Il ne pouvait plus s’agir d’une simple coïncidence : le destin nous avait réunis.
Après ces retrouvailles épuisantes émotionnellement, Lüther céda sa place à Bijan et retourna auprès du Pic-vert. Tous deux paraissaient soucieux, comme si quelque chose de plus étrange encore que ces retrouvailles inattendues se tramait dans ce village. Mon attention resta toutefois entièrement focalisée sur ses frères et cette sœur retrouvés. Certes le temps avait passé et chacun avait vécu et grandit différemment. Les Cultes nous avaient façonnés à leur image d’une certaine manière. Pourtant, je ressentais une sorte de complicité qui ne s’était jamais réellement éteinte rejaillir de nos échanges. Bijan en était assurément le liant. Son rire caractéristique et communicatif nous arracha à tous, même à Aöle, un sourire nostalgique. Cependant, après ce moment de communion dénué de parole, la mine de Bijan s’assombrit brusquement. Il ne pétillait plus. Ses yeux exprimaient une profonde inquiétude.
- Nous devrions poursuive chez moi, nous y serons plus au calme.
Il se leva silencieusement. Après un temps d’arrêt, nous lui emboitâmes le pas, conscients que le temps des retrouvailles venait brusquement de se terminer.
La malédiction
XVII. J’étais encore sous le feu des émotions provoquées par cette drôle de réunion d’amis d’outre-tombe lorsque Bijan nous conduisit vers sa maison. Enfin, maison était un bien grand mot. Quatre murs et un toit étaient des termes plus justes pour décrire l’endroit dans lequel notre frère avait élu domicile. Lorsqu’il poussa la porte d’entrée et nous invita à nous installer sur l’unique table trônant au milieu de la pièce à vivre, je fus agréablement surpris de constater que l’intérieur dénotait avec l’aspect extérieur, délabré. Par certains aspects, la bicoque donnait l’impression d’un nid douillet. Seule ombre au tableau, quelques insectes rampaient sur les murs, signe que malgré tous les efforts fournis, la nature reprenait ses droits sur le bâti vieillissant.
- Ma fille Laura doit sûrement se reposer dans la chambre voisine. Depuis ces premiers jours, elle a toujours été quelque peu chétive. Les chiens ne font pas des chats, pas vrais ?!
La tentative d’humour masquait maladroitement les craintes du père qu’était désormais Bijan.
- Certes, mais regarde-toi aujourd’hui : tu es devenu un bel homme ! Ta fille prendra assurément le même chemin ! répliquais-je en lui posant une main ferme sur l’épaule.
- J’aimerais te croire... Depuis notre départ de Toulon, la petite n’a cessé de s’affaiblir. J’ai essayé tout un tas de remèdes, allant de la médecine afrikaine aux drogues des Spitaliers : rien n’y a fait. J’en viens à croire que le chagrin causé par la perte de sa mère l’a plongé dans cet état… Le temps soignera peut-être ses plaies.
Idhora plissa les yeux puis promit à Bijan d’ausculter prochainement l’enfant. Si des rites anciens pouvaient le rassurer, pourquoi pas après tout ?
- Bref, reprit la Pie, S’il n’y avait que ça, nous aurions pu le surmonter. Seulement depuis quelques semaines, je crois qu’une menace plus insidieuse ne nous menace Laura et moi. Il y a six jours, nous avons retrouvé Edstof, un de mes réguliers qui chassait pour le village, quasiment raide mort après s’être fait piqué par une tique. La bestiole avait eu le temps, en l’espace de quelques heures, de se bâfrer au point d’être plus grosse que ma main. Le pauvre Edstof n’a pas survécu et malgré l’intervention de Josh pour extraire le parasite, Ed’ est décédé dans la nuit qui suivit. Bonet, le Pic-Vert que vous avez vu derrière le bar l’a enterré hier. Sale ambiance. Le fait aurait pu rester isolé… Sauf qu’il y a quatre jours Josh, notre Chouette que Lüther connaissait depuis des lustres, n’est pas revenu de sa chasse quotidienne. Une battue a été lancée dans la forêt le lendemain matin, mais rien, pas une trace du corps. Il s’était comme volatilisé. C’était aussi un bon client, un type un peu brutal, mais pas mauvais dans le fond. À eux deux, Edstof et Josh nourrissaient près des trois quarts du village. Leur perte est un coup énorme porté à Munlüther et…je crains que cela ne continue.
Il s’interrompit un moment. Nous l’écoutions tous avec attention, suspendus à ces lèvres. Cette affaire ressemblait au mieux à un manque de bol évident, au pire à un règlement de compte bien maquillé. De là à imaginer une malédiction…Bijan était bien inspiré.
- Ça peut paraître con, reprit-il, mais ça commence à faire beaucoup de disparitions et d’emmerdes autour de moi. La Corneille m’avait prédit un funeste destin…
Il soupira.
- J’ai parfois l’impression de semer la mort dans mon sillage, bien malgré moi...
V. Je rompis le silence qui menaçait de s’installer d’une voix métallique, déformée par mon vocodeur.
- Conneries. La mort ne s’explique pas par une malédiction ou un je ne sais quoi de ce genre. Si ces deux types y sont passés, c’est soit qu’ils se sont montrés imprudents en forêt, soit que quelqu’un les a aidés à l’être.
Avhéor hocha la tête dans un signe d’acquiescement.
- Tu as prévenu d’autres membres du cercle ? As-tu de leurs nouvelles ? poursuivis-je.
Bijan grimaça, troublé.
- J’ai envoyé des lettres à tous les autres. Certaines me sont revenues, d’autres non. Alberto a été le plus virulent : depuis qu’il a été embrigadé par les Anabaptistes de la Purgare, il m’a écrit noir sur blanc de ne plus le recontacter, que les Passeurs n’étaient rien d’autre qu’une extension du Démiurge. Je vous passe les détails… J’ai eu des nouvelles de Malba un peu par hasard il y a presque dix ans : elle trainait avec les Matadors d’Hybrispania et faisait affaire avec des Néolybiens de Toulon. Elle et son clan ne restent jamais longtemps à un endroit, j’ai fini par perdre sa trace. Bizarrement, elle n’a jamais cherché à me recontacter. Enfin Igor avait été accepté au sein d’une famille de Jehammetans. Il se montrait régulier dans ses échanges, bien plus bavard que dans mes souvenirs. Il y a deux ans, il m’expliquait apprécier la trêve négociée entre les Anabaptistes et les Jehammetans par le Baptiste Altaïr. Il disait vouloir rejoindre les Balkhans pour y fonder une famille à son tour… Pas de nouvelles depuis.
Nous n’étions donc que trois à avoir répondu. Les liens que les Passeurs s’étaient efforcés d’instiller entre nous avaient fini par se distendre avec le temps.
Je restais ainsi pensive une bonne minute tandis qu’Avhéor et Idhora partageaient leurs hypothèses quant à l’actualité des trois autres membres du Cercle. Kodak, mon supérieur, m’avait laissé le champ libre et jusqu’à présent, il ne m’avait pas fait parvenir de contre-ordres. Il n’avait jamais cherché à me faire couper les ponts avec mon passé, au contraire, il m’encourageait à sortir de ma coquille pour me lier aux autres. Aider pour être aidé. C’était l’occasion de renouer avec un passé agréable tout en y gagnant des contacts potentiellement précieux. Ma voix coupa court aux échanges futiles.
- Je t’aiderais Bijan. Autrefois, nous formions un tout. Ce serait insulter ceux qui ont donné leur vie pour nous que de te tourner le dos maintenant. De ce que tu nous as raconté, j’imagine que l’ancienne Pie dont tu as repris la place pourrait t’en vouloir. La concurrence est rude en Borca. Un afrikain dans un village comme celui-là ferait un parfait bouc émissaire auprès de la population, notamment en le rendant responsable d’une soi-disant malédiction. Les préjugés ont la vie dure par ici.
Sans l’ombre d’une hésitation, Idhora hocha la tête en ajoutant qu’elle souhaitait en savoir plus elle aussi. Une certaine pitié à l’égard de Bijan se lisait dans son regard. Peut-être le voyait-elle toujours comme cet enfant chétif et boudiné, un être à protéger. Avhéor afficha un large sourire et asséna une tape amicale sur l’épaule de l’aveugle. Nous formions à nouveau une équipe, réunis pour tirer un frère d’une curieuse affaire.
Qui aurait pu prévoir que cette journée serait aussi…atypique ?
VII. Alors que nous nous levions pour aller interroger l’ancienne Pie, Rose, la porte de la chambre grinça. Une enfant, à qui l’on peinait à donner un âge compte tenu de son teint pâle et de son visage émacié, se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle avança timidement vers son père.
- Ah, Laura ! fit-il à son contact, ce sont les amis dont je t’ai souvent parlé. Une autre famille, plus ancienne, mais fidèle et solide. Ils sont là pour nous aider, ne crains rien.
La gamine restait muette et son regard était fuyant. Quelques cafards suivirent son chemin et par réflexe, Avhéor les écarta du pied. L’un des insectes était perché sur l’épaule de la jeune fille. Étrange… Il y avait quelque chose de perturbant chez cet enfant. Proche d’elle, je sentais comme un picotement traverser mon corps pour finir par se concentrer sur mon cœur. Son battement s’emballait alors brusquement puis finissait par reprendre son rythme habituel. Je n’eus toutefois pas le temps de l’ausculter plus attentivement tant Avhéor et Aöle, tout feu tout flammes, paraissaient pressés de filer voir la vieille Rose, comme l’appelait Bijan. Elle habitait une maisonnette au nord-ouest de Munlüther, en périphérie. Les gens continuaient de lui rendre visite non plus pour jouir des plaisirs qu’elle vendait autrefois, mais pour se faire tirer les cartes ou se procurer des herbes médicinales. Présentée ainsi, elle donnait l’air de l’imposteur du village, à moins qu’elle n’agisse encore au sein de la Nuée…
L’enquÊte
XVII. Aöle et moi étions pratiquement convaincus de la culpabilité de l’ancienne Pie. Un mobile simple, motivé par la vengeance. Ses talents et sa supposée éloquence affinée après des années de pratique suffiraient à manipuler les badauds du village pour faire passer Bijan et sa gamine comme responsables des deux disparitions. C’était le coup classique. L’origine de Bijan n’aidait en rien. Nuée ou pas, c’était la même rengaine : la compétition et l’avidité n’étaient pas gommées par ce sentiment de confort qu’offrait le nid et l’autorité d’une Corneille. J’en savais quelque chose.
Nous arrivâmes en périphérie du bourg en une poignée de minutes. Après avoir frappé une femme d’une quarantaine d’année, légèrement vêtue malgré l’hiver mordant et habillement maquillée vint nous ouvrir.
- Bonjour à vous voyageurs. Il serait sot de dire que je vous attendais. Entrez, je vous prie, je suppose que vous n’avez pas bravé ce froid pour rester sur le palier.
Sa voix était travaillée, envoutante : elle avait tout pour plaire et elle le savait. Une vague d'odeurs florale émergeait de l’intérieur de la bicoque dont l’aménagement soigné illustrait un réel soucis de bien être et de beauté.
- Nous sommes ici pour vous parler de Bijan, commençais-je d’un ton poli, mais ferme, vous le connaissez n’est-ce pas ?
Elle s’immobilisa un bref instant avant de nous avancer poliment trois chaises autour d’une petite table agrémentée de tiges de pins.
- En effet je le connais. Nous sommes une petite communauté, celui qui vous dirait le contraire serait un vulgaire menteur, répondit-elle en dévoilant une dentition quasi parfaite, A-t-il des ennuis ?
Je jetais un regard interrogatif à l’égard d’Aöle et Avhéor. La première était indéchiffrable derrière son masque de Chroniqueur tandis que la seconde restait de marbre, fixant sans ciller notre hôte.
- Oui et non. Il pense être victime d’une malédiction. La mort d’un certain Edstof ainsi que la disparition de votre Chouette, Josh, l’ont semble-t-il un peu trop secouées. Nous souhaitons en savoir plus sur la cause de ces disparitions pour lui ôter cette drôle d’idée de la tête.
La stratégie frontale m’apparut sur le coup comme la plus pertinente. Mes deux compères hochèrent la tête en signe d’approbation, validant cette espèce de communication non verbale qui s’était rapidement installée entre nous. Rose ne répondit pas immédiatement. Elle nous détailla du regard, s’attardant sans s’en cacher sur ma personne. J’étais un Apocalyptique comme elle et n’avait pas pris la peine de camoufler mon tatouage me reliant à la Nuée Noire. Des Pies de sa trempe, j’en avais croisé des tas dans les bordels de la côte. Elle parut en avoir pleinement conscience.
- Je vois. Naturellement, vos premiers soupçons se dirigent vers l’ancienne Pie du coin. Elle s’interrompit un instant puis soupira. Malheureusement, je ne suis pas responsable de cette histoire de malédiction et encore moins de ces disparitions. Dès mes premières années comme Pie sous la coupe de Lüther, j’ai su que la jeunesse ne serait pas éternelle. Toute fleur finit par se faner : il fut de même pour moi. Aujourd’hui, j’apporte à la Nuée d’autres services : je me fais diseuse de bonne aventure pour les voyageurs et m’assure de l’influence de Lüther sur les paysans. Tel le colibri, je participe à ma modeste échelle.
Le visage de la femme ne masquait aucun mensonge. Son ton était resté régulier, extrêmement sincère et fataliste : personne ne pouvait mentir de la sorte. C’est alors que tirée de nulle part, la voix métallique d’Aöle s’éleva :
- Vous dites lire l’avenir : pourriez-vous nous éclairer sur cette affaire ?
Était-elle à ce point naïve ou se moquait-elle de Rose ? Cette dernière laissa un sourire se dessiner sur son visage légèrement ridé.
- Je peux vous tirer les cartes. Dix lettres de change pour trois questions. Aucun remboursement accepté.
Aöle posa un billet du montant demandé sur la table. Elle cherchait des indications. Une forme de pot de vin pour délier les langues. L’ancienne Pie agrippa le paiement d’un geste vif, fit plisser le papier pour en vérifier l’authenticité puis le glissa dans une poche près de sa hanche. Elle tira ensuite un jeu de tarot aux coins usés, battit les cartes puis plaça le jeu face à elle. Décrypter ce genre de séance était peine perdue. Chaque tarot était unique et personnalisé par son propriétaire, de fait, seul son légitime utilisateur était capable d’en tirer quelque chose.
V. Son petit numéro terminé, je pris les devants.
- Première question : quelle est la malédiction qui fut prédite à Bijan ?
Les mains manucurées de la Pie s’activèrent. Trois cartes dont les illustrations brumeuses ne signifiaient rien de cohérent furent dévoilées. Je cherchais dans son visage un indice indicible : mais rien ne vint. Elle lisait les signes avec une étrange ferveur.
- Il y a bien une malédiction. Lointaine et insidieuse. Un mal dont on ne guérit que d’une funeste manière.
- Cette malédiction, est-elle liée à Bijan ? ajouta soudainement Idhora.
La Pie tira deux cartes de plus. La question était légitime, mais trop ciblée. Il n’en restait plus qu’une seule. Les éléments restaient flous et déconnectés dans mon esprit.
- La malédiction est bien liée à Bijan. Mais il n’est pas responsable de ceux qui en furent victimes. Simplement de la tragique origine.
Des énigmes. Ces prophètes de pacotilles aimaient se donner un style auprès des clanistes nimbés dans l’obscurantisme, mais avec nous ? Je retins un soupir d’exaspération. Avhéor tenta alors un ultime coup : osé et bien senti.
- Où peut-on trouver des réponses sur l’origine de cette malédiction ?
La question resta en suspend puis à nouveau, la femme tira des cartes, cinq au total. Elle fronça les sourcils.
- La forêt. Des choses s’y sont déroulées. Des traces demeurent.
Ainsi, le verdict tombait : nous devions aller ausculter de plus près cette forêt, trouver ce que les badauds n’avaient pas su détecter et ainsi espérer pouvoir comprendre ce qui ne tournait pas rond dans ce village. À l’inverse, si la Pie nous avait roulés, un beau sourire ne lui suffirait pas pour se faire pardonner.
La forêt de Munlüther
VII. Guidés par les indications de la vieille Rose, comme elle se faisait appeler ici, nous partîmes au sud-est de Munlüther pour nous enfoncer dans les sous-bois marécageux qui bordaient le village. La neige n’aidait pas à notre progression et je peinais à retrouver mes repères dans cette flore stérile. Malgré nos précautions, je manquais de m’enfoncer sous un trou de boue camouflé par la neige. Décidément, l’Andalousie me manquait. L’absence de faune, d’oiseaux notamment, restait un mystère pour moi. Chasser dans un pareil marécage ne devait pas être une partie de plaisir. Les deux limiers du village devaient donc connaitre le terrain comme leur poche ce qui invalidait définitivement l’hypothèse de l’accident de chasse.
Au bout d’une petite heure, Aöle activa un piège masqué par les dernières neiges. Leur conception était rudimentaire, mais aurait suffi à capturer un jeune lièvre. Un piège à loup ou à gendo aurait été autrement plus handicapant. D’après les indications de la Corneille, nous approchions des zones de chasses favorites de Josh. Notre attention fut redoublée alors que la forêt s’épaississait. Nous fûmes petit à petit plongés dans une semi-obscurité oppressante. Des bourdonnements s’approchaient par moment, presque invisibles dans cet amas de branches et de bosquets rongés par les termites.
- Là ! m’écriais-je soudainement en pointant un monticule de terre conique recouvert de poudreuse.
Les deux autres s’approchèrent d’un pas prudent. Du bout de mon couteau, je balayais la fine couche de neige, dévoilant une colonie de fourmis qui s’affairaient en lignes structurées. Leur forme et leur taille peu commune me rappelaient le type d’insectes qu’on pouvait trouver plus au sud-ouest, dans les marais frankéens. Ici, leurs mouvements étaient plus lents et il y avait fort à parier que la moitié de la colonie ne passerait pas l’hiver. Pourtant, elles étaient bel et bien présentes et formaient une fourmilière ici…
XVII. De l’autre côté du monticule géant, je m’apprêtais à reprendre la route vers le sud quand soudain, je le vis.
- Putain ! Venez voir ! hurlais-je. Il y a un corps là-dessous !
Trois doigts épais dépassaient de quelques centimètres du sol, quasiment gelé.
- Il faut dégager ce talus, il s’agit sûrement de Josh, suggéra Aöle. Je vais régler les ondes de mon vocodeur pour éloigner les fourmis. Ensuite, il faudra y aller à la main pour extraire le corps.
La rouquine ajustait déjà des boutons incrustés dans son masque tout en décryptant les indications sur son petit écran implanté sur l’avant-bras bras de sa tenue. Elle ne traînait pas. Je reculais ainsi de trois bons mètres de sorte à éviter l’onde sonore. Cette dernière ne tarda pas : tel un coup de tonnerre, le vocodeur propulsa une vague sonore qui souleva la neige face à Aöle. Le monticule fut secoué, emportant au passage une petite quantité de terre. Les fourmis parurent totalement bouleversées : incapables de se repérer, elles fuyaient dans toutes les directions avec une frénésie inédite. Idhora et moi nous jetâmes sur le talus et faisant fi de cette ignoble neige, dégageâmes le corps presque entier du pauvre bougre.
V. Le réglage était optimal. Une nouvelle vague n’était pas nécessaire. Tant mieux, préserver l’énergie du e-cube était vital dans un territoire dénué d’Alcôve. Idhora et Avhéor parvinrent à dégager le corps inerte. Les fourmis ne tarderaient pas à revenir pour se repaitre. Avhéor commença à le fouiller et parvint à récupérer un couteau atypique.
- Une lame de Chouette, les assassins des Apocalyptiques, lâcha le métis. Il s’agit de Josh, ce tatouage-là ne laisse aucun doute. Idho', tu peux y jeter un coup d’œil ?
L’anubienne acquiesça, déjà penchée sur l’homme d’une trentaine d’années sur lequel quelques fourmis vaillantes se tenaient encore. Son couteau en main, elle sembla hésiter avant d’ouvrir le corps puis se ravisa. Il ne risquait pourtant plus de lui en vouloir vu son état…
VII. Les autopsies à corps ouvert étaient mal perçues en Afrika. L’enveloppe charnelle se devait de rester intacte pour que l’Esprit ne soit pas fragmenté avant le jugement. Le mort était lavé, choyé puis était finalement embaumé pour que l’Esprit rejoigne les ancêtres. Comment le reste de la Nuée prendrait-il de retrouver le torse lacéré de leur frère disparu ? Sûrement mal.
- Je vais commencer par un examen externe, dis-je d’un ton qui ne laissait la place à aucune forme de réponse.
Ne connaissant pas la cause de la mort de l’homme, je m’efforçais de le manipuler avec la plus grande précaution. Les deux autres me regardèrent faire sans tenter d’intervenir.
- Des fourmis se sont glissées sous ses ongles en rongeant la chair. Ce n’est pas commun, pas ici tout du moins. Son corps a subi le même genre de petites blessures, mais la putréfaction déjà avancée ne permet pas de déterminer si les fourmis ont véhiculé une infection ou un quelconque poison.
Sa peau comportait également quelques stigmates peu visibles, signe d’une consommation fréquente de Brûlure. Rien d’étonnant vu ses fréquentations. Je me focalisai désormais sur son visage, en sale état comme le reste.
- Étonnant… Ses yeux ont été complètement dévorés. Il ne s’agit pourtant pas de la partie la plus nourrissante qu’un corps peut offrir. Le reste de son visage est demeuré presque intact. À en juger par sa dentition, il mangeait correctement et ne souffrait d’aucun problème de santé grave.
Était-il mort avant de subir l’assaut de ces fourmis carnivores ou bien avait-il été délibérément attaqué ? Il me fallait en avoir le cœur net. Après une profonde inspiration, je saisis mon couteau, dégageait la gorge du défunt et vint inciser grossièrement au niveau du larynx. Aussitôt, une centaine de fourmis surgit de la plaie. Je fis un pas en arrière.
- La voilà la raison : il a été asphyxié par cette colonie.
Les insectes continuaient de jaillir. Elles se jetèrent en corps organisé sur le buste du cadavre et adoptèrent une sorte de formation, de signe.
- Asphyxié ? répéta Avhéor.
- Oui, la colonie s’est sûrement jetée sur lui pendant un moment d’inattention. La victime a commencé à suffoquer, a pu trébucher et le reste des insectes s’est engouffrés part tous les orifices à leur disposition. Une mort violente, pleine de souffrance et de rage.
- Comment se fait-il qu’une colonie de fourmis se soit à ce point organisée pour attaquer un humain ? relança Aöle, plus inquiète qu’à l’accoutumée.
- Homo Degenesis, répondis-je d’une voix sombre.