[CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

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Jokebox
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[CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

Message par Jokebox »

Bonjour à tous,

Je vous propose un compte rendu de la campagne personnalisée dans l'univers post-apocalyptique de Degenesis Rebirth.
L'idée derrière ce compte rendu romancé était d'offrir à mes joueurs une sorte de regard lointain sur les aventures tout en le truffant de petits détails facilitant l'immersion pour les futures parties (oui et puis j'adore écrire !).
Ces aventures ayant eu un certain succès auprès de lecteurs (même ceux ne connaissant rien de Degenesis ou du JDR), je me suis proposé de les diffuser plus largement pour promouvoir le JDR (dont on sent la patte) et cet univers en particulier. 

N'hésitez pas à laissez vos commentaires directement sur ce sujet :).

La mise en page n'étant pas génial sur forum, une version pdf avec une mise en page plus élégante, tirée de la charte graphique officielle, existe également.

Structure de la campagne
La campagne se divise en 3 parties dans sa version initiale :
  • Acte I : une introduction permettant aux joueurs de comprendre ce qu'ils vont chercher et comment ils le chercher, le tout basé sur des réadaptations de scénarios de fan (les crédits des auteurs seront spécifiés à chaque début de chapitres, pour rendre hommage à la production originelle et éviter tout spoil).
  • Acte II : il s'agit de la campagne officiel En Ton Sang (vo : In Thy Blood), que j'ai souhaité intégrer dans le cheminement.
  • Acte III : un dénouement entièrement personnalisé, visant à lever les mystères découverts à l'Acte I.
Composition de la table
Nous sommes une table plutôt novice en terme de JDR si je m'en réfère aux intervenants habituels de ce forum :).
Une joueuse et moi-même nous sommes plongés dans le JDR sur table il y a deux ans tandis que les deux autres joueurs s'y sont mis il y a moins d'un an. 
C'est un groupe qui sait prendre beaucoup de précaution, tourné sur la discussion et la ruse plutôt que l'affrontement en frontal !

Site web du jeu 
https://degenesis.com/
(Jeu accessible en F2P pour sa version originale en anglais)

Crédits
SixMoreVodka (notamment Christian Günter et Marko Djurdjevic)

Résumé avec mise en page pdf (pour une lecture plus sympathique !)
Acte 1 - Chapitre 1 : Là où tout commence...
Acte 1 - Chapitre 2 : Retrouvailles à Munlüther
Dernière modification par Jokebox le mer. janv. 13, 2021 1:48 pm, modifié 4 fois.
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Jokebox
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Re: [CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

Message par Jokebox »

Acte I : Liés
 
0. Prologue
Nous sommes en 2575, soit près de 500 ans après l’Eshaton…
Vous vivez depuis plusieurs années déjà au sein d’un même Cercle du clan des Passeurs, une seconde famille pour vous qui avez été séparés de vos géniteurs. Raspilla, ce petit village du nord de l’Andalousie, est désormais votre foyer.
Vos Guides, Vidria la purgane et Kojo l’afrikain, s’occupent de vous depuis votre intégration au sein de leur Cercle. Vous formez une famille de neuf membres et vivez répartis entre six abris en terre cuite. Vous formez un ensemble indissociable malgré vos cultures d’origines différentes.
Votre routine quotidienne débute par une matinée d’étude, suivie d’un repas collectif au sein du Cercle. Ensuite, le début d’après-midi est dédié à un temps de repos et de méditation. La fin de l’après-midi aux travaux pratiques (artisanat, chasse, médecine, construction). Le diner du soir est pris collectivement avec les autres cercles. Il s’agit du seul véritable moment d’échange entre les cercles favorisé par le rythme du Clan. Enfin, une fois par semaine, le Cercle se rend auprès des Tisseuses pour leur remettre une offrande. Il peut s’agir d’une confection artisanale du Cercle ou une trouvaille lors d’une expédition. Chaque offrande se clôture par l’ingestion d’un breuvage étrange, pâteux. Seuls les enfants du Cercle en boivent, les Guides en sont exemptés. Certains enfants ne le digèrent pas. S’en suivent donc des heures de lutte avant expulsion…
Vous atteignez bientôt tous votre puberté, soit l’âge auquel vous pourrez prétendre passer le rite du « Passage ». Bien que ce moment vous effraie, vous ressentez une excitation grandissante à l’idée de vous voir sélectionné. Vous savez également que ce Passage signe la rupture avec votre Cercle : pour certains, vous risquez de ne plus vous revoir. Seul subsistera un petit tatouage sur votre poignet.
 
 
 
1. Là où tout commence…
V. LE CHERCHEUR - AÖLE
VII. LE TRADITIONNALISTE - IDHORA
XVII. LE VISIONNAIRE – AVHEOR 
 
Le cercle
V. Hiver 2575. Le Passage approche. Pour notre Cercle, est-ce le début de la fin ?
Je m’appelle Aöle et je viens de Borca. Petite m’a-t-on dit, j’ai été accueillie chez les Passeurs de Raspilla. Avec d’autres enfants, nous avons été rassemblés pour former un Cercle. Notre Cercle.
Deux Guides. Sept enfants. Le reste ne comptait pas.
D’abord, il y avait Vidria, la chasseuse autoritaire au regard émeraude. Puis Kojo, l’homme noir aux plats parfumés et aux histoires d’ailleurs. Deux guides aimants faisant office de parents pour les délaissés que nous étions.
Ensuite, la petite bande.
Bijan. L’aveugle. Attachant, mais pas bien dégourdi. Malba, petite peste, borcane comme moi, mais pas méchante dans le fond. Igor, silencieux et renfermé. Un bon exemple. Avhéor, toujours enjoué, toujours le premier à nous attirer des ennuis également. Idhora, un brin lunaire avec sa tendance à croire un peu trop à ces anciens Esprits d’Afrika. Foutaises. Elle trainait trop souvent dans les jupes de Kojo. Lèche-botte. Alberto, notre meneur protecteur, l’esprit vif et plein d’initiative. Puis moi, Aöle la rouquine, celle qu’on ne cherche pas trop voire même qu’on peine à trouver.
À chaque jour qui passait et à chaque heure de la journée, nous vivions ensemble. C’était un cadre, une famille.
 
La chasse
VII. Le Moment du Passage approchait. L’hiver pointait aussi le bout de son nez. Le gibier se faisait plus rare, mais aussi moins vif. Armés de nos arcs et de nos couteaux, notre Cercle parcourait les terres fertiles de la région de Raspilla. Loin des conflits entre les Cultes, à distance de ces clans conquérants, nous survivions pour un avenir plus radieux. Celui-ci nous était promis après l’ultime épreuve :  le Passage. Nous serions jugés et choisis par les Tisseuses, suivant le fil de notre destinée.
Vidria nous donna des instructions : un animal vigoureux et sain. La méthode de chasse lui importait peu. Kojo me glissa un dernier conseil : être patiente, agir ensemble. Former un tout uni. J’appliquais ses conseils autant que possible, tentant de rallier au troupeau une Aöle parfois individualiste ou un Bijan manquant de clairvoyance. Être aveugle n’excuse pas tout !
 
XVII. Le plan était clair, chacun était positionné idéalement. Un groupe de rabattage, les plus bruyants, tandis que nous autres étions planqués dans les arbres, prêts à tirer. Seule Aöle manquait à l’appel. Encore… Qu’est-ce qu’elle s’imaginait celle-là ?! Pouvoir chasser du gros gibier seule ?! Le jour où elle tombera sur trois gendos, elle ne fera pas la maline ça c’est sûr…
Malgré tout, le plan s’exécuta sans heurt. Les rabatteurs gesticulaient et revenaient vers notre position. La proie approchait : un beau daim intact. Malba, Idhora Igor et Alberto avaient fait du bon boulot. Bijan se tint prêt à tendre le fil pour faire trébucher l’animal et alors, je décocherais mon trait. Plus que quelques mètres… Mon cœur battait la chamade quand soudain…
 
V. En plein dans le mille ! Celle-ci, ils ne l’avaient pas vue venir ! Par ici la monnaie les nullos ! Vous vous êtes fait coiffer sur le poteau !
La flèche avait traversé le crâne, laissant l’animal s’écrouler sur le sol poussiéreux. Je sortis mon couteau et déboulais de ma cachette, prête à finir proprement le boulot, comme d’habitude.
 
XVII. La connasse !
Un peu plus et elle manquait son tir, faisant dévier la proie de sa trajectoire et réduisant à néant nos efforts. Compétitrice mon cul ! Sans attendre, je descendis de mon perchoir et me jetais sur l’animal en souffrance. J’étais plus rapide, plus vif. Le canif déjà sorti, je jetais un regard appuyé sur Aôle. Trop lente ma petite ! Saisissant le crâne de la proie, je lui tranchais la gorge sèchement, déversant sur le sol le liquide rougeoyant. Les dernières pulsations résonnèrent sur ma main tachée de sang.
« Bijan ! Ramène ton cul ! Et de la ficelle, beaucoup de ficelle ! »
 
VII. L’action se déroula dans un chaos ordonné, comme nous y étions habitués. Chaque chose semblait se percuter dans de violents mouvements pour finalement arriver exactement à la place qui était la leur. C’est ainsi que je le ressentais, à chaque fois, au-delà des cinq sens connus. Kojo m’écoutait souvent au sujet de ses sensations que je ne savais pas expliquer. Il l’attribuait à des Esprits anciens qui m’aiguillaient tout en liant les éléments qui composaient notre monde.
J’entendis au loin la voix pleine de reproches d’Avhéor. L’odeur du sang également. Igor m’invita à le suivre. Tous exultaient de la belle prise malgré un différend - un de plus - qui éclatait entre Aöle, Alberto et Avhéor. Les trois A. Intenables.
 
La Trouvaille
V. Une fois l’animal attaché et harnaché, les Guides refirent surface. Ils saluèrent la prise sans faire plus de commentaires. Vidria m’adressa un regard appuyé, fière de mon tir assurément. Les autres ne comprenaient pas., ils se contentaient de si peu.
Sur le chemin du retour, Idhora et moi nous retrouvâmes en bout de file. Après avoir quitté la rocaille des montagnes, nous traversâmes une première forêt par des petits sentiers. La marche était ralentie par le poids de notre gibier et par la fatigue accumulée tout au long de la matinée. Pourtant, alors que mon esprit divaguait mon regard se posa sur une chose. Une chose qui n’avait rien à faire là. À moitié enterrée sous terre, à peine visible, un demi-cercle d’apparence métallique avait été égaré. Sans un bruit, je rompais le rang pour mettre la main sur la trouvaille. Un nouveau bidule, comme diraient les Guides, à ajouter à ma collection. Mais celui-là, ils ne me le prendraient pas. Ça non !
 
VII. Dans un bruissement d’air, je sentis l’odeur froide et métallique d’Aöle s’éloigner. Que fabriquait-elle encore ? Elle revint dans le sillage de notre file indienne une bonne minute plus tard. Son excitation était palpable. Qu’avait-elle encore déniché ?
« Psst…T’as trouvé quelque chose ? »
Elle ne répondit pas immédiatement. Devant nous, Avhéor eut l’ouïe suffisamment fine. Il modéra son pas, créant une légère scission dans notre file indienne.
« Pas de suite... Tout à l’heure. Au village. » répondit-elle d’une voix faible, mais abrupte tout en camouflant le bidule dans une large poche de son pardessus. Avhéor reçut lui aussi le message et nous savions tous les deux qu’Aöle nous laisserait jeter un œil à son nouveau trésor. Avait-elle le choix ?
 
V. Une fois rentré au village, je me précipitais pour cacher le trésor sous ce qui me servait de matelas. Une planque que les Guides n’avaient pas encore découverte, du moins l’espérais-je. Cette fouine d’Avhéor avait vu le disque, mais fort heureusement, il faisait encore mine d’agir comme si de rien n’était, ne pouvant toutefois s’empêcher quelques regards appuyés dans ma direction. Idhora était plus préoccupante. Sa relation privilégiée avec Kojo faisait d’elle une balance potentielle. Durant la fin de matinée puis du déjeuner, je m’efforçais de rester près d’elle.
Le temps libre de l’après-midi fut une libération. Je quittais les autres pour retrouver ma découverte dans le dortoir commun. Je fus soulagée de constater qu’elle n’avait pas bougé. Cependant, à peine eussé-je sorti le bidule pour l’ausculter que deux silhouettes se manifestèrent…
 
XVII. « Alors Aöle, qu’est-ce que t’as encore trouvé ? Une vieille conserve ? Une tôle percée ? » L’air taquin, mais l’œil vif, je fixais les mains de la rouquine. Parmi tout le merdier qu’elle avait su collecter, je savais qu’elle planquait des curiosités susceptibles de révéler des secrets. Mais la rouquine n’était pas du genre à en faire l’étalage. C’était une discrète la Aöle. Idhora était postée à côté de mois, silencieuse. Je jetais un coup d’œil par-dessus mon épaule pour vérifier qu’aucun Guide ne pointait le but de son nez. C’eut été fâcheux de se faire gauler. Aöle ne l’aurait pas supporté. Elle glissa l’espèce de disque dans la doublure de sa veste puis se releva.
« Restez pas plantés là. Vers la planque, dans les ruines. Je vous montrerais là-bas. »
Déterminée, elle nous bouscula et fila en direction des ruines. C’est avec un sourire aux lèvres que je lui emboitais le pas.
 
VII. Menés par une Aöle des grands jours, nous nous apprêtions à quitter le village par la forêt à l’est quand soudain, la voix stridente de Bijan nous interpella.
« Eh oh ! Pas zi vite !  ‘tendez-moi !  Z’vous ai entendu ! »
Je m’immobilisais. Pourquoi fallait-il toujours qu’il attire l’attention ?! Avhéor prit les choses en main. En une poignée de seconde, il s’était rué vers le petit aveugle et lui passa son bras fin autour du cou. J’ignorais ce qu’il lui murmura, mais le visage de Bijan s’illumina. Tous deux s’approchèrent et nous reprîmes la direction des vieilles ruines. De trois nous passions à quatre.
À l’ombre de la forêt, nous marchions d’un pas pressé vers les ruines. Il était acquis que les enfants d’un Cercle mûr avaient la permission d’y crapahuter librement, goûtant à l’aventure promise après le Passage. À plusieurs reprises, nous regardâmes derrière nous de crainte d’être suivis. Mais rien ne vint. Seuls l’odeur des pins et le vent glacial accompagnaient nos pas.
Au bout d’une vingtaine de minutes à couper à travers les bois humides, nous débouchâmes sur la vaste étendue où s’élevaient les ruines. Il s’agissait d’un vague amas de béton froid, partiellement recouvert de longues lianes de lierres qui faisaient craqueler ce qui fut, autrefois, l’un de ces palais oubliés. Le passé. Les Guides nous en parlaient parfois. Ces villes étendues dont les plus iconiques des bâtiments flirtaient avec les nuages. Ces parois transparentes, telles des miroirs reflétant une nature ignorée, bafouée. Ces écrans, aspirant les âmes de leurs apôtres… Comment pouvions-nous regretter ces heures sombres de notre humanité ?
 
L’image
V. La ruine était silencieuse. L’air sec venait picoter mes joues nues et lacérer mes lèvres malgré les fines étoffes dont j’avais l’habitude de me parer. Point positif : nous étions vraisemblablement seuls.
Je tenais le trésor fermement serré contre ma poitrine, le bras immobile, paralysé par la peur que quiconque tente de s’en emparer. Après avoir fait le tour de la bâtisse, Avhéor nous fit signe de nous approcher de l’un des renfoncements à l’abri des regards indiscrets. Sans un mot, tout le monde s’éxécuta.
« Alors-alors ! Z’est quoi qu’elle a trouvé Aöle ?! » ne cessait de répéter Bijan, impatient et plus turbulent que d’habitude. Les deux autres n’étaient pas en reste. L’air de rien, je sentais leur envie grandir à mesure que les secondes passaient. Ils étaient suspendus à mes lèvres, dans l’attente de la révélation.
« Tout d’abord, vous trois, vous devez prom… 
- Ouai on sait. On doit promettre de ne rien balancer, m’interrompit Avhéor, on te répète qu’on n’y est pour rien si Kojo t’as confisqué des Bidules. Bon aller, montre-nous maintenant ! »
Je serais les dents. C’est ça, toujours innocents. Comme si Kojo avait pu percer mes cachettes sans un petit coup de pouce. Je n’étais pas aussi idiote qu’ils semblaient tous l’imaginer. Leur jalousie transpirait. Seul Bijan semblait si naïf que rien ne me permettait de le soupçonner. Enfin…
« Bon d’accord. Mais je vous préviens : si d’une manière ou d’une autre les Guides tombent sur ça, je vous le ferais regretter ! »
La menace n’était pas lâchée en l’air. Je détestais les traitres. Le différend faussement dissipé, je plongeais ma main sous mon manteau et en tirait le bidule enveloppé d’un tissu poisseux. Avec la plus haute précaution, je dévoilais la trouvaille sous les yeux ébahis de mon public. Il était là, parfait, un disque de métal d’une dizaine de centimètres de diamètre, moins cabossé que la plupart des trésors sur lesquels j’avais pu mettre la main. Un bijou.
« Alors Aöle ! Fais toucher ! » s’écrira Bijan, surexcité. Sentant qu’il ne pourrait plus tenir bien longtemps, je lui remis l’objet. Au contact de la matière, il tressaillit de surprise. Un sourire illumina son visage enfantin.
 
XVII. Le trésor était moins impressionnant que les autres babioles qu’elle avait trouvées jusqu’ici. C’était une sorte de plaque de métal bosselé, parcouru de plusieurs griffures qui formaient, il fallait bien l’avouer, un dessin digne des gribouillages d’Igor. Lorsque Bijan eu fait le tour du bidule, ce dernier passa entre nos mains et chacun y alla plus ou moins longuement de son petit essai.
Le son sourd d’un bloc de béton heurtant le sol nous fit sursauter. Je levais les yeux vers l’extérieur, prudemment, tandis que les trois autres restaient silencieux, pétrifiés. Bijan lâcha un hoquet d’angoisse. Aöle le fusilla du regard. Pour ma part, je m’aventurais à l’extérieur de la vaste niche dans laquelle nous nous trouvions pour notre auscultation quand soudain, un rongeur large comme deux mains d’adulte me fila sous le nez. Il s’agissait d’un de ces nuisibles qui se nourrissait des édifices d’antan. La tension baissa d’un cran et nous reprîmes nos essais respectifs.
Le bidule revint entre les doigts de sa propriétaire. Elle analysa avec une minutie agaçante le disque, comme si le fait de le chatouiller finirait par le contraindre à dévoiler ses secrets. Ainsi, une première heure passa…puis une deuxième…
L’ennui s’était emparé de nous. Bijan avait été le premier à s’agacer. Idhora, elle, resta silencieuse, reportant son intérêt sur les mousses qui recouvraient l’intérieur de l’alcôve dans laquelle nous étions glissés. Quant à moi, j’étais persuadé de l’inutilité de ce machin en métal. À plusieurs reprises, je menaçais Aôle de partir. Mais elle ne lâcha rien. Sans même un regard, elle persistait à étudier la chose. Le Disque, comme elle l’appelait désormais.
 
VII. Des lichens. Il en poussait de toute sorte dans cette ruine. Ils semblaient puiser les minerais nécessaires à leur développement en fonction du type de parois ou de la roche sur place. Au plus profond de la cavité, certains émettaient comme de légères lueurs, presque imperceptibles. Je laissais le bout de mes doigts glisser à leur surface, comme pour dialoguer avec eux. Kojo m’avait raconté que certaines espèces de végétaux étaient capables de communiquer les unes avec les autres. Elles pouvaient ainsi prévenir de l’arrivée d’un prédateur et sécréter des enzymes sur leurs feuillages, décourageant leur bourreau de les dévorer. Il me racontait aussi que l’on trouvait en afrika des plantes d’un tout autre genre. Celle-ci, pour les êtres qui s’en montraient suffisamment dignes, étaient capable de communiquer avec l’humain. Ceux qui s’y plongeaient revenaient changés. Intérieurement, j’espérais que le Passage me permettrait un jour d’observer ces plantes-là.
Alors que l’impatience avait gagné Bijan et Avhéor depuis un bon quart d’heure, un cliquetis mécanique retentit nettement dans notre cachette.
Nous nous retournâmes comme un seul homme vers Aöle. Et là…
 
V. Un visage apparu sur la paroi face à moi.
Le Disque était toujours entre mes mains, tremblantes d’excitation. J’avais réussi. Il n’émettait aucun son, aucune vibration. Lorsque le cliquetis s’était activé, l’un des quarts bombés qui composaient sa face s’était simplement éclairé, comme par magie. Le silence régnait. Nous avions tous, sans exception, les yeux fixés vers cette chose, cet homme sans âge qui nous dévisageait d’un air autoritaire. Malgré le béton froid, lacéré et fatigué par les siècles, l’image était d’une telle pureté… Je n’avais jamais rien vu de tel.
Sans relâcher le disque de ma main, je pointais en direction des lettres qui s’empilaient sur le bas du visage. L’alphabet était identique au nôtre, mais l’assemblage des lettres m’était complètement inconnu.
« Y – O – U – T – H – I – S – C – O – N – V – I – C – T – I – O – N », épelais-je à mi-voix, comme si j’invoquais un rituel sordide tout droit sorti des rêves d’Idhora. Rien ne se produisit.
« D – E – S – T – I – N – Y – I – S – C – H – O – I – C – E », poursuivais-je, d’un ton un peu plus assuré. Toujours rien.
« S – T – R – E – N – G – T – H – I – S – A – V – I – R – T – U – E », ma voix retomba sans que rien ne se passe. Bijan resserra ses mains potelées autour de mon bras. Il savait, d’une manière ou d’une autre, que nous étions face à une chose exceptionnelle. Pourtant, il ne décrocha pas un mot.
 
XVII. Nous restâmes muets face à cet assemblage de lettres au sens inconnu et à la face de cet homme aux yeux de glace. Les premières hypothèses commencèrent à fuser après une lourde minute de silence. Était-ce un message ? L’objet avait-t-il été laissé là par hasard ou était-il fait pour être trouvé ? Si oui, à qui était-il destiné ? Idhora y voyait une simple babiole égarée, potentiellement dangereuse si nous la gardions trop longtemps activée. Aöle penchait pour un artefact secret, abandonné par mégarde et dont certains mystères étaient encore à révéler. Bijan se heurtait à son handicap et réclamais une description plus précise du visage et de la saveur, comme il aimait le dire, de l’image. Enfin, j’imaginais que ce bidule n’était ni plus ni moins qu’un test, un moyen utilisé par les Guides et ces satanées Tisseuses pour nous préparer au Passage et à ce qui suivrait.
Le soleil se couchait. Nos divagations avaient animé la majeure partie de l’après-midi. Au loin, la voix puissante d’Alberto se fit entendre. Très vite, elle fut suivie de celle, plus autoritaire, de Vidria. Il fallait tout remballer. Aöle s’exécuta. Elle traficota la tranche de ce disque et, dans le même cliquetis sec qui avait précédé l’activation, l’image disparue. Je sortis le premier du renfoncement de béton où nous avions trouvé refuge. Alberto afficha un large sourire ainsi qu’un clin d’œil complice. La Guide plissa les yeux en nous voyant sortir de notre cachette. Les lèvres pincées, elle demeura silencieuse. De toute évidence, ça ne sentait pas très bon pour nous.
« On était partis jouer aux explorateurs ! On ne faisait rien de mal. La ruine n’est pas dangereuse et… » Vidria m’interrompit en levant son index. « Économise ta salive. Vous êtes couverts de poussière. Ce soir, nous avons un diner de fête. Rentrez directement et faites votre toilette. Soyez présentable, ne faites pas honte à notre Cercle. » Elle nous laissa prendre les devants. Alberto passa ses bras sculptés autour de mes épaules et me rabroua gentiment. Ensemble, nous retournions au village de Raspilla.
 
Le Vaisseau
VII. La nuit fut agitée, pleine de sourires, de rires, de chants et de danses.
Les Cercles de tout Raspilla s’étaient rassemblés au coucher du soleil. Ensemble, nous fêtions l’approche de la prochaine cérémonie du Passage. Les enfants les plus âgés – notre génération – jouissaient de privilèges particuliers : outre le fait d’être le centre de l’attention des Guides et des adultes protecteurs du village, nous avions l’autorisation de siéger à leur table. L’alcool circulait librement et chacun d’entre nous trempa ses lèvres - voir plus pour Alberto, Malba, et Avhéor – dans les liqueurs parfumées troquées sur les marchés de Cartagena. L’appréhension du passage s’envola après quelques gorgées et je profitais de la soirée aux côtés de Kojo, rêvant encore et toujours des terres de nos lointains ancêtres communs.
Le lendemain matin, le village tournait au ralenti. Dans la case des filles, Aöle fut la première debout. Elle s’était couchée tôt, prétextant ne pas aimer les festivités. Rabat-joie. Malgré un léger mal de crâne, je parvins à m’extirper de ma natte pour une toilette matinale et une collation légère. Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque le reste du Cercle vint se joindre à moi pour dépecer le daim chassé la veille. Etrangement, les Guides étaient introuvables.
Après avoir terminé notre labeur, nous nous dirigeâmes vers le temple des Tisseuses, pensant y trouver Kojo et Vidria à proximité. Nous n’étions pas loin de la vérité. Devant ce lieu sacré et protégé se tenait une foule organisée en plusieurs rangs. En y regardant de plus près, il s’agissait de tous les Guides du village qui se tenaient aussi raides que des poteaux face à une silhouette grisâtre. Il me sembla apercevoir le visage d’une vieille femme, quelques mèches de cheveux blancs crasseux puis… ses yeux, aux iris blanchâtres, rivés sur moi. J’étais tétanisée. Un Aîné nous repéra et nous ramena jusqu’à nos cases. Malgré les tentatives de négociation d’Avhéor et de Malba, il ne céda pas.
 
XVII. Qu’avions-nous fait de mal ? Qu’est-ce qui se passait là-bas que nous ne devions pas savoir ? La veille, on nous traitait en adulte et le lendemain, nous étions cantonnés à nos cases. Était-ce à cause de cette étrangère ? Idhora en était restée toute secouée. Alberto rassembla le Cercle pendant que Malba tentait de rassurer Idhora. Bijan, Igor et Aöle restèrent silencieux. Cette dernière devait probablement plus s’inquiéter de sa récente trouvaille plutôt que du bien-être de notre famille. Pour ma part, je fulminais. J’avais toujours suspecté les Tisseuses d’une manigance, d’une chose pas nette. Pourquoi devait-on, chaque fin de semaine, accomplir le rituel des offrandes ? Sans compter ce breuvage ignoble qu’on nous faisait avaler. Rien que d’y penser, la nausée me vint. Qui étaient-elles vraiment ? Étaient-elles humaines ? Et cette vieille carcasse qui avait aligné tous les Guides, où se croyait-elle ?! J’étais remonté, une vraie boule de colère qui menaçait d’exploser en plein vol.
Il fallut attendre une bonne heure pour que Vidria et Kojo reviennent vers nous. Ils n’étaient pas seuls : l’étrangère décrite par Idhora était présente. Les deux Guides nous firent aligner devant la case commune en se contentant d’un simple : « Voici le Vaisseau, elle ne vous veut aucun mal. Restez tranquille. » L’air se chargea d’une vague odeur fade, synthétique qui ne correspondait à aucun standard jusqu’ici rencontré. La femme releva sa capuche, dévoilant ses cheveux recouverts de poussière et sa peau moins ridée que l’on aurait pu l’imaginer. Elle passa devant chacun d’entre nous et mesura nos mensurations, ausculta notre peau. Elle restait silencieuse. Aucun des Guides n’osa intervenir. Lorsqu’elle arriva jusqu’à moi, je bombais fièrement le torse et plongeais mon regard dans le sien d’un air de défi. Ce que j’y vis resta…indescriptible. J’eus l’impression que l’on pénétrait mon esprit, mon être tout entier. Le temps paru se suspendre. Les sons devinrent lointains, ma vue devint floue : j’étais comme tiré à l’extérieur de mon propre corps. Une impression épouvantable m’envahit : cette femme lisait en moi, elle violait jusqu’au plus intime de mes souvenirs. Après moins d’une seconde qui me sembla durer une éternité, je fermais docilement les yeux.
 
V. La vieille étrangère ne nous posa pas de questions. Tant mieux, je n’étais pas d’humeur à y répondre. Son arrivée avait perturbé mes plans pour l’étude de mon Disque. Ouille ! Mais qu’est-ce qu’elle avait celle-là ?! Après nous avoir mesurés sur toutes les coutures, voilà qu’elle se mettait à nous piquer la peau ? Une goutte de sang perla sur mon avant-bras, pile à l’endroit où elle avait appliqué ce drôle de cylindre métallique désagréable. Fort heureusement, ce fut le dernier examen. La vieille femme afficha un sourire et nous remercia. De quoi ? Je n’en savais fichtrement rien. Lorsqu’elle quitta notre Cercle, la tension parue redescendre d’un cran. Tout le monde soupira de soulagement. Drôle d’impression.
La suite de la journée fut aussi peu réjouissante que son commencement. La fête battait son plein et ni Kojo ni Vidria ne nous autorisèrent à retourner dans la vieille ruine. J’étais coincée ici, à devoir feindre l’amusement alors que le Disque n’attendait que moi pour dévoiler ses secrets. La poisse.
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La suite !


 L’attaque
VII. Des hurlements me tirèrent de mon sommeil en sursaut. Il faisait nuit noire et froid, très froid. Mes yeux s’habituèrent vite à la pénombre qui régnait dans la case. Sur leurs nattes respectives, Malba et Aöle étaient également réveillées. J’entendais nos cœurs battre à l’unisson. Aucune d’entre nous n’osa prononcer le moindre mot. Nous écoutions, silencieuses, effrayées.
Une trentaine de secondes à peine après que j’eus ouvert les yeux, je vis l’épais tissu qui nous servait de porte s’animer. Toutes trois, nous retînmes notre souffle. La silhouette fine de Vidria se dessina, j’eus un soupir de soulagement. « Que…que se pass… », tentais-je péniblement. D'une voix autoritaire, bien que traversée d'un vibrato inquiétant, Vidria m’interrompit. « Pas le temps d’expliquer. Prenez une peau et bougez d’ici ! Vers la cache, maintenant ! ». Le dernier mot de la Guide nous fit l’effet d’une décharge électrique. Mes mains tremblaient, mon estomac se serra. J’empoignai machinalement une épaisse peau de mammouth un peu trop petite pour moi puis emboitai le pas de Vidria.
À l’extérieur, les cris d’hommes, de femmes et d’enfants se confondaient avec le crépitement des flammes. Les cases brûlaient, déchirant le voile noir de la nuit dans des teintes dansantes rouge orangé. Une odeur horrible m’attrapa à la gorge, une odeur que je n’identifiais que bien plus tard : celle de corps humains qui se consumaient…
 
XVII. Kojo nous avait trainés à l’extérieur de notre dortoir avec une peur inhabituelle, même pour lui. Alberto et moi tenions fermement Bijan, le soulevant par moments sous l’effet de la panique. Igor, d’habitude si calme, ne parvenait pas à masquer son angoisse. C’était un véritable massacre. Un bûcher géant qui ne cessait de croître autour de nous. La vision de Vidria et des trois filles me rassura dans une moindre mesure. Les Guides échangèrent des mots, hurlèrent des instructions qui peinèrent à m’atteindre. J’étais choqué, abasourdi. À travers la fumée qui s’épaississait, j’aperçus des silhouettes : des créatures noires et blanches portant des masques terrifiants. Armés d’engins de mort, ils crachaient des gerbes de flammes à l’aveugle, brûlant sans distinction les bâtiments et leurs habitants. Par instants, des coups de feu retentissaient par salves. D’autres monstruosités parées d’armures colossales visaient dans la foule et fauchaient les vies de Raspilla sans la moindre hésitation.
Vidria m’asséna une violente gifle qui me fit reprendre mes esprits. « Pas le temps de rêvasser ! On bouge ! » Tel un automate, mes membres s’activèrent. Vidria prit les devants d’un pas rythmé, presque en trottinant. Nous la suivions tous en pack regroupé alors que Kojo fermait la marche un bon mètre plus loin. Quel était cet enfer dans lequel nous étions plongés ?
Alors que nous pénétrions dans la forêt au sud-est du village, notre foulée se ralentit. Vidria et Kojo avaient insisté pour ne pas emporter de lampes si bien qu’il n’était pas rare que l’un de nous se prenne les pieds dans une racine ou trébuche sur une branche cassée. Le chaos sonore se changea progressivement en un bourdonnement lointain, interrompu par quelques cris qui s’élevaient dans la forêt. Le rythme de la course imposé par Vidria était difficile à tenir et les plus faibles d’entre nous, Bijan en tête, peinaient à suivre. Au bout d’une dizaine de minutes à progresser dans la forêt, le silence se mit à régner. Alberto voulut se risquer à une parole rassurante, mais à nouveau, Vidria le coupa net d’un geste impératif de la main. Mes muscles commençaient à me faire souffrir. Marcher pied nu dans cette mélasse était fatiguant et je dénombrais de multiples coupures qui couraient de mes talons jusqu’au haut de mes mollets. Je tournais la tête en arrière, vérifiant que tout le monde suivait bien. Kojo m’adressa un sourire qui se voulait sécurisant. Je tentais de le lui rendre dans une grimace maladroite quand soudain, un sifflement retentit à travers la nuit. Le visage de Kojo explosa, littéralement, dans une gerbe de sang chaud. Mes yeux s’écarquillèrent. Vidria hurla puis, après un instant d’hésitation, tous se mirent, moi inclus, à la suivre en courant.
 
V. Le corps de Kojo retomba lourdement sur le sol, sans vie. Instinctivement, je serrai mon Disque contre ma poitrine. Il était le seul trésor rescapé de tous mes butins, le plus important, le plus précieux. La perte de Kojo me fit un pincement au cœur. Bien que nous n’ayons jamais été proches, il s’était montré bon cuisinier et n’avait jamais cherché à nous blesser ou à nous nuire. C’était un homme gentil. Un homme mort, aussi. Ce dernier constat me rappela à la dangerosité de la situation. Mes sens étaient en éveil. Je sentais le sang pulser à travers tout mon corps. Il fallait suivre Vidria, continuer de courir pour atteindre la cache.
Les choses s’accélérèrent subitement. Des cris étouffés s’élevaient au loin : ils se rapprochaient. Cette menace sans nom, ces poursuivants assassins qui scellaient en cette nuit le destin de Raspilla. Le sentier mal nettoyé que nous suivions s’éclaircit, les feuillages chargés d’humidité étaient moins épais. Nous approchions. Devant, Malba, Idhora et moi collions au train de Vidria qui ouvrait la marche en écartant les branches du bout de sa lance. Ses gestes étaient précis, tranchants. Elle semblait évoluer dans son élément, dans ce chaos ambiant et terrifiant. Pourtant, à bien y repenser, je comprends aujourd’hui qu’elle était tout aussi effrayée que nous.
Nous arrivions en vue de la colline rocailleuse qui abritait l’entrée de la cachette quand soudain, Vidria s’arrêta net. Elle saisit sa lance de la main droite tout en nous faisant signe de rester derrière elle de sa main gauche. J’aperçus alors deux silhouettes en combinaisons intégrales. Ils portaient ces masques étranges, dotés de deux énormes filtres devant ce qui aurait dû être leurs bouches. Chacun d’eux tenait une longue épée en acier noir, maculée de sang encore frais. Le temps s’arrêta. En un instant, nous le savions, notre destin pouvait être scellé. Je décelais un tressaillement parcourir la jambe de Vidria, son pied d’appuis. Elle hésitait. Une intuition me fit comprendre que nos vies se jouaient en cet instant. Il fallait le faire, tout sacrifier. Je me saisis du Disque et sans réfléchir, l’activai d’un geste précis. Le cliquetis retentit à peine alors que je lançai le trésor aux pieds des deux opposants. La lumière diffusant l’image se projeta sur un bosquet. Une diversion. Dans un cri de rage, Vidria s’élança vers eux.
 
VII. L’action se déroula en une poignée de secondes. La babiole lumineuse d’Aöle déclencha l’attaque de la Guide. Elle profita du moment de flottement pour enfoncer de tout son poids la pointe de sa lance dans le buste de l’ennemi. L’autre leva son épée pour riposter tandis qu’Avhéor, Alberto et Aöle hurlaient de concert de nous diriger vers la grotte. Je plaçais mes dernières forces dans un ultime sprint, refusant de me retourner pour assister à la mort certaine à laquelle Vidria s’était probablement préparée. D’abord Kojo, puis elle… Qu’allions-nous faire ?
Une explosion fit trembler le sol. Des arbres furent brisés par le souffle à l’endroit même où Vidria s’était élancée pour combattre. Avait-elle prévu cela ? Des larmes me vinrent et ruisselèrent le long de mes joues frigorifiées. Je gardais en bouche ce goût de mort qui n’avait cessé de nous poursuivre depuis notre éveil. Qui étaient ces gens ? Pourquoi en voulaient-ils à nos vies ? Par chance, nous arrivâmes à l’entrée de la grotte : la fameuse cachette. Sans ménager nos efforts, nous foncions tel un seul homme à l’intérieur, espérant y trouver des Aînés ou qui que ce soit pouvant nous aider.
 
La cachette
XVII. Comme tous les autres, j’étais à bout de souffle. Nos visages et nos vêtements étaient tachés de sang, de morceaux d’os et de je ne sais quoi encore... C’était tout ce qu’il restait de Kojo. Idhora éclata en sanglots, suivie de Bijan et de Malba. Alberto serrait les dents et je m’inspirais de son attitude pour ne pas flancher. Seuls Igor et Aöle paraissaient impassibles. C’était quoi leur putain de problème ?! On nous avait sortis du lit puis tirés d’une scène d’apocalypse, Kojo s’était fait éclater le crâne puis Vidria s’était sacrifiée pour nous sauver…et ces deux-là semblaient ne rien en avoir à foutre. Je résistais à l’envie de les secouer.
Après deux bonnes minutes à reprendre notre souffle, Alberto s’avança un peu plus loin dans la grotte. « Aller, faut pas traîner. Rappelez-vous des instructions. Faut continuer jusqu’à bout du tunnel… » Sa voix frémissante traduisait son état de choc. Poursuivre jusqu’au bout du tunnel, c’était tout ce qu’il nous restait. Je serrais les poings et me relevais de toute ma hauteur. « Alberto a raison ! Idhora, Bijan, debout ! Toi aussi Malba ! On reprend la marche. Longez les murs et faites gaffe où vous mettez les pieds. » Mes propres paroles me revigoraient. Ce n’était pas le moment de flancher.
 
V. Avhéor et Alberto se la jouaient meneurs intrépides. Tu parles, ils flippaient comme jamais. S’ils se croyaient meilleurs que nous autres, ils se foutaient le doigt dans l’œil. Le visage fermé, concentré, je me relevais et pris les devants. Le cadre se brisait peut-être, mais plutôt que d’y voir une finalité, je choisissais d’y lire une opportunité : nous étions libérés des contraintes des Passeurs. Mes mains se plaquèrent contre la roche striée, l’utilisant comme guide et support. Mes connaissances en géologie étaient certes limitées, mais tout poussait à croire que cette soi-disant grotte n’avait plus grand-chose de naturel. Elle avait été creusée, forée par des outils colossaux. Par endroits, de l’eau s’écoulait le long des parois tandis qu’un courant d’air frais nous indiquait qu’il devait y avoir une sortie au fond de ce grand tableau noir, de l’autre côté de la colline.
Malgré l’obscurité, nous progressions à un rythme convenable. Après les mots d’encouragement d’Alberto et Avhéor, personne n’osa élever la voix. Le silence nous enveloppait, ponctué par instant du clapotement d’une goutte d’eau. Chose rare, Bijan avait pris la tête du groupe il était de loin le plus à l’aise d’entre nous dans cette galerie obscure. Au bout d’un long moment, ma main heurta quelque chose : une sorte de perturbation dans le rythme des stries. Je m’immobilisais. « Attendez. Il y a quelque chose ici. » À tâtons, je sentis les autres s’approcher. Il me fallut une bonne trentaine de secondes pour déceler une forme un peu plus grande qu’une main d’adulte qui semblait se dessiner derrière une couche de roche calcaire. Le rectangle identifié se mit à émettre une faible lueur. Mes yeux s’illuminèrent avec excitation : avais-je trouvé un nouveau trésor ?
 
VII. J’ignore comment et encore moins pourquoi, mais Aöle insista pour bricoler cette nouvelle curiosité. Je ne pus m’empêcher de lâcher un soupir. Il ne lui fallut cependant pas longtemps pour parvenir à quelque chose. La paroi se mit à trembler. Faiblement éclairée par le panneau dans la roche qui brillait désormais avec une plus grande intensité, elle se retourna vers nous avec cette expression enfantine qu’elle arborait depuis toujours. Était-ce une sortie alternative ? La curiosité me fit un moment oublier ce que nous venions de vivre. Un courant d’air chaud, chargé d’une forte odeur d’excréments et d’animaux morts me monta au nez. « Bordel referme ça ! » s’écria immédiatement Malba. Mais Aöle ne réagissait pas. La porte était désormais à moitié ouverte quand un grognement surgit de ce passage, un grognement qui n’avait rien d’animal…ni d’humain d’ailleurs. Un frisson me traversa l’échine. La porte était à moitié ouverte lorsqu’un son métallique s’éleva depuis l’unique galerie que nous avions empruntée. Le mécanisme se stoppa net. Une voix rauque se répercuta en écho dans la pénombre.
« Rattrapez-les. Nul ne doit survire. »
Le bruit de pas précipité s’intensifia. Mon sang se glaça. Comment nous avaient-ils retrouvés ? L’odeur émanant du passage découvert par Aöle continuait d’envahir mes sens. Était-ce là notre seule échappatoire ? Je tournais la tête vers Aöle qui tentait de se faufiler, malgré l’espace réduit laissé par la porte immobilisée, vers ce passage nauséabond. C’est à ce moment-là que je les sentis, ces êtres en combinaisons intégrales, empestant l’alcool chirurgical.  Ils étaient cinq : trois armés de ces épées noires gorgées de sang, deux équipés de ces fusils lanceurs de flammes. Des meurtriers, ni plus ni moins. Plongée dans le désespoir, j’aurais aimé avoir la force de bouger, de me ruer vers eux dans un ultime mouvement de fierté. Pour Raspilla, pour Vidria, pour Kojo… Je n’en fis rien. L’un d’eux me faisait face. Il tenait fermement sa lame sombre et la pointa vers moi.
« V…vous êtes sûrs ? Ce ne sont que des enfants… » lâcha-t-il. La voix rauque rétorqua immédiatement, avec plus d’intensité : « Ne discutez pas Préserviste ! Égorgez-moi ces chiens galeux qu’on en finisse ! » Je vis le bras de la créature qui me faisait face trembler légèrement…puis se lever. Il ne prononça pas un mot, n’émis pas le moindre son lorsqu’il abattit sa lame dans un sifflement clair. Le temps sembla se dilater. Je fermais les yeux en pensant à ma famille en Afrika, puis à mon Cercle qui ne tarderait pas à me rejoindre. Je serrais les dents au point de sentir rugir mes molaires, dans le bête espoir que l’onde se tût sans la moindre douleur. La fin.
 
XVII. Au moment où la lame aurait dû trancher le crâne d’Idhora sous nos cris désespérés, une onde de choc secoua la grotte. L’être en combinaison fut projeté en arrière et implosa, délivrant ses organes sur le sol glacial et rocailleux. La seconde d’après, je vis une silhouette drapée se jeter sur l’un des agresseurs. Ce dernier hurla de panique, lâcha son fusil avant que sa tête ne soit séparée de son corps. Les trois autres tentèrent de réagir. Ils formèrent un rang solide. Le second armé du fusil s’apprêtait à tirer lorsque trois projectiles vinrent lui perforer le buste. Il s’écroula lourdement. L’homme à la voix rauque tenta une lourde attaque à l’épée qui fut esquivée avec aisance. Le second survivant courait d’ores et déjà vers la sortie, implorant pour sa vie. J’eus à peine le temps de cligner des yeux que le dernier agresseur se faisait briser la nuque dans un craquement caractéristique.
La chose qui venait de nous sauver la vie fit volte-face dans notre direction. À son bras, un petit écran clignotait et éclairait son visage. C’était elle, cette vieille femme aux cheveux grisonnants, ce Vaisseau. Jamais je n’aurais pu oublier ses iris blanchâtres. Elle pianota sur son écran. La porte qu’Aöle avait ouverte commença à se refermer, poussant celle-ci à s’en dégager prestement. Enfin, la femme nous jaugea du regard. « Continuez tout droit. Ne vous arrêtez pas. Ainsi, vous vivrez. » Son ton si particulier, envoutant et impératif, n’autorisait pas de réponse. Nous restâmes tous figés durant une dizaine de secondes puis, lentement, elle pivota en direction du fuyard dont les sanglots s’élevaient encore au loin. Je fis un pas en arrière, puis un deuxième. Malba aida Idhora à se relever. Nous ignorions pourquoi nous étions encore en vie.
Dans un silence de mort, nous marchâmes jusqu’au bout du tunnel.
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Re: [CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

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La suite avec un petit changement de mise en page !
Chacun des sept enfants embrassa le chemin qu’il pensait lui être destiné.
Chacun survécu comme il le put.
Trois d’entre eux filèrent vers l’est, par-delà les mers agitées pour finalement se séparer. Trois autres s’engagèrent vers le nord, dans les terres frankéennes. Enfin, un seul partit au sud, sur le territoire riche et énigmatique des afrikains.
Le Cercle était rompu.
Seuls leurs souvenirs et ce tatouage à leur poignet les rattachaient encore au Clan des Passeurs.
 
Vingt années passèrent...
2. Retrouvailles à Munlüther
La lettre
V. Pour beaucoup, poussière rimait avec galère. Pas pour moi.
Même après près de deux décennies, je ne regrettais pas les terres humides du sud de la Franka. Les marécages et leurs pièges, le Serveur d’Aquitaine et son air marin qui vous bouchent les filtres en moins de deux jours… Non, définitivement, la poussière me convenait. Surement les réminiscences de ma courte expérience auprès d’un ferrailleur avant que les Chroniqueurs me découvrent et exploitent mon potentiel.
La caravane qui reliait Mobilis à Spicafield avait accepté que je les accompagne en contre partie de la réparation d’une vieille radio ainsi que quelques lettres de change. Ce n’était pas cher payé. Trois heures après le départ, la radio captait les différents signaux à ondes courtes qui animaient cet axe majeur du Protectorat. Je lâchais mon escorte un peu avant d’entrer dans la zone d’influence des Anabaptistes. Il n’était pas habituel pour moi de quitter le Serveur Central pour une autre raison qu’une mission confiée par mon Diffuseur, Kodak. Cependant, la réception de cette lettre m’avait étrangement…secoué. C’était plutôt inexplicable. Je n’étais pas quelqu’un de nostalgique, loin de là. Les gens gravitaient autour de moi sans que je parvienne véritablement à m’y attacher. Parfois, ils m’aidaient. Parfois, je les aidais, lorsque cela me permettait augmenter mon score au sein du culte. Ça n’allait pas plus loin. Pourtant, lorsque je lus le nom inscrit sur cette lettre, je ne pus m’empêcher de repenser à ce Cercle que nous formions. Bijan.
 
Il était le seul qui avait fourni l’effort, en véritable acharné, de conserver le contact après notre fuite de Raspilla. Chaque année, au moins, je recevais un pli et quelques nouvelles. Il me parlait du soleil de Franka, des évolutions politiques ou de ses projets personnels, soit des données que je gardais méthodiquement en mémoire, ne sait-on jamais. Il était dès lors devenu une sorte de spectre lointain, irréel qui venait hanter ponctuellement mon esprit. Cependant, cela faisait deux années que je n’avais pas reçu de lettres de sa part. Sans m’en inquiéter, j’imaginais que son scribe avait péri ou qu’il avait fini par se lasser de ne pas recevoir de réponses. En lisant cette fameuse lettre, faisant fi de l’écriture maladroite et enfantine, je me rendis compte que je n’étais pas si loin que ça de la vérité.
 
« 11 Janvier 2595, Munlüther. 
Chère Aöle,
Cela fait bientôt deux ans que je ne t’ai pas écrit. Deux ans que Julia, ma femme, nous a quittés.
Si je te contacte aujourd’hui, ce n’est pas pour te raconter notre périple, mais plutôt pour…demander ton aide.
Il y a de cela plusieurs années, alors que Julia était enceinte de Laura, notre Corneille me tira les cartes avant la naissance à venir. Elle me prédit un avenir sombre, comme ce châtiment qui s’était abattu sur nous étant enfants.
Depuis la naissance de Laura, c’est comme si la malédiction que m’avait annoncée la Corneille se réalisait. La petite se mit à accumuler les maladies. Elle était muette, renfermée, mangeait peu. La nuée se mit à l’éviter, les autres enfants refusaient de jouer avec elle. Les choses devinrent encore plus effrayantes lorsque ces maudits Spitaliers vinrent m’enlever Julia, ma Julia… Par chance, la Nuée nous avait cachés, Laura et moi. Être père et aveugle a du bon parfois, même au sein des Apocalyptiques. Si Julia était encore là, elle dirait que c’est mon sourire de charmeur qui poussait la Corneille à une telle sympathie…
A la suite de cela, Laura et moi avons alors fui au nord de Franka… Mais le malheur nous poursuit. Encore et encore. Aujourd’hui, j’ai peur pour ma fille …
En souvenir du Cercle que nous formions, j’ai besoin de toi. Ma nuée, ici à Munlüther, ne comprendrait pas. Aide-moi, je t’en supplie.
- Bijan »
Lorsque je fis part à Kodak de mon envie de me rendre à ce village de Munlüther, je fus surprise qu’il me réponde par la positive. Il en profita toutefois pour me charger de retrouver la trace d’un ancien complexe dans les environs de ce patelin, dont la rumeur disait qu’il pourrait abriter des artefacts intéressants. Encore une vieille histoire de ferrailleurs trop bavards ou soiffards qui méritait néanmoins d’être vérifiée. La routine.
 
VII. L’air chaud chargé d’épices et de vitalité commençait à me manquer.
Cela faisait des mois maintenant que j’avais quitté Marrakush et ses étals somptueux, ainsi que cette joie d’exister qui transcendait tout ce que le Corbeau n’avait jamais eu à offrir. Kernos, mon maître et guide spirituel chez les Anubiens m’avait fait revenir à Cordoba où il passait un quart de son temps. Au cours de la soirée qui sonnait nos retrouvailles, il m’expliqua que le Culte réclamait que je me rende en Borca pour une mission bien particulière…et personnelle. Ses mots étaient énigmatiques. Il me raconta qu’il me fallait renouer avec mon Passé, avec cette époque qui précédait notre rencontre où il me révéla, grâce au doigt d’Anubis, ma véritable destinée. Kernos me confia alors une lettre portant le sceau du Chacal. Elle contenait mes instructions, sommaires et surprenantes.
« Retrouvez la trace des anciens membres du Clan des Passeurs. Apprenez en plus sur leur parcours depuis la perte de Raspilla. Ensuite, attendez les instructions. Vous comprendrez en temps et en heure. »
Il n’avait pas l’air de se préoccuper de la nature véritable de la mission. Peut-être l’ignorait-il ou peut-être était-ce le nectar de Cordoba qui finissait par lui monter à la tête au point de ne pas vouloir s’encombrer de cette information.
Quoiqu’il en soit deux jours plus tard, je me retrouvais en chemin pour le port de Cartagena, escorté d’une troupe de Fléaux et du Néolybien qu’ils accompagnaient. Nous embarquâmes sur un navire de la flotte du tout puissant Hamza, le Consul de Toulon, dont l’influence ne cessait de croitre au sud de la Franka. Nous prîmes les routes commerciales hautement fréquentées par les marchands afrikains pour finalement débarquer à Toulon. La ville ressemblait à une vieille épave en court de mue. Les dinars afrikains poussaient à la modernisation des technologies et à l’approvisionnement des marchés. Les murs grisâtres typiques des bâtiments du Corbeau retrouvaient un second souffle de vie lorsque les ouvriers d’Afrika les décapaient pour les enduire de chaux et les faire resplendir à nouveau.
En à peine trois jours, on me mit en contact avec un équipage de spitaliers qui remontait vers la Borca à travers les eaux du Rhône. L’influence hautement bénéfique de mon culte sur la région avait du bon. En échange d’une vingtaine de flacons de la précieuse huile de Mardouk, je négociais ma route jusqu’au cœur du territoire désolé du Corbeau. La traversée fut longue et pénible. Je quittais la barque des Spitaliers un peu plus haut que Mulhouse et poursuivit en direction du nord, en compagnie de trois Ferrailleurs peu loquaces.
À mesure que nous progressions vers le nord, l’hiver se faisait sentir plus rudement. Une peau de gendo percée à de multiples endroits me fut offerte par un chasseur en échange d’un onguent pour guérir une vilaine plaie. Les médecins spitaliers se faisaient rares sur les routes et surtout, leurs services étaient onéreux. Je me demandais comment l’argent pouvait passer avant la vie d’un humain. Le Corbeau avait une logique qui lui était propre, une logique répugnante : individualiste et survivaliste. Ils ne comprenaient pas qu’ils faisaient partie d’un tout uni…et fragile.
L’arrivée à Bassham n’aida pas à redresser ce triste constat. La ville était aux mains des Anabaptistes depuis leur victoire sur le Phéromancien Markurant. Sa ziggourat fut détruite et devint un bastion stratégique pour les opposants des Homo Degenesis. L’air y était froid et sec. L’odeur de l’acier et des pesticides emplissait la ville.  Néanmoins, alors que je peinais à trouver une caravane pour me mener plus au nord, je reçus un message intriguant d’un vieil ami. Bijan. Depuis des années, il était le seul à m’écrire régulièrement tout en suivant mes multiples déplacements. Depuis cette épouvantable nuit, je n’avais eu aucune nouvelle d’Alberto, Malba, Igor, Avhéor ou Aöle. Le Cercle s’était envolé en même temps que les cendres de Raspilla.
La lettre de Bijan me laissa sans voix. Il y parlait de sa fille, de sa femme et d’une malédiction. Était-ce le signe dont m’avait parlé Kernos ? Il ne pouvait raisonnablement pas s’agir d’une coïncidence. La carte qui était jointe localisait précisément le village de Munlüther. Ce n’était pas bien loin un peu plus au nord. N’ayant reçu aucune nouvelle instruction de la part de mon culte, je quittais Bassham en compagnie d’un groupe de ménestrels pour suivre mon instinct et retrouver Bijan.
 
XVII. L’air marin des mers de la Purgare me manquait. J’avais beau être un voyageur confirmé, un délice d’ailleurs qui savait se faire accepter voir adoré quelle que fut la région : le fracas des vagues finissait par me manquer. Ce vide qui se creusait dans mon cœur ne saurait être comblé par autre chose que l’horizon dégagé. Même le plus fabuleux des bordels de Justitienne n’y pourrait rien. J’étais un romantique, un aventurier, un corsaire des temps désolés.
Cela faisait déjà trois mois que j’avais quitté notre port clandestin en Corpse. Maudite Corneille ! Cherchait-elle à me punir en m’envoyant en Borca ? Habitué aux voyages à Qabis, Tripol ou Syracuse, j’avais naïvement pensé que ma convocation concernerait une mission dans les terres chaleureuses de l’Afrika, là où mon métissage était accepté, voire recherché. J’étais une splendeur d’ailleurs, le fruit d’une union atypique qui faisait de moi l’objet d’un tas de convoitises. Les Néolybiens se montraient généreux et les Fléaux y allaient de leur petite confession. Les Spitaliers et Ferrailleux étrangers voyaient en moi ce bout de pays auquel ils repensaient parfois avec nostalgie. J’étais cette madeleine de Proust qui leur suggérait la Pie idéale pour accompagner leur nuit, cette oreille attentive qui acceptait de les écouter sans piquer du nez.
Mais non. Rien de tout ça.
Callisto m’avait fait installer dans son salon privatif, un honneur qui avait un je ne sais quoi d’intimidant. Le parfum d’encens se mêlait à l’odeur iodée de la mer dans un mélange envoutant. La Corneille m’avait offert un vin de haute qualité puis sortit son tarot d’une poche en cuir finement ouvragée. Ses yeux de rapaces me traversaient comme un milliard de couteaux. Je restais muet tout du long. Elle tira une première carte qu’elle garda pour elle avant de la retourner face cachée. Puis une seconde qui suivit la même trajectoire. Arrivée à la troisième, elle reposa le tarot puis soupira longuement. Sa voix suave, mais empreinte d’une profonde autorité s’éleva et emplit la pièce. « Les signes ne sont jamais clairs avec toi, visage multiple, volatile au plumage changeant. » Elle joignit ses mains devant son menton sans toutefois me quitter du regard. « Certaines choses que l’on pensait enterrées vont ressurgir. Tu te rendras en Borca. Tu y chercheras un égaré apeuré, un supposé oiseau de malheur qu’il te faudra accompagner. Là-bas, loin de ta nuée, tu seras mis à l’épreuve. Pour survire, tu devras te redécouvrir. » Le silence plana quelques secondes puis la Corneille claqua des doigts. Un épervier, guerrier de notre nuée, entra dans la pièce. Bien que mon verre ne fût qu’à moitié consommé, je sus qu’il me fallait prendre congé. D’un hochement de tête, je saluais Callisto puis quittais la pièce.
La Borca. Putain. De. Merde.
 
Une embarcation légère me lâcha à Ducal et, mêlé à une bande de chasseurs alpins pas bien causant, je traversais les montagnes des Hellvétiques. Je n’eus pas à forcer pour me fondre parmi un cortège de marchands ambulants qui se passionnèrent pour mes récits bien plus épiques que leur quotidien morose. Le passage de Mulhouse fut cependant plus délicat que je ne l’avais imaginé. Les Spitaliers et les Hellvétiques y étaient présents en nombre et ils ne lésinaient pas sur les contrôles. Trouver une monture était impensable si près du Protectorat si bien que je restais un bon mois dans les environs avant de percevoir une opportunité. Un convoi d’Enemois, un clan nomade de marchands disposant de larges camions, devait remonter vers le Protectorat pour y livrer des armes et des munitions. Du moins, c’est ce qu’ils voulurent me faire croire. Malgré un tarif élevé, j’y vis un moyen de rentrer sans encombre dans les entrailles de la Borca.
La veille du départ, un pinson de la nuée locale m’apporta une lettre. Bien que je n’en reconnus pas l’écriture, il me suffit d’en lire les premiers mots pour comprendre : Bijan, ce bon vieux Bijan, voilà qu’il s’était attiré des emmerdes.  Aux dernières nouvelles, il traînait du côté de Toulon où je l’avais déjà aperçu il y a quatre ou cinq ans. L’arrivée massive des dinars Néolybiens au sud de Franka avait redistribué les cartes de la région et je l’avais alors averti qu’il valait mieux pour lui déguerpir avant que les égos ne s’échauffent. Il n’en tint pas compte. Je ne parvins pas à réprimer un long soupir. Munlüther hein ? D’après la carte qu’il avait attachée à sa lettre, ce n’était pas inaccessible. Le convoi passerait tout près.
Mais alors que j’imaginais le coursier déjà reparti, celui-ci me tendit un autre morceau de papier, marqué cette fois-ci du sceau de la nuée de Mulhouse. Ces enfoirés avaient lu mon courrier. Il était question d’un certain Luther, une Corneille dont la tête avait été mise à prix à la suite du vol d’une cargaison de Brûlure en Purgare puis d’une tentative d’assassinat sur une Corneille concurrente. Y’avait pas à dire, ce type savait se faire apprécier de ses pairs. Munlüther paraissait être un coin bien paumé. Cependant vu ma situation, si je pouvais faire d’une pierre deux coups, c’était une occasion à ne pas manquer.
La chance sourit aux audacieux n’est-ce pas ?
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Re: [CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

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Retrouvailles
V. Avant de quitter les routes de grand passage pour m’enfoncer dans le sentier de broussaille qui menait à Munlüther, mon Diffuseur Kodak m’avait transmis des informations issues du Serveur central sur ce hameau. Il s’agissait d’un village abandonné durant plusieurs décennies, coincé entre les marécages de la Franka et les zones de non-droit de la Borca. Il y a deux ans, un petit groupe qui avait fuit le tumulte de Justitienne s’étaient mis en tête de rebâtir le village. Au fil du temps, ils parvinrent à rallier des fermiers isolés et précaires à leur projet. Malgré tout ces efforts, l’auberge restait le seul et unique point d’intérêt du coin, servant de halte pour les inconscients qui s’aventuraient hors des routes commerciales protégées par les Cultes. De bien maigres informations en somme.
Après une demi-journée de marche dans le froid mordant, je vis se dessiner quelques chaumières dans un état pitoyable. J’avalais l’une des dernières rations à ma disposition puis pris la direction du bâtiment le plus massif. Un panneau rongé par les termites indiquait qu’il s’agissait de l’auberge. Je réajustais mon masque de Chroniqueur puis ouvrit la porte branlante.
L’intérieur était dépouillé et étrangement bien entretenu. Il était composé d’une grande salle où avaient été rafistolées cinq tables aux formes diverses ainsi que d’un bar, dans le fond, où trônait un homme moustachu bien portant. Il m’adressa un regard suspicieux avant de reporter son attention sur la pile de verre qu’il était en train d’essuyer. Sur la droite, contre le mur, un escalier montait à l’unique étage. Un autre homme, aux longs cheveux soignés et au teint hâlé, discutait d’un air gêné avec une femme dont les traits tirés et les ongles noircis laissaient à penser qu’elle œuvrait dans les champs des environs. Ils ne firent pas attention à moi ce qui n’était pas pour me déplaire. Les tables étant toutes libres, je m’installais silencieusement à l’une d’elle, la plus proche de la sortie. La voix rocailleuse de l’aubergiste s’éleva à ma gauche.
- Salut l’étranger, qu’est-ce qu’on vous sert ? Il me reste un fond de ragoût de la veille, avec de la vraie viande à l’intérieur, une des dernières belles prises de cet hiver. 
J’agitais la tête en signe de négation.
- Un verre de votre boisson la plus légère me suffira.
L’homme grommela puis vint m’apporter un gobelet en métal de vin chaud.
- Pas le plus fameux qu’on ait connu mais certainement le meilleur du coin. 
Je le laissais s’en aller avant de détacher la partie inférieure de mon masque, puis portai le godet à mes lèvres : en effet, pas terrible sa vinasse.
 
VII. La peau de gendo offrait une protection minimale contre les éléments déchainés, le vent en tête de file, de cette région désolée. Les ménestrels m’avaient cédé à contrecœur un peu de pain sec en échange d’une poignée de dinars. J’avalais l’intégralité de ce piètre repas puis entrai dans le village de Munlüther. Les habitants, peu nombreux, me dévisagèrent à mon passage. La présence d’une anubienne ici pouvait en effet paraitre étrange. Des chuchotements accompagnèrent mes pas.
- Eh…Tu penses qu’c’est pour la malé…
Décidément, ces gens-là ne comprenaient rien aux esprits. Ils ne croyaient que ce qu’ils voyaient et demeuraient incapables de percevoir au-delà de ce que leurs simples yeux leur donnaient à voir. Le Corbeau était tombé bien bas.
J’entrais en soupirant dans ce qui devait être la seule auberge des environs. Un client était assis à une table près de l’entrée, un Chroniqueur à en juger à sa tenue. Un homme grossier se tenait au bar. Je m’approchai d’un pas décidé dans sa direction.
- Bonjour, une boisson chaude s’il vous plait.
Il me toisa du regard puis cracha sur son bar avant d’essuyer le tout de son torchon.
- C’est six lettres de change pour toi. 
Puis, déduisant à ma mine perplexe que je ne disposais pas de monnaie locale, il ajouta :
- Ou bien douze de vos dinars, ça fera aussi bien l’affaire. 
J’hésitais un instant à tourner les talons. Cet être répugnant faisait honte à son espèce, même les plus fanatiques des Néolybiens n’osaient pas s’abaisser à ce genre de troc insultant. Après une profonde inspiration pour garder la maitrise de mes nerfs, je jetais les douze dinars sur le bar.
- Fabuleux, merci ma belle. répondit-il avec un sourire étiré jusqu’aux oreilles.
L’homme finit par me tendre un verre en métal rempli aux trois quarts de vin chaud. Un doux parfum de cannelle s’échappait du liquide bordeaux, sûrement pour camoufler le goût déplorable de ce prétendu vin.
Les Anciens s’étaient montrés farceurs de me conduire jusque dans ce trou à rats.
 
XVII. Paré d’un épais manteau de cuir troqué aux Enemois, j’atteins trop de mal le nouveau fief de Bijan et de sa nuée. Au détour des chemins, j’en avais appris un peu plus au sujet de la bande d’Apocalyptiques qui vivait dans ce village autrefois abandonné. C’était une petite Nuée, proche de l’extinction après une succession de coups manqués. Le noyau était originaire de la Purgare, l’autre partie s’était greffée au fil des voyages de la bande de la Franka à Justitienne. Ceux-là n’avaient pas tiré les bonnes cartes et le destin s’acharnerait encore et toujours sur eux. Ils étaient semblables à des animaux blessés cherchant un nouvel idéal, un dernier espoir pour survivre dans ce monde impitoyable et chaotique. J’espérais secrètement pouvoir permettre à Bijan de sortir la tête de l’eau. C’était un bon gars à l’époque, gentil, aidant, serviable. Il ne méritait pas de finir dans un patelin pareil.
Tout sourire, je traversais le village en saluant les paysans. D’abord interrogatifs quant à mon métissage, ils m’indiquèrent sans grande résistance où je pourrais trouver Bijan à cette heure-ci, le seul « noiraud » des environs : à l’auberge. Sans traîner, je poussais la porte de l’établissement puis, ignorant poliment les deux autres clients, m’annonçais auprès du Pic-Vert planté derrière son bar.
- Bonjour mon cher ! J’aurais besoin d’un verre de je ne sais quel tord-boyau qui tu distilles par ici…et d’une information, en guise d’accompagnement. Combien demandes-tu à un frère pour cela ? 
Je relevais légèrement l’étoffe qui me masquait le cou pour dévoiler un tatouage attestant de mon appartenance au culte Apocalyptique. Aussitôt, sa mine s’adoucit et il ouvrit grand les bras en signe d’accueil.
- Bienvenue voyageur basané ! Le chemin n’est pas facile pour venir jusqu’ici hein ? Aller pour ta peine, la première est pour moi. Distillat à la prune ! Enfin c’est ce qu’on raconte. C’est le genre de trucs qui te désinfecte de toutes les saloperies qu’une longue marche occasionne. Quant à ton info, demande toujours.
Le colosse, car il s’avérait massif, me servit un verre d’un liquide jaunâtre. Je le vidais d’un seul trait.  Il fallait se montrer poli dans les terres de la Borca.
- Un ami à moi, un très vieil ami m’a envoyé une lettre. Il m’a fait venir du sud de la Franka jusqu’ici, une sacrée trotte comme tu l’imagines. Bijan, c’est ainsi qu’il s’appelle. 
Le Pic-vert fronça les sourcils. Il tourna brièvement la tête vers l’autre cliente, une anubienne à en juger par les peintures qui ornaient les parties visibles de son corps et de son accoutrement Elle parue soudainement intéressée par notre échange.
- Ahem, Bijan hein ?
Il pivota vers un autre homme en pleine discussion avec une paysanne dans un petit renfoncement près de l’escalier.
- Lüther, notre ami ici cherche Bijan, tu sais ce qu’il fout ? 
Immédiatement, le bien nommé Lüther fit signe à la femme à ses côtés de prendre congé puis s’avança vers moi en bombant le torse tel un marchand d’art Romano.
- Eh bien-eh bien ! La Pie Bijan est très demandée ces jours-ci ! Bonnet je vais m’occuper de monsieur, ressers-lui un coup de ta prune pour l’attente. Quant à vous, mon cher ami, venez-vous assoir. Nous ne sommes pas rustres au point de vous faire patienter debout ! 
Alors que j’emboitais le pas de la supposée Corneille de cette minuscule nuée, une voix douce et empreinte d’une étrange fermeté s’éleva dans mon dos : l’anubienne.
- Excusez-moi. Vous dites rechercher Bijan. Je suis aussi ici pour lui. 
Notre hôte figea momentanément. Sa mine affichait un réel décontenancement très vite effacé par un sourire diplomate.
- Eh bien… Oui, je vous en prie. Mais il vous faudra passer après ce cher monsieur entendu ? 
L’anubienne fit mine de comprendre et prit place à nos côtés, à une table à peine d’un Chroniqueur qui sirotait paisiblement son vin chaud. Je fixais l’afrikaine par intermittence. Quelque chose chez elle me captivait, comme un appel inexplicable. Il ne s’agissait pas de curiosité, j’avais déjà pu voir des anubiens œuvrer au cours de mes voyages. Non… Là, c’était une chose plus profonde, comme une force invisible qui me poussait vers elle. Qui était-elle bordel ?!
 
V. Il y eut du mouvement vers le bar. Une anubienne qui se pointe en Borca, au milieu de nulle part, puis un beau parleur exubérant. Tous deux attablés avec celui qui devait diriger ce village. Je tendis l’oreille pour capter leur conversation tout en feignant de déguster cette abominable vinasse. Un nom revenait souvent : Bijan. Étaient-ils là pour lui eux aussi ? S’agissait-il d’une coïncidence ? L’homme au catogan, Lüther, expliqua que Bijan était actuellement en plein travail. Il faisait partie de leur nuée et agissait comme Pie en remplacement de Rose, l’ancienne prostituée de la bande. Ses talents étaient loués par certains voyageurs de passage ou, plus régulièrement, par certains villageois. J’imaginais mal le petit aveugle rondouillard et douillet que j’avais connu enfant dans ce rôle-là…et pourtant. La Corneille enchaina ensuite avec quelques vieilles histoires en Purgare, guidé par le métis au sourire charmeur qui déroulait sa partition sans peine. Lüther et les siens auraient ainsi quitté le sud après un désaccord majeur pour finalement atterrir ici et retrouver une certaine paix loin des grandes villes gangrénées par l’avidité.
À ce moment-là, un homme élancé à la musculature développée descendit lourdement les marches. Il dégoulinait de sueur.
- Harry ! s’écria soudainement Lüther. Tout s’est bien passé ?
L’homme lâcha un rire gras.
- Ah ça ! J’l’ai fendu comme une buche ! Il encaisse ton gars, y’a pas à dire. J’y ai même laissé un supplément pour la peine. J’repass’rais la s’maine prochaine, même heure. 
L’animal avala un verre cul-sec auprès du tavernier puis s’extirpa sans se départir d’un regard noir à l’adresse de l’anubienne. Décidément, les culs-terreux savaient accueillir.
La conversation entre les deux étrangers et leur hôte se poursuivit durant quelques minutes, garnies d’anecdotes sur la rudesse de l’hiver et le manque de nourriture. Un homme à la silhouette élancée descendit alors par l’escalier. Il se déplaçait avec une certaine prestance, se guidant d’une main en tâtonnant régulièrement sur la main courante puis la cloison. Sa peau noire contrastait avec ses habits immaculés, eux-mêmes étant impeccablement pliés ce qui lui donnait une allure de notable. Ses yeux demeuraient toutefois clos. Aveugle…
L’anubienne se leva avec énergie.
- Bijan ! s’écria-t-elle en se ruant sur l’aveugle.
En un instant, elle se retrouvait face à lui et…l’étreignit.
- C’est Idhora, je suis là maintenant… ajouta-t-elle d’une voix résolument troublée.
Idhora… Bijan… Mon cerveau paru se mettre en pause. J’étais choquée, estomaquée, surprise. Le Cercle se recomposait-il ?
 
VII. Mon cœur battait la chamade, celui de Bijan également. Dans des gestes saccadés, il approcha ses mains de mon visage et, avec douceur, parcourut mes traits. Sa respiration s’apaisa. Mes yeux se gorgèrent de larmes à mesure que l’émotion cédait sa place à une impression de confort et de soulagement. Le petit Bijan d’autrefois avait bien grandi : il était désormais un bel homme, à la musculature peu prononcée, mais aux membres proportionnés. Son visage réunissait la beauté de la jeunesse ainsi qu’une forme de dureté héritée de l’âge. C’était un savant mélange qui devait plaire. Lors de nos échanges avec Lüther, cela avait d’ailleurs été mainte fois confirmé au point qu’il en fasse son principal gagne-pain, son unique Pie. Un bruit de chaise raclant le sol de bois meurtri retentit. Le métis attablé jusqu’alors avec moi s’avança, bouche bée. Il finit par oser un sourire, franc cette fois-ci, à la différence de ceux qu’il avait vendus aux deux hôtes de cette misérable auberge.
- Idho…Bijan… C’est moi, Avhéor, articula-t-il péniblement.
Après une dizaine de secondes à observer plus finement les affres du temps sur nos visages, nous nous tournâmes tel un seul être vers le Chroniqueur resté en retrait. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un des nôtres ? L’inconnue à la silhouette fluette fit un pas dans notre direction. Ses mains gantées se portèrent à son masque et dans un cliquetis, le mécanisme fut déverrouillé. Le masque truffé de technologie tomba, dévoilant le visage d’une femme aux cheveux roux dont les yeux perçants nous fixaient avec incrédulité.
- Aöle ? murmurais-je.
Elle répondit d’un hochement de tête. Il ne pouvait plus s’agir d’une simple coïncidence : le destin nous avait réunis.
Après ces retrouvailles épuisantes émotionnellement, Lüther céda sa place à Bijan et retourna auprès du Pic-vert. Tous deux paraissaient soucieux, comme si quelque chose de plus étrange encore que ces retrouvailles inattendues se tramait dans ce village. Mon attention resta toutefois entièrement focalisée sur ses frères et cette sœur retrouvés. Certes le temps avait passé et chacun avait vécu et grandit différemment. Les Cultes nous avaient façonnés à leur image d’une certaine manière. Pourtant, je ressentais une sorte de complicité qui ne s’était jamais réellement éteinte rejaillir de nos échanges. Bijan en était assurément le liant. Son rire caractéristique et communicatif nous arracha à tous, même à Aöle, un sourire nostalgique. Cependant, après ce moment de communion dénué de parole, la mine de Bijan s’assombrit brusquement. Il ne pétillait plus. Ses yeux exprimaient une profonde inquiétude.
- Nous devrions poursuive chez moi, nous y serons plus au calme. 
Il se leva silencieusement. Après un temps d’arrêt, nous lui emboitâmes le pas, conscients que le temps des retrouvailles venait brusquement de se terminer.
 
La malédiction
XVII. J’étais encore sous le feu des émotions provoquées par cette drôle de réunion d’amis d’outre-tombe lorsque Bijan nous conduisit vers sa maison. Enfin, maison était un bien grand mot. Quatre murs et un toit étaient des termes plus justes pour décrire l’endroit dans lequel notre frère avait élu domicile. Lorsqu’il poussa la porte d’entrée et nous invita à nous installer sur l’unique table trônant au milieu de la pièce à vivre, je fus agréablement surpris de constater que l’intérieur dénotait avec l’aspect extérieur, délabré. Par certains aspects, la bicoque donnait l’impression d’un nid douillet. Seule ombre au tableau, quelques insectes rampaient sur les murs, signe que malgré tous les efforts fournis, la nature reprenait ses droits sur le bâti vieillissant.
- Ma fille Laura doit sûrement se reposer dans la chambre voisine. Depuis ces premiers jours, elle a toujours été quelque peu chétive. Les chiens ne font pas des chats, pas vrais ?! 
La tentative d’humour masquait maladroitement les craintes du père qu’était désormais Bijan.
- Certes, mais regarde-toi aujourd’hui : tu es devenu un bel homme ! Ta fille prendra assurément le même chemin ! répliquais-je en lui posant une main ferme sur l’épaule.
- J’aimerais te croire... Depuis notre départ de Toulon, la petite n’a cessé de s’affaiblir. J’ai essayé tout un tas de remèdes, allant de la médecine afrikaine aux drogues des Spitaliers : rien n’y a fait. J’en viens à croire que le chagrin causé par la perte de sa mère l’a plongé dans cet état… Le temps soignera peut-être ses plaies. 
Idhora plissa les yeux puis promit à Bijan d’ausculter prochainement l’enfant. Si des rites anciens pouvaient le rassurer, pourquoi pas après tout ?
- Bref, reprit la Pie, S’il n’y avait que ça, nous aurions pu le surmonter. Seulement depuis quelques semaines, je crois qu’une menace plus insidieuse ne nous menace Laura et moi. Il y a six jours, nous avons retrouvé Edstof, un de mes réguliers qui chassait pour le village, quasiment raide mort après s’être fait piqué par une tique. La bestiole avait eu le temps, en l’espace de quelques heures, de se bâfrer au point d’être plus grosse que ma main. Le pauvre Edstof n’a pas survécu et malgré l’intervention de Josh pour extraire le parasite, Ed’ est décédé dans la nuit qui suivit. Bonet, le Pic-Vert que vous avez vu derrière le bar l’a enterré hier. Sale ambiance. Le fait aurait pu rester isolé… Sauf qu’il y a quatre jours Josh, notre Chouette que Lüther connaissait depuis des lustres, n’est pas revenu de sa chasse quotidienne. Une battue a été lancée dans la forêt le lendemain matin, mais rien, pas une trace du corps. Il s’était comme volatilisé. C’était aussi un bon client, un type un peu brutal, mais pas mauvais dans le fond. À eux deux, Edstof et Josh nourrissaient près des trois quarts du village. Leur perte est un coup énorme porté à Munlüther et…je crains que cela ne continue. 
Il s’interrompit un moment. Nous l’écoutions tous avec attention, suspendus à ces lèvres. Cette affaire ressemblait au mieux à un manque de bol évident, au pire à un règlement de compte bien maquillé. De là à imaginer une malédiction…Bijan était bien inspiré.
- Ça peut paraître con, reprit-il, mais ça commence à faire beaucoup de disparitions et d’emmerdes autour de moi. La Corneille m’avait prédit un funeste destin… 
Il soupira.
- J’ai parfois l’impression de semer la mort dans mon sillage, bien malgré moi...
 
V. Je rompis le silence qui menaçait de s’installer d’une voix métallique, déformée par mon vocodeur.
- Conneries. La mort ne s’explique pas par une malédiction ou un je ne sais quoi de ce genre. Si ces deux types y sont passés, c’est soit qu’ils se sont montrés imprudents en forêt, soit que quelqu’un les a aidés à l’être. 
Avhéor hocha la tête dans un signe d’acquiescement. 
- Tu as prévenu d’autres membres du cercle ? As-tu de leurs nouvelles ? poursuivis-je.
Bijan grimaça, troublé.
- J’ai envoyé des lettres à tous les autres. Certaines me sont revenues, d’autres non. Alberto a été le plus virulent : depuis qu’il a été embrigadé par les Anabaptistes de la Purgare, il m’a écrit noir sur blanc de ne plus le recontacter, que les Passeurs n’étaient rien d’autre qu’une extension du Démiurge. Je vous passe les détails… J’ai eu des nouvelles de Malba un peu par hasard il y a presque dix ans : elle trainait avec les Matadors d’Hybrispania et faisait affaire avec des Néolybiens de Toulon. Elle et son clan ne restent jamais longtemps à un endroit, j’ai fini par perdre sa trace. Bizarrement, elle n’a jamais cherché à me recontacter. Enfin Igor avait été accepté au sein d’une famille de Jehammetans. Il se montrait régulier dans ses échanges, bien plus bavard que dans mes souvenirs. Il y a deux ans, il m’expliquait apprécier la trêve négociée entre les Anabaptistes et les Jehammetans par le Baptiste Altaïr. Il disait vouloir rejoindre les Balkhans pour y fonder une famille à son tour… Pas de nouvelles depuis. 
Nous n’étions donc que trois à avoir répondu. Les liens que les Passeurs s’étaient efforcés d’instiller entre nous avaient fini par se distendre avec le temps.
Je restais ainsi pensive une bonne minute tandis qu’Avhéor et Idhora partageaient leurs hypothèses quant à l’actualité des trois autres membres du Cercle. Kodak, mon supérieur, m’avait laissé le champ libre et jusqu’à présent, il ne m’avait pas fait parvenir de contre-ordres. Il n’avait jamais cherché à me faire couper les ponts avec mon passé, au contraire, il m’encourageait à sortir de ma coquille pour me lier aux autres. Aider pour être aidé. C’était l’occasion de renouer avec un passé agréable tout en y gagnant des contacts potentiellement précieux. Ma voix coupa court aux échanges futiles.
- Je t’aiderais Bijan. Autrefois, nous formions un tout. Ce serait insulter ceux qui ont donné leur vie pour nous que de te tourner le dos maintenant. De ce que tu nous as raconté, j’imagine que l’ancienne Pie dont tu as repris la place pourrait t’en vouloir. La concurrence est rude en Borca. Un afrikain dans un village comme celui-là ferait un parfait bouc émissaire auprès de la population, notamment en le rendant responsable d’une soi-disant malédiction. Les préjugés ont la vie dure par ici. 
Sans l’ombre d’une hésitation, Idhora hocha la tête en ajoutant qu’elle souhaitait en savoir plus elle aussi. Une certaine pitié à l’égard de Bijan se lisait dans son regard. Peut-être le voyait-elle toujours comme cet enfant chétif et boudiné, un être à protéger. Avhéor afficha un large sourire et asséna une tape amicale sur l’épaule de l’aveugle. Nous formions à nouveau une équipe, réunis pour tirer un frère d’une curieuse affaire.
Qui aurait pu prévoir que cette journée serait aussi…atypique ?
 
VII. Alors que nous nous levions pour aller interroger l’ancienne Pie, Rose, la porte de la chambre grinça. Une enfant, à qui l’on peinait à donner un âge compte tenu de son teint pâle et de son visage émacié, se tenait dans l’encadrement de la porte. Elle avança timidement vers son père.
- Ah, Laura ! fit-il à son contact, ce sont les amis dont je t’ai souvent parlé. Une autre famille, plus ancienne, mais fidèle et solide. Ils sont là pour nous aider, ne crains rien.
La gamine restait muette et son regard était fuyant. Quelques cafards suivirent son chemin et par réflexe, Avhéor les écarta du pied. L’un des insectes était perché sur l’épaule de la jeune fille. Étrange… Il y avait quelque chose de perturbant chez cet enfant. Proche d’elle, je sentais comme un picotement traverser mon corps pour finir par se concentrer sur mon cœur. Son battement s’emballait alors brusquement puis finissait par reprendre son rythme habituel. Je n’eus toutefois pas le temps de l’ausculter plus attentivement tant Avhéor et Aöle, tout feu tout flammes, paraissaient pressés de filer voir la vieille Rose, comme l’appelait Bijan. Elle habitait une maisonnette au nord-ouest de Munlüther, en périphérie. Les gens continuaient de lui rendre visite non plus pour jouir des plaisirs qu’elle vendait autrefois, mais pour se faire tirer les cartes ou se procurer des herbes médicinales. Présentée ainsi, elle donnait l’air de l’imposteur du village, à moins qu’elle n’agisse encore au sein de la Nuée…
 
L’enquÊte
XVII. Aöle et moi étions pratiquement convaincus de la culpabilité de l’ancienne Pie. Un mobile simple, motivé par la vengeance. Ses talents et sa supposée éloquence affinée après des années de pratique suffiraient à manipuler les badauds du village pour faire passer Bijan et sa gamine comme responsables des deux disparitions. C’était le coup classique. L’origine de Bijan n’aidait en rien. Nuée ou pas, c’était la même rengaine : la compétition et l’avidité n’étaient pas gommées par ce sentiment de confort qu’offrait le nid et l’autorité d’une Corneille. J’en savais quelque chose.
Nous arrivâmes en périphérie du bourg en une poignée de minutes. Après avoir frappé une femme d’une quarantaine d’année, légèrement vêtue malgré l’hiver mordant et habillement maquillée vint nous ouvrir.
- Bonjour à vous voyageurs. Il serait sot de dire que je vous attendais. Entrez, je vous prie, je suppose que vous n’avez pas bravé ce froid pour rester sur le palier.
Sa voix était travaillée, envoutante : elle avait tout pour plaire et elle le savait. Une vague d'odeurs florale émergeait de l’intérieur de la bicoque dont l’aménagement soigné illustrait un réel soucis de bien être et de beauté.
- Nous sommes ici pour vous parler de Bijan, commençais-je d’un ton poli, mais ferme, vous le connaissez n’est-ce pas ?
Elle s’immobilisa un bref instant avant de nous avancer poliment trois chaises autour d’une petite table agrémentée de tiges de pins.
- En effet je le connais. Nous sommes une petite communauté, celui qui vous dirait le contraire serait un vulgaire menteur, répondit-elle en dévoilant une dentition quasi parfaite, A-t-il des ennuis ?
Je jetais un regard interrogatif à l’égard d’Aöle et Avhéor. La première était indéchiffrable derrière son masque de Chroniqueur tandis que la seconde restait de marbre, fixant sans ciller notre hôte.
- Oui et non. Il pense être victime d’une malédiction. La mort d’un certain Edstof ainsi que la disparition de votre Chouette, Josh, l’ont semble-t-il un peu trop secouées. Nous souhaitons en savoir plus sur la cause de ces disparitions pour lui ôter cette drôle d’idée de la tête.
La stratégie frontale m’apparut sur le coup comme la plus pertinente. Mes deux compères hochèrent la tête en signe d’approbation, validant cette espèce de communication non verbale qui s’était rapidement installée entre nous. Rose ne répondit pas immédiatement. Elle nous détailla du regard, s’attardant sans s’en cacher sur ma personne. J’étais un Apocalyptique comme elle et n’avait pas pris la peine de camoufler mon tatouage me reliant à la Nuée Noire. Des Pies de sa trempe, j’en avais croisé des tas dans les bordels de la côte. Elle parut en avoir pleinement conscience.
- Je vois. Naturellement, vos premiers soupçons se dirigent vers l’ancienne Pie du coin. Elle s’interrompit un instant puis soupira. Malheureusement, je ne suis pas responsable de cette histoire de malédiction et encore moins de ces disparitions. Dès mes premières années comme Pie sous la coupe de Lüther, j’ai su que la jeunesse ne serait pas éternelle. Toute fleur finit par se faner : il fut de même pour moi. Aujourd’hui, j’apporte à la Nuée d’autres services : je me fais diseuse de bonne aventure pour les voyageurs et m’assure de l’influence de Lüther sur les paysans. Tel le colibri, je participe à ma modeste échelle.
Le visage de la femme ne masquait aucun mensonge. Son ton était resté régulier, extrêmement sincère et fataliste : personne ne pouvait mentir de la sorte. C’est alors que tirée de nulle part, la voix métallique d’Aöle s’éleva :
- Vous dites lire l’avenir : pourriez-vous nous éclairer sur cette affaire ?
Était-elle à ce point naïve ou se moquait-elle de Rose ? Cette dernière laissa un sourire se dessiner sur son visage légèrement ridé.
- Je peux vous tirer les cartes. Dix lettres de change pour trois questions. Aucun remboursement accepté.
Aöle posa un billet du montant demandé sur la table. Elle cherchait des indications. Une forme de pot de vin pour délier les langues. L’ancienne Pie agrippa le paiement d’un geste vif, fit plisser le papier pour en vérifier l’authenticité puis le glissa dans une poche près de sa hanche. Elle tira ensuite un jeu de tarot aux coins usés, battit les cartes puis plaça le jeu face à elle. Décrypter ce genre de séance était peine perdue. Chaque tarot était unique et personnalisé par son propriétaire, de fait, seul son légitime utilisateur était capable d’en tirer quelque chose.
 
V. Son petit numéro terminé, je pris les devants.
- Première question : quelle est la malédiction qui fut prédite à Bijan ?
Les mains manucurées de la Pie s’activèrent. Trois cartes dont les illustrations brumeuses ne signifiaient rien de cohérent furent dévoilées. Je cherchais dans son visage un indice indicible : mais rien ne vint. Elle lisait les signes avec une étrange ferveur.
- Il y a bien une malédiction. Lointaine et insidieuse. Un mal dont on ne guérit que d’une funeste manière.
- Cette malédiction, est-elle liée à Bijan ? ajouta soudainement Idhora.
La Pie tira deux cartes de plus. La question était légitime, mais trop ciblée. Il n’en restait plus qu’une seule. Les éléments restaient flous et déconnectés dans mon esprit.
- La malédiction est bien liée à Bijan. Mais il n’est pas responsable de ceux qui en furent victimes. Simplement de la tragique origine.
Des énigmes. Ces prophètes de pacotilles aimaient se donner un style auprès des clanistes nimbés dans l’obscurantisme, mais avec nous ? Je retins un soupir d’exaspération. Avhéor tenta alors un ultime coup : osé et bien senti.
- Où peut-on trouver des réponses sur l’origine de cette malédiction ?
La question resta en suspend puis à nouveau, la femme tira des cartes, cinq au total. Elle fronça les sourcils.
- La forêt. Des choses s’y sont déroulées. Des traces demeurent.
Ainsi, le verdict tombait : nous devions aller ausculter de plus près cette forêt, trouver ce que les badauds n’avaient pas su détecter et ainsi espérer pouvoir comprendre ce qui ne tournait pas rond dans ce village. À l’inverse, si la Pie nous avait roulés, un beau sourire ne lui suffirait pas pour se faire pardonner.
 
La forêt de Munlüther
VII. Guidés par les indications de la vieille Rose, comme elle se faisait appeler ici, nous partîmes au sud-est de Munlüther pour nous enfoncer dans les sous-bois marécageux qui bordaient le village. La neige n’aidait pas à notre progression et je peinais à retrouver mes repères dans cette flore stérile. Malgré nos précautions, je manquais de m’enfoncer sous un trou de boue camouflé par la neige. Décidément, l’Andalousie me manquait. L’absence de faune, d’oiseaux notamment, restait un mystère pour moi. Chasser dans un pareil marécage ne devait pas être une partie de plaisir. Les deux limiers du village devaient donc connaitre le terrain comme leur poche ce qui invalidait définitivement l’hypothèse de l’accident de chasse.
Au bout d’une petite heure, Aöle activa un piège masqué par les dernières neiges. Leur conception était rudimentaire, mais aurait suffi à capturer un jeune lièvre. Un piège à loup ou à gendo aurait été autrement plus handicapant. D’après les indications de la Corneille, nous approchions des zones de chasses favorites de Josh. Notre attention fut redoublée alors que la forêt s’épaississait. Nous fûmes petit à petit plongés dans une semi-obscurité oppressante. Des bourdonnements s’approchaient par moment, presque invisibles dans cet amas de branches et de bosquets rongés par les termites.
- Là ! m’écriais-je soudainement en pointant un monticule de terre conique recouvert de poudreuse.
Les deux autres s’approchèrent d’un pas prudent. Du bout de mon couteau, je balayais la fine couche de neige, dévoilant une colonie de fourmis qui s’affairaient en lignes structurées. Leur forme et leur taille peu commune me rappelaient le type d’insectes qu’on pouvait trouver plus au sud-ouest, dans les marais frankéens. Ici, leurs mouvements étaient plus lents et il y avait fort à parier que la moitié de la colonie ne passerait pas l’hiver. Pourtant, elles étaient bel et bien présentes et formaient une fourmilière ici…
 
XVII. De l’autre côté du monticule géant, je m’apprêtais à reprendre la route vers le sud quand soudain, je le vis.
- Putain ! Venez voir ! hurlais-je. Il y a un corps là-dessous !
Trois doigts épais dépassaient de quelques centimètres du sol, quasiment gelé.
- Il faut dégager ce talus, il s’agit sûrement de Josh, suggéra Aöle. Je vais régler les ondes de mon vocodeur pour éloigner les fourmis. Ensuite, il faudra y aller à la main pour extraire le corps.
La rouquine ajustait déjà des boutons incrustés dans son masque tout en décryptant les indications sur son petit écran implanté sur l’avant-bras bras de sa tenue. Elle ne traînait pas. Je reculais ainsi de trois bons mètres de sorte à éviter l’onde sonore. Cette dernière ne tarda pas : tel un coup de tonnerre, le vocodeur propulsa une vague sonore qui souleva la neige face à Aöle. Le monticule fut secoué, emportant au passage une petite quantité de terre. Les fourmis parurent totalement bouleversées : incapables de se repérer, elles fuyaient dans toutes les directions avec une frénésie inédite. Idhora et moi nous jetâmes sur le talus et faisant fi de cette ignoble neige, dégageâmes le corps presque entier du pauvre bougre.
 
V. Le réglage était optimal. Une nouvelle vague n’était pas nécessaire. Tant mieux, préserver l’énergie du e-cube était vital dans un territoire dénué d’Alcôve. Idhora et Avhéor parvinrent à dégager le corps inerte. Les fourmis ne tarderaient pas à revenir pour se repaitre. Avhéor commença à le fouiller et parvint à récupérer un couteau atypique.
- Une lame de Chouette, les assassins des Apocalyptiques, lâcha le métis. Il s’agit de Josh, ce tatouage-là ne laisse aucun doute. Idho', tu peux y jeter un coup d’œil ?
L’anubienne acquiesça, déjà penchée sur l’homme d’une trentaine d’années sur lequel quelques fourmis vaillantes se tenaient encore. Son couteau en main, elle sembla hésiter avant d’ouvrir le corps puis se ravisa. Il ne risquait pourtant plus de lui en vouloir vu son état…
 
VII. Les autopsies à corps ouvert étaient mal perçues en Afrika. L’enveloppe charnelle se devait de rester intacte pour que l’Esprit ne soit pas fragmenté avant le jugement. Le mort était lavé, choyé puis était finalement embaumé pour que l’Esprit rejoigne les ancêtres. Comment le reste de la Nuée prendrait-il de retrouver le torse lacéré de leur frère disparu ? Sûrement mal.
- Je vais commencer par un examen externe, dis-je d’un ton qui ne laissait la place à aucune forme de réponse.
Ne connaissant pas la cause de la mort de l’homme, je m’efforçais de le manipuler avec la plus grande précaution. Les deux autres me regardèrent faire sans tenter d’intervenir.
- Des fourmis se sont glissées sous ses ongles en rongeant la chair. Ce n’est pas commun, pas ici tout du moins. Son corps a subi le même genre de petites blessures, mais la putréfaction déjà avancée ne permet pas de déterminer si les fourmis ont véhiculé une infection ou un quelconque poison.
Sa peau comportait également quelques stigmates peu visibles, signe d’une consommation fréquente de Brûlure. Rien d’étonnant vu ses fréquentations. Je me focalisai désormais sur son visage, en sale état comme le reste.
- Étonnant… Ses yeux ont été complètement dévorés. Il ne s’agit pourtant pas de la partie la plus nourrissante qu’un corps peut offrir. Le reste de son visage est demeuré presque intact. À en juger par sa dentition, il mangeait correctement et ne souffrait d’aucun problème de santé grave.
Était-il mort avant de subir l’assaut de ces fourmis carnivores ou bien avait-il été délibérément attaqué ? Il me fallait en avoir le cœur net. Après une profonde inspiration, je saisis mon couteau, dégageait la gorge du défunt et vint inciser grossièrement au niveau du larynx. Aussitôt, une centaine de fourmis surgit de la plaie. Je fis un pas en arrière.
- La voilà la raison : il a été asphyxié par cette colonie.
Les insectes continuaient de jaillir. Elles se jetèrent en corps organisé sur le buste du cadavre et adoptèrent une sorte de formation, de signe.
- Asphyxié ? répéta Avhéor.
- Oui, la colonie s’est sûrement jetée sur lui pendant un moment d’inattention. La victime a commencé à suffoquer, a pu trébucher et le reste des insectes s’est engouffrés part tous les orifices à leur disposition. Une mort violente, pleine de souffrance et de rage.
- Comment se fait-il qu’une colonie de fourmis se soit à ce point organisée pour attaquer un humain ? relança Aöle, plus inquiète qu’à l’accoutumée.
- Homo Degenesis, répondis-je d’une voix sombre.
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Jokebox
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Re: [CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

Message par Jokebox »

Homo-Degenesis
XVII. Les derniers mots de l’anubienne me firent tressaillir. J’avais entendu des tas d’histoires au sujet des Homo-Degenesis… On les appelait sous différents noms : aberrants, monstres, incarnés et leur nature véritable restait toujours un mystère. De ce que l’on racontait, il s’agissait d’êtres originellement humains qui avaient muté après avoir été contaminés par l’Amorce, une maladie incurable qui ravageait les terres et transformait ce qui était vivant. Les conditions de transformations m’étaient inconnues, ce qui semblait moins être le cas pour Idhora à en juger par sa mine.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? questionnais-je naïvement.
Elle resta silencieuse un instant et parcouru du regard les alentours, en quête d’un signe dans la neige. Elle fit quelques pas plus au sud de la fourmilière où nous avions extrait le corps puis pointa du doigt un renfoncement dans la terre.
- Ça, lâcha t’elle d’un ton presque effrayé, il s’agit de sa marque, de son chakra terrestre. C’est une marque malheureusement commune en Franka : celle des Phéromanciens.
Aöle et moi restâmes muets. Tout en dégageant la couche de neige qui recouvrait la marque dans le sol, une sorte de mandala aux proportions parfaites, l’anubienne continua ses explications.
- Les phéromanciens se trouvent généralement en Franka où les spitaliers et mon culte tentent de comprendre leur fonctionnement et d’endiguer leur progression. Ils utilisent leurs pouvoirs pour constituer une nuée d’insectes… Toutefois lorsqu’ils s’éveillent pleinement, ils parviennent à développer des phéromones suffisamment puissantes pour ensorceler les esprits faibles. Ils se constituent ainsi une armée d’humains, des Faux-bourdons, qui se battent pour eux jusqu’à la mort. La seule manière de s’en protéger reste l’utilisation de l’huile de Mardouk, dont les Anubiens maitrisent la fabrication.
Elle revint alors sur le corps de Josh, tourna la tête vers la fourmilière puis ajouta dans notre direction :
- Vu la faible quantité de fourmis et les dégâts occasionnés, il doit encore s’agir soit d’un jeune phéromancien, soit d’un de ceux qui n’a pas encore pleinement éveillé ses pouvoirs. Nous devons immédiatement retourner au village et questionner Bijan au sujet de sa fille. Certains symptômes ne trompent pas…
 
V. La certitude dont fit preuve Idhora dans l’analyse de ce phénomène suffit à nous convaincre. Laissant le corps de l’Apocalyptique dans la forêt, nous prîmes sans tarder la direction de Munlüther. La nuit commençait à tomber lorsque nous atteignîmes les premières maisons. La température avait baissé de plusieurs degrés et l’anxiété liée à notre découverte n’avait cessé de croitre. Si la gamine de Bijan était bien une Homo-Degenesis, nous devions agir d’une manière ou d’une autre. Idhora nous avait fait part de certaines histoires au sujet de ces Phéromanciens : plus leur influence s’étendait, plus grand leur pouvoir devenait. Ils contaminaient l’air et les voyageurs isolés, menaçant parfois même les groupes armés mal préparés. Les conséquences de l’apparition d’un phéromancien sur la région de Munlüther seraient terribles, ni plus ni moins qu’une condamnation à mort pour tous les habitants des environs. A l’inverse, sauver le village d’une telle menace revenait à s’attirer leur sympathie : un point d’ancrage discret et un réseau fiable sur le long terme.
 
Une lueur chaleureuse perçait au travers des carreaux noircis de la maisonnette de Bijan. Déterminée, je pris les devants et nous annonçait à lui. Il ouvrit après quelques secondes et nous fit entrer. La gamine était dans sa chambre si bien que nous nous retrouvions tous les quatre dans la pièce à vivre. Un ragoût était en train de mijoter.
- Bijan, commençais-je, nous devons parler de Laura.
A ses mots, je vis Avhéor blêmir et Idhora baisser légèrement la tête. Peu m’importais ce qu’ils pensaient : je n’étais pas décidée à tourner toute la nuit autour du pot.
- Lau…Laura ? Qu..Qu’est-ce qu’il y a ? Je ne comprends pas.
A ma surprise, Idhora lui saisit la main et la pressa avec force. Elle le fixa avec intensité.
- Tu disais que depuis sa naissance, la petite a toujours été faible, maladive…et que cet état s’était amplifié lorsque vous avez quitté le sud de la Franka exact ?
Bijan hocha de la tête en signe de confirmation. De cette même voix douce mais pleine de fermeté, l’anubienne reprit :
- Et ces insectes, fourmis et cafards qui pullulent dans votre maison, ils ne ressemblent pas à ceux que l’on trouve habituellement ici… D’ailleurs, je suppose qu’il s’agit de la seule habitation qui soit sujette à ce type de nuisibles. C’est bien ça ?
A nouveau, l’aveugle acquiesça. Les muscles de sa mâchoire étaient crispés. Au fond de lui, il savait.
- Loin d’un champ de spores, elle ne fait que s’affaiblir. Même si elle survit à cela, les phénomènes qui émanent d’elle vont se rapprocher. Il y aura d’autres victimes. Nous devons arrêter tout ceci Bijan. Nous devons l’arrêter elle.
La main du père fut saisie d’un violent tremblement. Des larmes coulèrent de ses yeux clos. Avhéor se leva et sa paume sur son épaule. Le spectacle de cette condamnation m’arracha un vague picotement au niveau de la poitrine. Était-ce cela la tristesse ?
 
VII. Bien qu’il tentât de réprimer sa peine, le corps entier de Bijan le trahissait. Son onde s’était voilée, son univers se renversait. Un père à qui l’on annonçait que sa progéniture finirait par devenir un monstre ne pouvait pas réagir d’une autre manière. Jamais il ne la verrait se mêler aux autres enfants, jamais il n’irait s’inquiéter de la savoir s’enliser dans une mauvaise relation, jamais il ne pourrait tenir dans ses bras sa propre descendance, perpétuant la lignée qu’il avait créé avec sa femme, Julia. Au lieu de ça, il sentirait les cadavres s’accumuler dans leur sillage, il subirait son éloignement et ses transformations, sa déshumanisation. Elle appartenait déjà à autre chose, elle répondait déjà par ses pulsions primales à l’appel de l’Ether.
 
XVII. La Brûlure était responsable de cela. Tout consommateur connaissait les risques, les femmes notamment. A fortes doses, la drogue permettait à l’infection de se développer et contaminait parfois le fœtus. Cette Julia avait probablement joué avec le feu une fois de trop. Pas de chance. Voir Bijan subir tout ceci ne me laissait pas indifférent. La vie ne traitait pas tout le monde de manière égale. Certains s’en tiraient mieux que d’autres. 
Une longue minute s’écoula ainsi, puis je décidai de briser ce silence morbide.
- Bijan, il faut qu’on en informe ta Corneille. Ce Lüther, il doit savoir. Ce sont ses hommes qui sont morts.
- B…bien, répondit l’aveugle, toujours secoué par la sentence.
- Idhora, Aöle, vous devriez rester ici pour surveiller la petite, histoire qu’elle ne…enfin, vous comprenez.
J’aidai ce frère retrouvé à se relever. Son pas était hésitant et son corps frêle. Ensemble, nous prîmes la direction de l’auberge.
 
Phénomène
V. Nous restâmes, Idhora et moi, dans la pièce de vie de la bicoque. L’afrikaine ne masquait pas son tracas. De son côté, l’enfant était toujours dans la chambre, silencieuse, laissant supposer qu’elle s’était déjà endormie. La voix d’Idhora s’éleva, légère et douce, suffisamment basse pour ne pas attirer l’attention de la gamine.
- Il arrive que les jeunes phéromanciens déploient leurs pouvoirs de manière instinctive, dans un désir de protection de soi ou de leurs proches. On appelle cela des phénomènes.
Elle s’interrompit un instant, hésitante. Cachait-elle quelque chose ? Je restais muette.
- Tout ça pour dire qu’au moment venu, il ne faudra pas la brusquer.
C’était plus facile à dire qu’à faire. Bien que nous soyons d’accord sur la nécessité de traiter le problème que représentait l’enfant, les moyens pour y parvenir n’avaient pas encore été évoqués. Tu m’étonne. Je m’étirais de tout mon long, faisant craquer mes articulations dans un plaisir coupable. La journée avait été longue et cette battue dans la forêt n’avait pas été de tout repos. Je m’efforçais de ne pas penser à ce qui allait suivre.
 
Soudain, j’entendis le grincement de la porte menant à la chambre de Bijan et sa fille. La silhouette maigrelette de Laura apparu. Elle me fixait d’un regard inquiet puis bascula vers Idhora lorsque cette dernière prit conscience de sa présence. Sans dire un mot, l’enfant s’avança d’un premier pas vers nous. Idhora posa sa main sur mon avant-bras, comme pour m’alerter que quelque chose ne tournait pas rond. Je déglutis avec difficulté : jamais je ne m’étais retrouvée devant une gamine aussi intimidante.
 
VII. Elle arrivait. Mon cœur s’emballait. Il s’agissait d’une sensation étrange, déjà ressentie lors de mon passage dans le Rhône qui traversait le territoire des aberrants de Franka, comme une étreinte qui saisissait mon cœur et en amplifiant les battements. Phénomène.
Lentement, je me levais et m’approchais de la fille de Bijan.
- Laura, tu es réveillée. Ton papa est parti un moment, il nous a demandé de veiller sur toi.
Bizarrement, ma voix restait confiante, ne trahissant pas la menace qu’elle représentait en ce moment même pour le village de Munlüther. L’enfant haussa les épaules puis s’approcha du plan de travail où trainait un bout de pain sec. Aöle était aussi debout à présent. La tension qui se dégageait de son corps était visible malgré sa tenue intégrale de Chroniqueur. Je m’approchais avec prudence de l’enfant, interpellée par une marque noirâtre qui dépassait de son débardeur au niveau de sa clavicule.
- Tu as un tatouage Laura ?
Elle secoua la tête de gauche à droite.
- Tu me permets de jeter un œil, je suis guérisseuse dans mon pays, tu n’as rien à craindre de ma part.
Ma voix commençait pourtant à indiquer le contraire. Malgré tout, la fillette consentit à dévoiler son corps marqué. Elle releva son débardeur de manière innocente, probablement inconsciente de sa propre nature. C’est alors que je le vis : la marque des Phéromanciens. Elle prenait la forme d’une étoile à douze branches ancrées dans un cercle au centre duquel un pentacle commençait à apparaitre. Lorsque j’en approchais mon doigt, l’enfant se mit à trembler. Sa mâchoire était serrée. Elle avait peur. Je m’écartais lentement mais quelques fourmis avançaient déjà depuis la porte de la chambre restée entrouverte.  Le souffle lent, je me tournais vers Aöle. Elle avait noté la présence des fourmis qui trottaient en ligne vers la phéromancienne en devenir. Sa main se porta à son masque, prête à user de son engin sonore. Soudain, un bourdonnement s’éleva de l’extérieur de la cabane. L’essaim.
- Laura…Calme toi… Nous ne te voulons aucun…
Elle fit un pas en arrière. Des fourmis commençaient déjà à escalader mes jambes. Il en arrivait désormais de tout part à chaque angle de la maisonnette. Et ce bourdonnement qui s’amplifiait… Aöle mêla ses efforts aux miens dans nos tentatives d’apaiser l’enfant mais rien y fit, elle ne semblait pas nous entendre. Des guêpes se faufilaient au travers des planches de bois mal assemblées et volaient en cercle autour d’Aöle et moi. La situation nous échappait. L’huile aurait-elle eut un effet dans cette situation ?
 
Alors que l’essaim de guêpes se constituait autour de nous et que les fourmis tapissaient le sol, comme prêtes à lancer l’assaut fatal, la Chroniqueuse tenta de rompre la spirale. Elle lâcha une faible onde sonore en direction de l’essaim, comme elle l’avait fait pour déblayer le corps de Josh. Les fourmis et les guêpes s’écartèrent une seconde, déboussolées puis…chargèrent.
 
XVII. C’est après avoir brièvement expliqué la situation à Lüther que nous entendîmes la décharge sonore. Nous étions, Bijan la Corneille et moi, déjà en marche vers la vieille baraque quand celle-ci fit secouée. Le son était difficilement descriptible, une sorte de cri puissant passant de strident à grave en un instant. Un cri qui n’avait rien d’humain. Nous activâmes notre pas.
J’aperçu alors Idhora et Aöle qui venaient d’enfoncer la porte branlante de la maisonnette et courraient désormais en s’éloignant de la maison. Une nuée d’insectes filait dans leur sillage puis se dispersa de manière désordonnée vers la forêt. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ?
Lorsqu’il comprit la situation, Bijan cria le nom de sa gamine. Je le laissais se diriger vers elle, guidé par un Lüther plus inquiet que jamais. De mon côté, je me précipitais vers mes deux sœurs retrouvées.
- Putain mais c’est quoi ce merdier ?! hurlais-je en agitant les bras en direction de la baraque. Où est la gamine ?
Ce fut Aöle qui répondit la première. Concise et sèche.
- A l’intérieur. Probablement inconsciente. Elle a flippé. Les bestioles sont arrivées.
- Elle porte déjà le signe des phéromanciens. Il n’y a plus rien à faire.
Je soupirais. Putain de monde. Voilà qu’en moins d’une journée, nous nous retrouvions à devoir expliquer à un ami d’enfance que sa fille était devenue un monstre, un monstre qu’il fallait supprimer. Tu parles de retrouvailles…
 
Lorsqu’il ressortit finalement de la maison, Bijan tremblait encore. Lüther me jetais des regards alertes sans que je n’en comprenne le sens véritable. La discussion que nous redoutions était sur le point de débuter. L’aveugle ouvrit la bouche le premier, d’une voix peinée, où chaque mot paraissait être un calvaire à prononcer.
- Elle…elle dort…Sur le lit…Dans la chambre.
Il se tut un moment, trifouilla le coin de sa chemise, puis reprit du même ton exténué :
- Je sais ce que vous allez me dire. Je sais ce que je dois faire, mais….
Sa voix était déchirante. Au-delà des larmes qui commençaient à ruisseler sur sa joue, c’était son cœur qui se délitait devant l’épreuve qui s’offrait à lui. Poussé par un mélange de nostalgie de et fraternité, je le pris dans mes bras. Idhora s’approcha à son tour. Elle murmura quelques mots à l’oreille de Bijan : une solution douce et délicate pour son enfant. Le poison, un moyen indolore. Lui offrir un dernier diner avec son père, seuls à seuls, puis la laisser s’endormir pour l’éternité. Voilà ce qu’elle lui proposait. Je restais silencieux devant la proposition, à la fois révolté et conscient de la nécessité de ce geste.
 
Une trentaine de minutes plus tard Idhora remis à Bijan la fameuse fiole de poison. Dans un silence de plomb, il rejoignit sa fille pour profiter de leurs derniers instants. Lüther lâcha un soupir de soulagement bien qu’il s’efforça d’afficher une peine véritable. Je repensais alors aux ordres que j’avais reçu : méritait-il la mort lui aussi ? La besogne aurait été facile à accomplir dans ce chaos. Pourtant, après tout ce qui avait frappé ce village ces dernières semaine, c’eut été condamner ses habitants. Un non-sens après le sacrifice de la petite Laura. Malgré ses torts, malgré ses trahisons, la Corneille devait vivre…pour un temps au moins. Concernant Bijan, nous ne le revîmes pas avant le lendemain matin.
La dette
V. L’atmosphère pesante de la veille restait palpable au lever du soleil. En guise de remerciement pour avoir retrouvé la trace de sa Chouette, Josh, Lüther proposa à Avhéor, Idhora et moi de loger dans son auberge gratuitement. Le barman et son chef étaient tous deux affectés par ces multiples décès. Ils ne cessaient de jurer au nom de la nuée, de ces liens qui les unissaient autrefois. J’ignorais que les Apocalyptiques étaient capables d’éprouver de tels sentiments. À mes yeux, ils n’avaient toujours été que des raclures, des petites frappes ou trafiquants égoïstes visant leur propre gloire sans se soucier de leurs pairs. Des gens compétents en somme.
Ceux-là étaient peut-être une exception.
Bijan nous rejoignit vers dix heures du matin. Il annonça sans trembler aux villageois présents dans l’auberge que sa fille avait trouvé la mort des suites de sa maladie. Tous crurent à son mensonge sans chercher plus d’explications. La Corneille joua son jeu et organisa une petite cérémonie d’adieu. La populace se montra peinée, des mots de soutien furent échangés et l’ombre néfaste de la Malédiction parut se dissiper. Les moutons étaient apaisés.
Le corps de Josh fut lui aussi ramené discrètement. L’histoire qui fut servie n’avait rien d’original : un accident de chasse, rien de plus. La crédulité des villageois était fascinante. Un Chroniqueur aurait aisément pu les convaincre de son ascendance divine. L’endroit présentait toutefois peu d’intérêt : trop proche des terres contaminées, trop éloignées des routes commerciales ralliant le nord au sud. En définitive, mieux valait-il laisser ce bourbier entre les mains d’une nuée d’apocalyptiques : se repaitre de la déchéance de l’humanité, c’était leur métier.
 
VII. Après une matinée de larmes et de recueillement, Bijan nous invita à rejoindre l’auberge pour boire un verre et mettre cette sombre histoire derrière nous. Je supposais qu’il souhaitait aussi nous exposer ses envies futures, loin de ce village qui avait vu sa fille disparaitre. De mon côté, je m’efforçais encore d’ignorer les regards pesants et vulgaires tout en cherchant un signe de la part de mon Culte. Attendre, oui, mais combien de temps ?
En passant la porte, mes yeux se rivèrent sur la seule personne qui contrastait avec le reste des clients du village. Il s’agissait d’une jeune fille, une adolescente aux cheveux pâles coupés court, dont le regard était dirigé vers moi. À la différence des autres habitants, celle-ci ne manifestait aucune animosité. Au contraire : elle paraissait attendre. Lorsque Bijan passa devant elle, sa voix enfantine mais étonnamment sûre d’elle nous glaça le sang.
- Vous devriez vous asseoir avec moi. Le tenancier vous apportera de quoi noyer votre chagrin.
Nous restâmes un instant immobiles, décontenancés par l’ordre à peine camouflé. Étrangement, comme si les mots agissaient par magie, nous prîmes tous place, sans exception, autour de la table occupée par cette inconnue. Un signe ?
 
XVII. Mes sens étaient en alerte. J’étais tétanisé, comme un animal acculé voyant sa fin arriver. Les yeux de cette gamine…Ils n’étaient pas normaux, trop clairs, trop laiteux. Ils m’envoyaient des signaux de danger, comme si courir hors de cette auberge, de ce village, était la seule option. Mais mon corps refusait de m’obéir. Cette sensation me ramenait vingt ans en arrière, en ce jour merdique où la Vieille aux yeux blancs était arrivée à Raspilla.
Lorsqu’elle ouvrit une seconde fois la bouche, nous étions tous tournés vers elle, tels des écoliers bien sages et dociles. Même Aöle ne semblait pas en mener large malgré son masque de technologie.
- Nous nous sommes rencontrés il y a vingt ans, dans un village d’Hybrispanie. Je vous ai sauvé d’une mort certaine. Aujourd’hui, je viens réclamer un juste retour des choses.
Elle s’arrêta un instant, cligna longuement des yeux puis ajouta :
- Je suis le Vaisseau.
Un silence plana à la table. De tout ce qui s’était produit ces dernières trente-six heures, qu’est-ce qui était le plus dingue ? De retrouver trois des six membres de notre Cercle dans un trou à rat ? De découvrir que l’un des nôtres avait engendré une de ses saloperies d’aberrants ? Ou bien que l’on retombe nez à nez avec une gamine qui prétendait être une vieille peau surentraînée croisée il y a vingt piges ?
Mes lèvres bougèrent, mais aucun son ne sortit. Je me tournais vers Bijan qui paraissait aussi choqué que moi, puis vers Aöle, qui restait stoïque comme une statue. Seule Idhora paraissait sereine. Cependant, contre toute attente, ce fut la voix métallique d’Aöle qui s’éleva.
- Vous paraissez jeune. Il y a vingt ans, vous aviez l’apparence d’une femme âgée. Comment est-ce possible ?
La réponse ne tarda pas.
- Les apparences peuvent être trompeuses. Vous en êtes l’illustration, vous qui vous cachez sous de multiples artifices et jouez de votre image.
Sous son masque, je sentais Aöle bouillir. Est-ce que ma Corneille avait pu voir venir tout cela ?
 
V. Gamine ou pas, le mystère qui entourait ce Vaisseau m’attirait irrémédiablement. La disparition de Raspilla m’avait toujours posé question. « Pourquoi ? » était le mot qui me revenait le plus souvent. Non pas que je fus malheureuse de quitter le Cercle, il s’agissait plus d’un sentiment complexe d’affaire non résolue. Un mécanisme grippé qu’il fallait réparer pour que ma vie se poursuive normalement. Alors que je m’apprêtais à renchérir auprès du Vaisseau, Idhora prit les devants.
- Qu’attendez-vous de nous ?
La jeune fille répondit comme un automate, sur un ton monocorde, sans soulagement ni aucune forme de sentiment. Bluffante.
- Mon objectif est de retrouver l’enregistrement des spitaliers qui détaillent les fouilles de Raspilla. Il s’agit du même groupe responsable de la destruction du village et de l’assassinat de ses membres. D’après mes informations, l’enregistrement se trouverait à Ostheim, un hameau situé à une demi-journée de marche de la ville de Born.
- Pourquoi ne pouvez-vous pas le récupérer vous-même ? fis-je d’un air de défi.
- Mon état ne me le permet pas. D’où ma demande. J’avais missionné une des vôtres, un chroniqueur du nom d’Avira. Toutefois, elle ne donne plus de nouvelles depuis quelques jours. Si vous me ramenez ces enregistrements et retrouvez Avira, je considèrerais votre dette comme effacée.
 
S’en suivit un échange de regards. Aucun ordre de mon Diffuseur ne m’avait interdit ce type d’écarts. Qui plus est, me renseigner sur ce Vaisseau et retrouver la trace d’un Chroniqueur égaré serait probablement jugé pertinent par Kodak. Je hochais de la tête, en signe d’acquiescement. Le reste du groupe m’imita et même Bijan ne fit pas exception.
- Entendu. Nous partons dans l’après-midi.
 
VII. Les présages des Anubiens se précisaient. Je mettais en application les conseils de Kernos : faire confiance en mon instinct, laisser mes sens se développer et transcender les limites humaines connues. Les Corbeaux avaient perdu cette capacité ancestrale d’écoute de leur être, de ces petits signes jugés insignifiants qui offraient pourtant une lecture profonde et instructive à qui savait les interpréter. En quittant la salle commune de l’auberge, j’étais soulagée de voir que notre Cercle recomposé avait accepté de suivre cette piste. Nous tracions ensemble un chemin vers notre origine commune.
Bijan était déterminé à aller de l’avant. Il nous quitta juste après le repas pour empaqueter ses affaires. Le Vaisseau resta à sa table, silencieuse, penchée sur une carte plastifiée de la région. Après un hochement d’épaule traduisant l’ambiance indescriptible qui planait à la table, je me levais et indiquais le comptoir à Aöle et Avhéor.
- Il nous faut des vivres. Avec l’hiver, la chasse risque d’être rude.
Je m’avançais donc avec une légère appréhension vers l’aubergiste. Son visage s’empourpra en me voyant. Il balbutia et marmonna quelques excuses, probablement conscient de son dérapage de la veille. Il m’offrit un verre de leur ignoble gnôle et me vendit un kilo de viande séchée pour une honnête somme de dinars. Peut-être pensait-il se racheter une conscience.
 
XVII. À la fin de l’après-midi, Lüther vint nous trouver sur le perron de l’auberge. Il portait un baluchon en jute et arborait un sourire faussement gêné. S’imaginait-il nous suivre lui aussi ? Le Vaisseau était déjà prête à partir, légèrement vêtue d’une peau en cuir et chargée d’un petit sac en bandoulière. Bijan et moi lui fîmes signe d’attendre quelques instants.
- Bijan, alpagua Lüther, j’ai entendu dire que tu comptais partir vers le sud avec tes…amis ?
- En effet. Nous passons par Born pour clore un vieux sujet. Ensuite, peut-être que certains d’entre nous iront vers l’Hybrispanie. Avhéor m’a aussi parlé de sa Nuée. Rien n’est figé à ce jour. J’ai simplement besoin de passer à autre chose.
- Je vois, fit-il d’un ton grave. Dans ce cas, peut-être accepteriez-vous de faire un détour par la Purgare ? Si vous partez vers le sud, c’est sur votre chemin.
Lüther ouvrit légèrement son sac et nous montra son contenu. Une dague, un chemisier et une lettre. Il se tourna désormais vers moi.
- Ce sont les affaires de Josh. Lorsque nous étions enfants, nous avons été éduqués au sein des Faucons de la Rouille, une Nuée de Santiago qui s’étend désormais vers le nord de la Purgare. J’aimerais que vous remettiez ceci à une de leur Corneille, une vieille amie que nous avions en commun : Chrisjen. En échange, je vous propose mille lettres de change… et Chrisjen vous en donnera probablement autant !
Un je ne sais quoi me laissait penser que cette requête n’était pas aussi simple qu’il ne la présentait. D’un autre côté, Bijan sembla touché par la demande, sûrement du fait de sa sympathie pour le défunt Josh. Aöle et Idhora grimacèrent : empocher quelques lettres de changes pour assurer le voyage de retour, quelle qu’en soit la destination, ne serait pas du luxe.
- D’accord, répondis-je avec fermeté, je vous tiendrais au courant lorsque le colis sera livré.
La Corneille afficha un large sourire. Après quelques mots à Bijan, il nous salua et rentra dans l’auberge. J’ignorais si nous le verrions une prochaine fois ou si ces multiples manigances finiraient par le rattraper. Quelle importance ?
 
V. Enfin ! Après une interminable après-midi, nous prenions la route. La perspective de devoir nous rendre en Purgare pour servir les intérêts d’un apocalyptique ne m’enchantais guère. Cependant, Bijan semblait y tenir. Une fois suffisamment éloignés de Munlüther, Avhéor et moi décidâmes de jeter un coup d’œil au baluchon remis par Lüther. Ce type n’avait rien d’un angelot submergé par les émotions : le voir payer mille authentiques lettres de change pour ramener une vieille chemise et un couteau en Purgare était suspect…
Notre intuition ne nous trompa pas.
Sous un faux fond mal cousu avait été dissimulé un second sachet hermétique. En le descellant, Avhéor en sortit la nature véritable de ce que nous transportions : de la Brûlure.
- L’enfoiré…, lâcha subitement Avéhor.
- De la Brûlure hein ? Un truc d’Apocalyptique. Vous sauriez dire pour combien il y en a ? demandais-je à Bijan et Avhéor.
L’aveugle plongea sa main dans le sachet, en tira quelques bourgeons qu’il effleura du bout de son nez.
- Difficile à dire. La valeur dépend de la zone de récolte et de la concentration de la drogue. Une chose est sûre : il y en a pour bien plus que mille lettres de change.
Le regard d’Avhéor pétilla. L’idée même de revendre cette merde dans un bordel à l’extérieur du Protectorat était inconcevable.
- Remballez tout ça, fis-je d’un ton autoritaire, on s’en tient à ce qu’on a promis : on amène le sac jusqu’en Purgare et rien de plus. D’ici qu’on soit arrivés à Born, on trouvera bien quelque chose pour planquer cette merde loin des regards indiscrets et éviter de se faire choper.
Tout le monde approuva hormis le Vaisseau, qui semblait ignorer totalement notre conversation.
Le voyage promettait d’être agréable avec cette chose dans les environs…
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Re: [CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

Message par Jokebox »

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GuiHatt
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Re: [CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

Message par GuiHatt »

Merci pour ton compte-rendu , je vais lire ça avec plaisir :)
 
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Re: [CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

Message par Jokebox »

GuiHatt a écrit : mar. déc. 22, 2020 8:11 am Merci pour ton compte-rendu , je vais lire ça avec plaisir :)

Ravi que ça te donne envie de lire !
Le format forum est peu adapté mais j'essaie d'upload régulièrement les formats pdf, plus élégants et agréables à mon sens.
N'hésite pas à me faire des retours sur le fond et la forme :).

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 3. Sur les traces du passé
Voyage vers Born
VII. Nous quittâmes ce taudis qu’était Munluther à la mi-janvier pour regagner un semblant de civilisation. Le Vaisseau nous indiqua le chemin en se basant sur une vieille carte dont l’actualité laissait à désirer. Bien qu’elle soit le signe dont m’avait parlé Kernos, ma confiance en elle n’était pas totale. Elle était trop étrange, trop secrète.
Fort heureusement, Bijan s’était mué en une sorte de guide de la région, comblant les longs silences gênants qui accompagnaient notre marche avec un bagou que je ne lui connaissais pas. Sûrement comblait-il le vide laissé par la mort de son enfant… Quoiqu’il en soit, ces informations étaient instructives.
Le désert de poussière que nous traversions était bordé de part et d’autre par deux territoires dangereux. À l’ouest, les Phéromanciens étendaient leur influence dans les marécages. Ils se confrontaient aux troupes de Spitaliers - des médecins modernes aveuglés par leur science insensée – eux même secondés par des Anabaptistes, fanatiques à la foi absurde pour qui la vie semblait avoir une bien maigre valeur. Bijan fit mention d’une campagne coûteuse en vies ayant eu lieu il y a plusieurs années face au Roi Phéromancien Markurant. Malgré la défaite de ce dernier, d’autres Ziggourats, symbole du pouvoir de ces créatures, trônaient encore dans une bonne partie de la Franka. De l’autre côté à l’est, dans les terres sèches et inhospitalières, nichaient des hordes de Nécrovores. Bijan n’en avait jamais vu lui même mais il faisait mention de rumeurs d’attaques fréquentes où les rares rescapés racontaient comment ces humains rachitiques se nourrissaient de la chair encore chaude de leur victime. Ils n’en voulaient visiblement ni à leur richesse , ni à leur pouvoir : seule la viande humaine les attirait là. Quelques rares ferrailleurs aguerris y organisaient des fouilles souterraines pour révéler les technologies d’autrefois ou collecter des métaux précieux. Comme beaucoup, ils s’imaginaient que les ruines de la Borca constitueraient le berceau de la renaissance. J’y voyais plutôt la poursuite de leur déchéance.
Après quelques jours de marche, nous arrivâmes à Born. C’était une ville de petite taille qui bordait un fleuve de petite taille. Les Juges, culte sévère qui faisait la loi au sein du Protectorat, y étaient établis.
- Nous devrions enterrer le paquet à l’extérieur de la ville, fit Bijan, je n’ai pas envie de me retrouver coincé dans une de leur maudite prison.
Le Cercle acquiesça. Le transport de cette drogue était en effet passible de mort par ici. Une nouvelle hypocrisie liée à l’ignorance. Il était plus aisé de détruire que d’expliquer : les Spitaliers et les Juges appliquaient cette maxime avec fermeté.  Avhéor et moi nous occupâmes d’enterrer le paquet de Lüther contenant la brûlure et les effets de Josh. Le Vaisseau n’en tint pas rigueur. Le labeur terminé, Avhéor m’adressa un sourire satisfait et ensemble, nous entrâmes dans Born.
 
Enquête à born
XVII. 29 janvier 2595, ou peut-être était-ce le 30. Peu importe. J’en avais plein le fion de marcher dans la poussière et de camper à la belle étoile.
Retrouver le brouhaha d’une ville fut salvateur. Après le passage du poste de gardes sans le moindre problème, notre petit groupe se scinda rapidement en quête d’information sur le village d’Ostheim ainsi que sur les allers et venues de cette Avira. Ce putain de Vaisseau nous annonça avec le même détachement qu’auparavant qu’elle nous trouverait de quoi loger dans le quartier des ferrailleurs tout en glanant des informations dans les environs. Mon attitude à son égard n’avait pas varié d’un iota : elle me faisait toujours autant flipper. Une gamine haute comme trois pommes qui vous regarde avec aussi peu de vitalité qu’un poisson crevé, c’est clairement qu’un truc ne tourne pas rond chez elle.
Pour échapper à sa présence, je pris Bijan sous le bras et l’entrainais avec moi au quartier des plaisirs où nos frères et sœurs Apocalyptiques sauraient peut-être nous rencarder. Idéalement, j’aurais aimé me débarrasser de cette cargaison de Brûlure. C’était un poids mort plus qu’autre chose. Vu la quantité, il y avait de quoi en tirer une belle somme. Ma nuée n’aurait certainement craché dessus mais ils étaient loin, très loin.
L’aveugle à belle gueule et moi entrâmes dans l’établissement le moins minable de la ville. Bijan s’assit au bar et sympathisa avec le Pic vert tandis que je demandais à voir la Corneille. On ne me fit pas attendre, la réputation de la Nuée Noire s’étendait sans surprise bien au-delà du bassin méditerranéen. Enfin une bonne nouvelle. Après avoir descendu des escaliers de pierre et dépassé un dédale de couloirs, je me retrouvais dans une salle de shoot décrépit où deux Pies gloussaient aux côtés d’un manchot au bouc mal entretenu. Une vague odeur d’alcool, de sexe et de musc flottait dans l’air.
- Bienvenu mon cher ami, me lança le manchot, Dejan, Corneille des Charognard à ton service. Tu as demandé à me voir ?
Les deux catins me fixèrent. Je répondis d’un sourire charmeur et charmé.
- Avhéor, je travaille pour la Nuée Noire. Mon groupe et moi enquêtons sur la disparition d’une Chroniqueur, une certaine Avira. Elle serait partie il y a quelques temps de ça vers Ostheim. Ça te dit quelque chose ?
L’homme me jaugea un instant puis toisa son unique main sur son bouc.
- Je n’ai pas entendu parler d’elle depuis un bout de temps. Elle bossait avec l’autre machin à l’Alcôve. Mais si elle est allée se perdre chez ces culs-terreux consanguins d’Ostheim, elle savait ce qu’elle risquait. Ces cons là sont si demeurés qu’ils auraient aussi bien pu la prendre pour une déesse que la confondre avec un de ces vieux robots de l’ancien temps. Quelque chose te plairait ? Une liqueur ? Un bourgeon ? C'est offert par la maison, ce n’est pas tout les jours qu’un membre de la Nuée Noire vient dans mon établissement.
- Je vois. Une liqueur ira très bien, répondis-je par politesse. Autre chose : on nous a affublé d’une cargaison de brûlure dont j’aimerais idéalement me débarrasser. Tu pourrais m’y aider ?
Le sourire carnacier de la Corneille se révéla. Alors qu’un verre me fut tendu, il me questionna d’un air de sainte nitouche à ce sujet. Les verres s’enchainèrent et…bordel, les heures passèrent vite. Très vite.
 
 
V. Le temps était compté. Partir sur les traces d’une consœur m’attirerait des points, c’était évident. Idhora insista pour me suivre à l’Alcôve alors que Bijan et Avhéor préféraient se la couler douce dans les bistrots. Branleurs. Mon intuition me poussait aussi à me renseigner sur le Vaisseau en l’espionnant mais il faudrait toutefois remettre ça à plus tard.
Arrivée à l’Alcôve, je fis la connaissance de Vanadoo, le Diffuseur en charge de la collecte, de l’analyse et de l’envoi des artefacts du secteur. Il gérait également les opérations de communication depuis ses terminaux, un commerce très lucratif pour le Culte des Chroniqueurs. Idhora me laissa seule et je pu me connecter au Serveur pour y glaner quelques informations. Bien que peu renseigné, le dossier concernant Ostheim dévoilait que le lieu était réputé riche en artefacts et autrefois fréquenté des ferrailleurs. Il était aussi réputé partiellement dangereux sans précisions aucunes. Bien évidemment, il n’était nullement fait mention de Spitaliers. La dernière mise à jour du fichier n’était pas si ancienne : elle datait du 17 décembre 2595, jour précis où Avira aurait réactivé l’Alcôve désaffectée d’Ostheim sans toutefois parvenir à la relier au Réseau. Le dossier me laissait avec plus de questions que de réponses. J’envoyai un message vers mon Diffuseur à Justitienne, Kodak, concernant Avira et la nature de ses ordres. Il me répondit deux minutes plus tard par message crypté.
- Nature des opérations inconnues. Non répertoriées par le culte. Retrouvez le Médiateur Avira. Enquêtez sur ses activités à Ostheim. Rapport attendu sous 72h. -Kodak.
Je clôturais ma session avec un brin d’amertume. Si cette Avira avait agi sur ordre du Vaisseau, il paraissait cohérent qu’elle n’en ait pas prévenu le Culte. Elle avait toutefois été naïve de ne pas couvrir ses traces. Par chance pour moi, cette négligence pouvait être exploitée pour couvrir mes propres activités auprès du Vaisseau.
En me rendant auprès du Diffuseur, je croisais Idhora qui avait négocié la possibilité d’user du service de télécommunication de l’Alcôve. Sous mon masque, un rictus s’anima : étaient-ils tous candides au point de croire que leurs échanges n’étaient pas enregistrés et réexploités par le Serveur Central ?
A l’entrée de l’Alcôve, je questionnais sans détours Vanadoo au sujet d’Avira, officialisant dans le même temps mes nouveaux ordres pour la retrouver.
- Avira possédait bien une clé pour ouvrir cette Alcôve, mais elle n’a malheureusement pas pris le temps de m’en transmettre une copie, commença-t-il. Ostheim ne représente pas un secteur stratégique à mon sens. Le bourg est composé d’une centaine de personnes dont les Ferrailleurs rapportent qu’ils survivent avec les moyens du bord. Une vieille mine désaffectée abriterait quelques vieilles richesses mais personne n’a l’air d’y porter un grand intérêt au point d’organiser une vaste expédition. Ceux qui s’y sont frottés en solitaires ont dû finir dévorés par des gendos ou ensevelis dans un éboulement.
- Bien. Je vois, répondis-je d’un ton sec. Le Serveur Central demande que le jour soit fait sur cette affaire de disparition. Dès demain matin, je partirais là-bas sous bonne escorte.
- Entendu. Si vous trouvez quoique ce soit de…précieux, faites-moi signe.
Quel connard attentiste. Ce Diffuseur incarnait la faiblesse du Culte. Assis sur ses acquis, il daignait bouger son énorme cul en préférant attendre que d’autres fassent le sale boulot à sa place. Un jour viendrait où je serais en droit de corriger ces anomalies.
- Je n’y manquerais pas Diffuseur, lâchais-je dans un salut hypocrite.
 
VII. L’endroit était cosy mais très franchement bordélique. Les câbles trainaient du sol au plafond, offrant un tableau peu reluisant de la fabuleuse technologie des Chroniqueurs. Un petit tabouret avait été bricolé et permettait de pianoter sur une tablette à touches. Deux écrans affichaient des lettres colorées. Un système de son pendouillait sur le côté. En Afrika, tout semblait plus propre et maitrisé qu’ici. Était-ce une fausse image que souhaitaient renvoyer les Chroniqueurs ?
J’écartais mes réflexions en saisissant les coordonnées de contact de ma hiérarchie. Malgré le signe évident que représentait le Vaisseau, que devrais-je faire une fois à Ostheim ? Simplement retrouver les enregistrements ? La question était simple. La réponse totalement vague. Elle apparu distinctement sur l’un des moniteurs après quelques minutes d’attente.
- Trouvez l’enfant maudit, celui qui n’a pas sa place ici. Il est une future menace pour le Culte. Eliminez-le. -Les Anciens.
Les missions d’assassinat ne faisaient pas parti de mes prérogatives. Certes on m’avait déjà demandé de créer des poisons dont l’usage entrainerait la mort, mais de là à me charger moi-même de l’exécution…c’était inédit…et questionnable. Les Traditions étaient strictes et il fallait s’y plier, ainsi Kernos m’avait-il formé. Je masquais mon malaise derrière une mine austère et indiquais à Aöle que je partais faire un tour du centre-ville. Après un tel ordre, j’avais besoin de changer d’air, de discuter de tout et de rien. Tuer un gosse…vraiment ?!
Les rues étaient encore bondées à cette heure de l’après-midi : des marchands clanistes et quelques ferrailleurs étalaient leurs trouvailles à même le sol, alpaguant les passants en quête d’affaires. On était bien loin des standards néolybiens. Je vis Aöle se diriger vers un petit ferrailleur trapu et barbu tandis que de mon côté, ce fus un homme à la peau d’ébène et d’aspect soigné qui attira mon regard : un néolybien ici ?
Instinctivement, je m’avançais vers lui. Il me salua avec un grand sourire, m’auscultant par la même occasion de ses yeux bleu saphir.
- Bonjour à vous ma chère, Farah Al-Navir pour vous servir !
Il se passa deux doigts sur le sourcil sans se départir de son sourire puis reprit :
- Il est rare de voir des Afrikains trainer dans les environs, permettez-moi de vous offrir une tasse de thé, directement importé du pays bien évidemment.
- Merci pour le thé, il est vrai que la chaleur de l’Afrika me manque. Vous pouvez m’appeler Idhora au fait.
L’homme me versa une tasse de thé encore fumant.
- Vous m’excuserez de ma curiosité mais…que fait un marchand Néolybien ici ?
- Oh ne vous excusez pas, répondit-il en riant, c’est tout naturel. Quel fou irait troquer les affaires lucratives ouvertes par le Grand Hamza à Toulon pour se terrer dans les terres intérieures de la Borca ? Il faut croire que je fais partie de ceux-là !
Il éclata à nouveau de rire puis présenta un dinar relié à une luxueuse chaine en or véritable.
- Plus sérieusement, j’ai entrepris ce voyage en l’honneur de mon père dans la plus pure tradition du Lybien. Le Corbeau a beau nous voir d’un œil mauvais, il n’en reste pas moins attiré par ce qu’il ne peut pas posséder. Or moi, Farah Al-Navir, j’ai la capacité de leur faire miroiter la grandeur de l’Afrika, la finesse de nos mets pour qu’eux aussi puissent jouir d’une vie de luxe loin de toute cette poussière et de cette viande rassie. Prenez l’exemple de cette petite ville : il s’agit d’un petit carrefour commercial où les Anabaptistes vont et viennent depuis ou vers Bassham. Les blessés sont acheminés auprès des Spitaliers et il leur arrive de vouloir festoyer autrement qu’avec des catins ou du distillat de piètre qualité. La victoire donne des rêves de grandeur vous savez.
Il déplia alors plusieurs épices qui vinrent côtoyer des mélanges de poudres non comestibles.
- Des Hellvétiques trop éloignés de la forteresse viennent parfois m’acheter de la poudre de qualité, fuyant les Ferrailleurs et leur sale manie de tout couper à la cendre et au gravier. En bref, la clientèle n’est certes pas aussi prestigieuse qu’autour du bassin méditerranéen, mais il y a un potentiel inexploité.
- Parvenez-vous à supporter les incivilités à votre égard ? Depuis mon arrivée dans la région, les regards haineux me pèsent. Quand on ne pisse pas dans mon assiette, les crachats ne sont pas loin de viser mes pieds. Pourquoi ces gens se montrent-ils aussi détestables ? Ne voient-ils pas que nous sommes dans le même camp ?
- Il est vrai que l’ambiance peut être pesante. Certains Anabaptistes n’hésitent pas à railler mon entreprise et j’ai déjà eu droit à quelques menaces de ferrailleurs appuyés par les canifs aiguisés des Apocalyptiques pour tenter de m’impressionner…mais tout ceci reste supportable.
La conversation se poursuivit sur ce même ton agréable et civilisé. Le thé terminé, j’achetais une viande gendos fortement épicée pour quelques dinars exceptionnellement acceptés par Farah. Il me faisait une fleur, je le savais bien. Peut-être était-ce dû à l’importance des Anubiens pour les croyants d’Afrika. Je quittais à regret la compagnie du marchand et me dirigeais vers l’auberge mentionnée par le Vaisseau.
 
XVII. Bras dessus bras dessous, Bijan et moi rentrâmes à la nuit tombée à l’auberge. Dejan avait été un hôte des plus délicieux. Il m’avait partagé sa connaissance des environs, offert du distillat presque aussi fin que celui produit en Purgare et même glissé un contrat qui traînait sur la tête d’un Anabaptiste passé par là il y a quelques semaines. Comment s’appelait-il déjà ? Abrhoum ? Abram ? Abrah ? Un truc dans le style. Il portait un collier d’argent et une croix brisée du même métal, le genre de choses pas communes même pour un de ces cinglés fanatiques.
Bijan n’était pas en reste : il avait sympathisé avec le Pic-Vert qui avait consenti à lui offrir quelques tournées. L’aveugle était suffisamment séduisant pour attirer la clientèle et, armé de son bagou à tout épreuve – même celle du deuil – il invita des ferrailleurs et clanistes de tout bord à consommer sans regarder à la dépense. Au final, nous étions tout les deux suffisamment alcoolisés pour nous laisser embarquer dans une folle soirée. Cependant, la perspective de me retrouver avec une gueule de bois de l’enfer au petit matin m’avait rappelé à mon bon devoir. Peut-être qu’une fois cette Avira retrouvée, l’occasion nous serait donnée de relâcher la pression dans un des bordels de Dejan.
Une fois à l’auberge, nous retrouvâmes Idhora, Aöle et la gamine qui nous servait de commanditaire. Une soupe peu odorante nous fut servie contre quelques lettres de change réglées par le Vaisseau.
- Vous partirez demain matin dès l’aube, commença-t-elle. Il vous faudra environ trois heures pour atteindre le bourg en traçant plein ouest. Voici une carte de la région qui m’a été remise par un des clients de l’auberge.
Elle nous tendit un vieux bout de papier grossièrement annoté. Aöle ne se laissa pas distraire par la carte.
- Vous ne nous accompagnez pas ? questionna-t-elle sans détours.
- Non. Je ne suis pas encore en capacité physique de mener ce genre de missions. En l’état, je serais un poids mort pour vous.
Hm. C’était bon à savoir. La gamine n’était pas en pleine possession de ses capacités. Elle n’était pas encore opérationnelle…pas encore une machine à tuer. Je terminais en hâte ma soupe et bu un grand verre d’eau purifiée. Demain serait une longue journée, je ne souhaitais pas la passer avec un mal de crâne interminable.
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Re: [CR] Degenesis - Campagne personnalisée : le Passage

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Ostheim
V. La soirée ne s’était pas éternisée. Avhéor et Bijan allèrent se coucher en premier, très rapidement suivis par Idhora et la Vaisseau. Je restais quelques minutes à l’écart de la salle commune de l’auberge, compilant les informations glanées auprès d’un ferrailleur dans l’après-midi. Limaille, c’était ainsi qu’il s’était fait appeler, un petit rondouillard à la langue bien pendue. Il m’avait vendu un peu de matériel d’exploration au cas où nous serions amenés à crapahuter dans les ruines environnantes. Il m’avait également conseillé de faire attention : plusieurs ferrailleurs s’étaient aventurés dans le coin sans jamais en revenir. Certains racontaient que l’endroit était maudit. Encore des conneries de comptoir.
Le lendemain matin, je retrouvais Idhora et Avhéor devant l’auberge. Ce dernier semblait totalement remis de sa folle après-midi dans le bordel du quartier des plaisirs à l’inverse de Bijan qui ronflait tel un buffle dans le dortoir commun. Après s’être assurés que nous disposions de suffisamment d’eau et de vivres pour tenir une journée, nous quittâmes la ville de Born.
Nous restâmes sur la route principale pendant deux bonnes heures. Des marchands se dirigeaient avec leurs caravanes chargées vers Born, ils étaient parfois accompagnés de détachements d’Anabaptistes amochés. Au milieu de la matinée, le tracé du Vaisseau nous emmena sur une route plus caillouteuse. Avhéor ne manquait pas de se plaindre tandis qu’Ihdora observait les environs en silence. Cette ambiance me rappelait les chasses d’autrefois. On ne change jamais totalement sa nature.
Vers midi, une construction de bois et de tôle s’élevait à l’horizon. Il s’agissait d’une tour de guet qui surplombait les environs ainsi que le canyon où s’était niché, d’après la carte, le bourg d’Ostheim. Un autre bâtiment plus aplati avait été bricolé à côté. Une pancarte indiquait qu’il s’agissait d’une écurie mais aucun cheval ou âne n’y était abrité. Des runes étaient toutefois gravées sur de gros cailloux à proximité : quatre ferrailleurs aux moins étaient passés par là mais…un seul avait indiqué être reparti. Etrange. Je m’approchais de la tour avec Idhora tandis qu’Avhéor furetait vers l’écurie.
 
VII. Une voix accidentée, chargée du poids de l’âge, nous héla depuis le haut de la tour :
- Eh vous là ! Ouai vous ! Qu’est-ce qu’vous v’nez foutre par ici ?!
En voyant que l’homme tenait un vieux pistolet dans sa main tremblante, je levais les mains dans une forme de réflexe. Aöle resta parfaitement statique et sa voix métallique, largement modifiée s’éleva dans l’air poussiéreux :
- Du calme. Nous sommes simplement de passage. Nous représentons le culte des Chroniqueurs et sommes là pour vous aider. Un de nos Médiateur fut envoyé ici pour réparer une Alcôve, nous sommes là pour achever son travail.
Le prétexte n’était pas si loin de la vérité. Le vieillard se passa une main noueuse sur le visage puis un large sourire fit découvrir une dentition parsemée.
- Oh ! Fallait l’dire plus tôt ! J’vous ai prit pour des pillards ou des trucs dans l’genre ! Mes excuses ! ‘tendez, j’descends !
Et c’est ce qu’il fit. Péniblement, l’homme se dandina en descendant à l’échelle puis se planta devant moi en bombant le torse. Il réajusta son chapeau et coiffa sa barbe d’un blanc sale, libérant une odeur de détritus et de sueur mélangées.
- C’pas souvent qu’on croise des gus comme vous dans l’coin. J’suis Shelig, l’bourgmestre à votr’ service mam’zelles.
Il tendit sa main crasse que je refusais poliment de serrer. Avhéor s’approcha, se saisit de cette paluche répugnante en adressant un sourire charmeur à son interlocuteur. Comment faisait-il pour supporter cette odeur ?!
- Avhéor, ravi de vous rencontrer Shelig. Vous disiez que vous n’aviez pas l’habitude de recevoir de visites amicales ?
- C’est peu d’le dire mon gars. Ça a pas toujours été comme ça. Dans l’temps, y’avait des types qui v’naient fouiller les mines, cultiver les terres, c’genre trucs quoi. Pi il a suffit d’une mauvaise récolte pour qu’les spitaliers y nous coupent les vivres. Bam ! Fini le p’tit paplard qui dit qu’vous avez l’droit d’vendre votr’ grain. Maint’nant c’est démerdez vous ou crevez la bouche ouverte !
L’haleine de la créature allait de pair avec sa fragrance corporelle. J’eus un haut le cœur mais Avhéor semblait, comme Aöle, bien le supporter. Cette dernière dévisageait le pauvre homme à travers son masque technologique. Suspectait-elle quelque chose ? Durant le chemin, elle nous avait confirmé qu’Avira la Chroniqueuse avait bien effectué des manipulations sur l’Alcôve il y a peu. Or pour Aöle, la technologie ne mentait pas, ou seulement si on lui demandait de le faire. Bref, cette affaire sentait aussi mauvais que notre hôte.
 
XVII. Les présentations faites, Shelig nous accompagna jusqu’à la Place du village où jouaient quelques gosses mal nourris. Le type était bavard et se ravissait de nous voir débarquer malgré une introduction un peu sauvage. Pourtant, quelque chose dans son comportement ne tournait pas rond. Aöle l’avait sûrement remarqué elle aussi : les informations qu’ils donnait ne correspondaient pas. Il y avait quelque chose de louche chez ce type.
Les regards se tournèrent vers nous à notre arrivée sur la place. Le Bourgmestre nous expliqua que nous pouvions loger chez Willy et sa femme qui tenaient une auberge d’après lui très respectable. Il indiqua avec la finesse d’un buffle en rut qu’Hans gérait les stocks dans son magasin et pourrait probablement nous fournir du matériel rudimentaire pour travailler sur l’alcôve. Une vielle dame le héla quelques secondes plus tard : il était en retard pour le souper et devait donc nous laisser là, livrés à nous même. Brave homme ou pourriture finie ?
Aöle et moi nous dirigeâmes vers l’unique magasin du bourg tandis qu’Idhora dériva vers le groupe d’enfant dont l’un partageait notre couleur de peau. Je haussais les épaules : peut-être que son horloge biologique lui jouait des tours. Nous fûmes accueillis par le bien nommé Hans, un type à l’air banal dont la mine ahurie laissait entendre une forme de consanguinité. Enfin...qui étais-je pour juger ce pauvre bougre ? Il était assis derrière une épaisse grille métallique, un peu assoupi. Sa boutique tenait plus du grenier mal ordonné que du véritable commerce. Des outils dédiés à l’excavation et aux travaux agricoles trainaient un peu partout. Il y avait également des bidons de métal rouillés, une brouette dont la roue peinerait à rouler et de vieilles cordes épaisses d’aspect pourtant résistant.
- Bonjour, fis-je, nous venons pour…
- Acheter du matériel, me coupa brusquement Aöle de sa voix grésillant.
Hans se redressa, plissa les yeux un moment puis renifla bruyamment.
- Quel genre de matos ? Pi…vous avez d’quoi payer au moins ?
- Nous cherchons un moyen d’accéder à l’Alcôve, la chose avec une antenne autour de laquelle un Chroniqueur a dû accéder récemment. Vous voyez de quoi je veux parler ?
Comme on pouvait s’y attendre de sa part, Aöle menait la discussion de manière abrupte. Si le type était aussi demeuré que les clients des bas quartiers à qui revendait la nuée, elle n’obtiendrait rien de lui de cette manière.
- P’t’être bin qu’j’sais, p’t’être bin que j’sais pas. Z’avez du fric ? Un truc à r’filer ? Mes armoires vont pas s’remplir toutes seules savez.
Je soupirais. La situation pourrait s’éterniser et vu la tronche de ce patelin, je ne tenais pas à m’y éterniser plus que nécessaire.
- Hans c’est ça ? repris-je en m’approchant de la grille. Ouai ça semble être ça. Bon tu vois, mon amie ici présente est du genre bien friquée. Pour tout t’avouer, elle bosse même pour les types qui fabriquent le fric, tu imagines le truc ? Bref, elle a besoin d’un coup de main pour ouvrir une de leur cache secrète. Si tu l’aides, elle te paiera.
Aöle se tourna lentement vers moi. Sous son masque je devinais son regard noir.
 
V. Enfoiré d’Avhéor. Bien que la négociation fut mieux menée que je ne l’avais craint, je détestais que l’on me contraigne à l’engagement. Il me fallut une profonde inspiration pour garder mon sang froid avant de me retourner vers Hans.
- En effet, j’ai de quoi vous payer. Peut-être même que je pourrais rétablir la liaison de communication avec l’Alcôve de Born. Ceci pourrait avoir un impact positif et significatif sur votre quotidien.
L’homme poisseux fronça les sourcils. Sa mine était indéchiffrable. Pour tout avouer, je n’avais de toute manière jamais été très douée pour comprendre les sentiments et les réactions des autres : cela ne m’intéressait pas. Factuellement, l’offre que je lui présentais avait tout pour séduire : réactiver les communications permettrait de faciliter les expéditions autour d’Ostheim. L’endroit avait déjà la réputation d’être un véritable nid à artefacts si j’en croyais Limaille, le ferrailleur croisé à Born. Avec une Alcôve, même modeste, sur place, les chercheurs de trésors ne tarderaient pas à rappliquer, apporter sa dynamique d’autrefois au bourg. Pourtant, Hans ne sautait pas de joie. Était-il à ce point abruti pour ne pas comprendre ?
- Mouai. J’peux vous r’filer d’quoi bidouiller. Un pied d’biche et une lampiote pour y voir clair. Mais quand z’aurez fini, j’veux voir les biftons. J’vous lâch’rais pas sans avoir les biftons.
C’est ainsi qu’Avhéor et moi nous dirigeâmes vers l’Alcôve avec quelques outils. Elle n’était pas immense, à peine une vingtaine de mètres carrés vus de l’extérieur et elle tenait plus de la boite de conserve géante que d’un bâtiment à proprement parler. L’antenne extérieure paraissait fonctionnelle et l’enveloppe n’avait semble-t-il pas été percée. Sur l’ouverture cependant, des traces plus claires sur le métal indiquaient qu’on avait essayé de la forcer. Avhéor restait silencieux adossé contre la paroi de métal chaud tandis que je révélais un petit clavier en bon état caché sous un clapet moins rutilant.
- L’accès se fait par un code ou, à défaut, une carte. Avira devait conserver cette dernière sur elle. Il devrait être possible de pirater le système de verrouillage, mais avec les outils dont je dispose ici, il me faudrait plus d’une journée pour cela.
Avhéor émit un claquement de la langue sonore :
- Pas question qu’on reste plus de deux jours dans ce trou à rats.
Il s’interrompit brusquement en balayant la place principale du regard, presque inquiet.
- Soit Avira vous l’a tous mis bien profond, Vaisseau inclus, soit ces pecnots nous mentent à son sujet. Il faudrait les interroger avec un peu plus d’insistance. S’ils essaient de nous cacher quelque chose, il y en a bien un qui finira par gaffer, y’a toujours un maillon faible dans la bande, toujours. Suffit juste de mettre la main dessus.
Pour cette fois, je ne pouvais pas être plus d’accords avec lui.
 
 
A la recherche d’Avira
VII. Entre méfiance et curiosité, le groupe d’enfants s’était rapidement réuni autour de moi. Seul l’un d’entre eux m’intéressait vraiment : il s’agissait d’un garçon à la peau noire comme l’ébène et aux yeux d’un vert profond. Il contrastait avec tous les autres, non pas seulement du fait de sa couleur de peau, mais aussi par son comportement. Il était moins expansif, sur la réserve et quelque chose d’étrange se dégageait de lui : une sorte d’impression de déjà-vu. Il paraissait flotter parmi le groupe, souvent à l’écart, comme s’il savait des choses qu’un enfant de cet âge n’aurait pas dû connaitre. Malgré le déchirement que cela me causait de l’admettre, j’avais la certitude qu’il était la cible des Anubiens. Ma cible.
- Woooaaa ! Madame vous z’avez des supers tatouages ! s’écria une rouquine qui m’arrivait à la taille. Vous v’nez d’où ? Z’êtes v’nue récupérer Léopold ?
Les trois aux bambins qui composaient le groupe éclatèrent de rire. Seule la cible, le petit Léopold, demeura silencieuse.
-  Non, je suis ici de passage, répondis-je d’un ton chaleureux. Pourquoi pensez-vous que quelqu’un doive récupérer Léopold ? N’a-t-il pas de parents ici ?
- Bah m’dame, z’avez vu sa tête ! Il est pas bien comme nous ! s’exclama un garçon un peu plus âgé. Même ses parents savent pas pourquoi il est v’nu comme ça. Tonton Shelig y dit qu’c’est parce qu’sa mère elle a trop montré sa lune à tous les passants qu’ça a fait un truc tout bizarre !
À nouveau, les enfants échangèrent des rires. Le petit Léopold baissa la tête en regardant ses chaussures trouées et dont les semelles se réduisaient à une fine couche de caoutchouc.
- Dites m’dame, z’auriez pas un truc à manger ? lança un des gosses aux cheveux bruns. M’man elle a dit qu’on d’vait s’serrer la ceinture quand j’ai d’mandé un casse-croûte. Mais j’pas d’ceinture alors j’pas bien compris c’qu’elle v’lait dire.
Merde. Je tâchais de garder mon calme en surface, arborant ce même sourire figé qu’auparavant. Le Corbeau ne savait plus nourrir ses enfants, c’était pitoyable. Mon maitre Kernos m’avait enseigné de faire preuve de compassion envers les plus faibles et les moins érudits. Il fallait les guider, qu’importe leur couleur de peau ou leurs croyances. Tel était le fardeau du Chacal et de ses serviteurs. Je pensais un instant à la bouillie de maïs que j’avais concocté ce matin. J’y avais ajouté un poison de ma fabrication particulièrement tenace capable de terrasser en moins d’une journée un adulte normalement constitué. Avec cela, j’avais encore sur moi un peu de viande séchée et fortement épicée achetée auprès de Farah Al-Navir. Si ces enfants m’écoutaient et respectaient les dires des ainés, alors j’avais la possibilité d’en finir sans causer trop de dégâts.
- J’ai peut-être quelque chose pour vous, dis-je en levant l’index d’un air autoritaire. Mais vous devez me promettre d’être sages et de suivre mes consignes, sans quoi vos ancêtres vous maudiront sur trois générations.
Les gosses hochèrent la tête de concert. Même Léopold, la cible, s’approchait de son air timide.
- Pour vous trois, voilà de la viande de gendos. Elle est un peu épicée, mais vous devriez vous régaler avec ça.
Les trois enfants se saisirent du sachet qui enveloppait les morceaux de viande séchée comme s’il s’agissait d’un véritable trésor. Ils avaient la bave aux lèvres. Ils s’éloignèrent rapidement en gloussant, me laissant seule avec Léopold.
- Quant à toi, voici de la bouillie de maïs. Cela fortifiera tes os, mais attention, tu ne dois en aucun cas laisser les autres en manger, ça pourrait les rendre malades.
Le mensonge était grossier, mais bon, c’était un enfant mal nourri, il aurait pu gober n’importe quelle idiotie.
- Voui m’dame. Merci m’dame.
Le gosse resta planté là, face à moi, me braquant de ses grands yeux verts.
- Tu devrais aller jouer avec les autres, ils t’appellent je crois.
Mais l’enfant ne bougea pas. Il tenait le paquet empoisonné entre ses petites mains, mais restait immobile en me fixant.
- J’vous ai vu dans mes rêves, finit-il par dire. J’vous ai vu crier contre un grand m’sieur. Y’avait du sang. Y’avait des corps. Vous d’vriez faire attention à vous.
Qu’est-ce que cet enfant venait de raconter ? Savait-il pour ma mission ? Était-ce pour cela que le culte m’avait envoyé l’éliminer ? La mâchoire serrée, je demeurais muette. Finalement, Léopold tourna les talons et s’éloigna vers un angle de la place. Ma crainte se réalisa alors : les trois autres abrutis qui le maltraitaient auparavant se dirigèrent vers lui et reprirent leurs taquineries.
J’espérais qu’ils n’iraient pas jusqu’à lui subtiliser la bouillie de maïs sans quoi, ils en paieraient le prix fort.
 
XVII. Après notre échec pour l’ouverture de l’Alcôve, Aöle et moi décidâmes de nous rendre à l’auberge. À défaut d’obtenir des réponses par la technologie, il nous fallait parier sur la faiblesse de l’humain : ma spécialité.
Nous entrâmes dans la vieille auberge de bois qui s’élevait sur deux étages. Il était raisonnable de penser qu’Avira avait logé là durant plusieurs nuits pour réactiver l’Alcôve. Un homme de petite taille, rondouillard, au double menton prononcé et au crâne dégarni nous accueillit avec un large sourire. Il portait un tablier maculé de sang séché et ses gros doigts boudinés étaient marqués par de vieilles coupures typiques d’un cuisinier peu habile.
- Bien l’bonjour ! Vous êtes les nouveaux dont l’Shelig n’arrête pas d’parler ? Bienv’nue chez Willy et Carrie !
Il se planta derrière son comptoir, un grand sourire aux lèvres.
- J’suppose que vous venez pour une chambre ?
- En partie oui, répondis-je d’un ton vague. Nous sommes trois, une chambre commune suffirait. Vous en auriez une de libre ?
- Oh pour sûr mon chier monsieur ! L’dortoir de l’étage est vide. On va vous préparer trois lits.
Il se tourna vers l’arrière-cuisine de laquelle un vacarme retentissant s’échappa.
- Carrie ! Y’a des clients !
- Beh bouge ton gros cul ducon ! rétorqua une voix féminine et autrement plus autoritaire.
- J’lai bougé ! Y veulent trois lits dans l’dortoir !
- Vérifie qu’ils aient d’quoi payer ! Pas question d’se faire enfler !
Alors qu’Aöle déambulait vers les quelques tables où le village devait, à en juger par le verre brisé et les restes de nourriture et d’alcool sur le sol, se réunir chaque soir pour picoler, je vis l’aubergiste se retourner vers moi.
- Euh, dites mon bon monsieur, vous avez de quoi payer hein ? Ma femme est du genre pas commode quand les clients s’barrent sans payer. Moi j’suis du genre à faire confiance, mais bon, faut faire gaffe voyez.
Je soupirais longuement puis lui offrait mon plus beau sourire.
- Ne vous inquiétiez pas Willy, nous ne sommes pas des voleurs. Nous avons largement de quoi payer un logement. Nous ne sommes pas du genre à abuser de l’hospitalité d’honnêtes gens.
Il parut se rembrunir.
- Chérie ! Ils disent qu’ils sont pleins aux as ! Faudrait leur faire un bon p’tit nid douillet et fissa avant qu’ils n’changent d’avis !
La mégère lâcha un juron tandis que Willy m’adressait un clin d’œil appuyé. Une poignée de secondes plus tard, une énorme femme aux joues gonflées, à la chevelure grasse et mal entretenue débarqua. Elle tenait une sorte de hachoir qu’elle essuya négligemment avec contre son propre tablier.
- C’vous qui voulez la piaule ? Faudra aligner le pognon au moment du coucher, après l’souper. On n’est pas du genre à faire l’avance ok ?
Je hochais de la tête d’un signe d’approbation quand Aöle éleva sa voix déformée, claire et pourtant perturbante :
- C’est entendu. Mais nous voulons voir la chambre avant de la réserver.
L’imposante Carrie resta muette un instant puis déposa sa large lame sur le comptoir.
- Suivez-moi. J’vous montre, c’est à l’étage.
 
Cinq petites minutes plus tard, Aöle et Carrie la co-gérante redescendirent au rez-de-chaussée. Aöle assura que nous repasserions d’ici la fin de journée pour déposer nos affaires. Willy me glissa qu’une fête se tiendrait au coucher du soleil et que nous étions, évidemment, les bienvenus.
 
V. À peine sorti de l’auberge, je m’approchais d’Avhéor et l’emmenais en direction d’Idhora qui était toujours au bout de la place du bourg. Le flux de ma voix se réduisit à un murmure grésillant :
- Dans la chambre j’ai lu une rune connue de tous les Ferrailleurs dès leur plus jeune âge : elle signifiait « danger ». Nous devons rester prudents. Très prudents. Les Ferrailleurs ne sont pas du genre à inscrire ce genre de marques à la légère, surtout pas dans une auberge minable.
- Qu’est-ce que tu préconises ? On s’établit plus loin et on les observe discrètement ?
- Non. Notre présence est connue puis nos objectifs avec l’Alcôve et Avira sont révélés. Nous devons continuer d’enquêter sans élever de soupçons trop importants. Comme tu le disais, s’ils ont quelque chose à nous cacher, ils finiront bien par commettre une erreur.
Idhora nous rejoignit sans dire un mot.
- T’as appris quelque chose avec ces gosses ? lui lança Avhéor.
- Pas grand-chose. L’un d’eux fait de mauvais rêves et se fait maltraiter par les trois autres. À part ça, ils sont tous sous-alimentés et peut-être porteurs de maladies congénitales. Et vous ?
- Le coin n’est pas sûr d’après Aöle.
- Allons faire un tour vers le monticule de déchets, dis-je en pointant vers le renfoncement rocheux au nord du bourg.
Les ordures dévoilaient généralement des informations sur tout un tas de facteurs du quotidien d’une population donnée. À l’inverse, l’absence de déchets laissait supposer une volonté de masquer une vérité. Arrivé au niveau de la déchèterie, je me félicitais de disposer de mon masque pour filtrer l’odeur répugnante des excréments, de tissu rapiécé et du je-ne-sais-quoi encore qui trônait devant nous. Avhéor et Idhora n’étaient pas en reste et si le premier manqua de vomir son petit déjeuner, la seconde était beaucoup moins perturbée. Une nouvelle rune était inscrite sur la paroi rocheuse qui amorçait le renfoncement, une de celles que je ne savais pas décrypter malheureusement. En Borca, chacun en venait à développer son propre langage, comme des chiens errants qui pissent pour marquer leur territoire.
Alors que je m’approchais de la rune gravée à coup de burin, la voix graveleuse de Shelig m’interrompit.
- Eh ! Qu’est-ce vous foutez dans l’tas d’merde ?!
Personne n’osa répondre.
- J’vous ai dit qu’on n’aimait pas les emmerdeurs hein ! Z’allez pas trifouiller dans nos ordures j’vous l’dis moi !
Sa main droite s’était rapprochée de son colt mal entretenu. Avhéor haussa les épaules.
- Désolé, on ne faisait que visiter. Aöle a des goûts particuliers, ne lui en voulez pas pour ça.
Quel connard. L’excuse avait le mérite de faire redescendre la pression. Le bourgmestre se détendit soudainement.
- Mouai, ok. Bon filez d’la avant qu’d’autres s’mettent en rogne. J’sais pas comment on vous éduque en ville, mais c’pas l’genre d’truc qui s’fait ici. V’nez plutôt profiter d’la fête à l’auberge, elle d’vrait pas tarder à débuter.
Le soleil entamait sa descente et l’obscurité ne tarderait pas à nous envelopper. Avhéor et moi suivîmes Shélig tandis qu’Idhora, toujours peu bavarde, justifia de devoir rendre hommage à ces ancêtres avant de revenir. Le bourgmestre renifla bruyamment devant cette drôle de pratique, mais ne fit pas d’histoires.
 
FÊte au village
XVII. La fête ne mit pas longtemps à démarrer. À coup de distillat bon marché, les villageois s’enivraient sans cacher leur grand intérêt pour nos personnes. Plusieurs femmes vinrent me tâter les muscles, pensant probablement que je ferais une Pie idéale pour pimenter leur triste quotidien. Aöle et moi avions convenu de nous fondre dans la masse tout en gardant l’esprit clair. La rouquine se focalisa sur Willy, l’aubergiste déjà bien saoul qu’elle emmena à l’écart. De mon côté, je fis diversion en racontant des histoires de la ville pour la plupart totalement fictionnelles. Il fallait bien ajouter un peu de magie dans le quotidien de ces badauds. Seule inquiétude au tableau : Idhora manquait à l’appel. J’espérais que rien de grave ne lui soit arrivé durant sa balade au crépuscule.
 
V. Willy avait les joues bien rougies, signe qu’il était prêt à être cueilli. Le plus dur avait été de l’écarter de sa mégère, mais sous l’effet du distillat, il semblait plus enclin à se risquer à la défier.
- C’est une jolie fête que vous donnez Willy. Il ne vous manque que le son et la lumière et vous pourriez rivaliser avec les cabarets de Justitienne.
- Ah-ah-ah ! Z’êtes bien gentil vous ! Bien plus qu’l’autre là ! C’vrai qu’on pourrait faire d’la musique, Hans a p’t’être des trucs pour ça…
Il s’apprêta à lever la main en direction du dit-commerçant, mais je me saisis délicatement de son bras et m’approchais de son visage. De ma main libre, je réglais la fréquence de mon vocodeur pour m’assurer que lui seul entende distinctement ma voix modifiée.
- L’autre ? De quel autre parlez-vous ? Avez-vous déjà vu quelqu’un comme moi, avec cet accoutrement, trainer dans le coin ?
- Ouai, y’a què’ques temps d’ça, y’avait c’t’Avi-truc qui bricolait et posait des questions. Personne pouvait la blairer. Alors qu’vous, z’avez l’air plus sympa.
- Je vois. Et vous savez où elle se trouve désormais ?
Il lâcha un rire sonore en guise de réponse. Les villageois les plus proches se tournèrent vers nous.
- Oh ça, ouai. Elle doit être du côté d’chez l’cinglé, c’t’à l’ouest un peu à l’écart, vous d’vriez…
- Ca suffit ! tonna Carrie. T’as trop bu trou d’cul ! Au lieu d’raconter des conn’ries tu f’rais mieux d’passer à la flotte !
Le regard de la mégère retomba un instant sur moi, presque menaçant, avant de poursuivre son mari rondouillard qui se précipitait vers les cuisines.
Intéressant.
 
VII. Pendant qu’Avhéor et Aöle se fondaient aux villageois grâce à une quelconque fête paillarde, je tenais à profiter de la nuit naissante pour m’assurer du bon déroulement de mon plan concernant la cible. Je n’avais pas quitté des yeux le petit Léopold. Après m’être éloignée d’eux, les trois blancs s’étaient rués sur le quatrième et avaient comparé avec lui leurs gains de la journée. Ils se chamaillèrent pour les parts puis, à mon grand désarroi, le chef aux cheveux bruns avait décidé de gouter la fameuse bouillie de maïs. Ces deux autres comparses s’étaient aussi laissés tentés pour une bouchée. Quel trio d’abrutis.
Une poignée de minutes plus tard, alors que Shelig nous suspectait atrocement, le groupe d’enfants se scinda. Les blancs filèrent dans leurs maisons respectives et Léopold se dirigea vers la rivière qui s’écoulait en contrebas. Une fois débarrassée du bourgmestre, je me mis en recherche de ma cible pour m’assurer des effets du poison sur son organisme : qui savait de quoi ce petit était capable ?
Je le retrouvai longeant le cours d’eau. Il avalait avec un plaisir sans pareil le reste de la bouillie de maïs à laquelle il ajouta quelques insectes encore crus. Tapie dans l’ombre, je le regardais au loin sans me faire repérer. Une fois son funeste festin achevé, il s’engagea dans un sentier qui remontait vers le sud et se poursuivait dans un goulot rocheux. Il parlait en marchant, se plaignant de douleurs à l’estomac et de la crainte que son père ou sa mère ne viennent le dévorer durant la nuit. Cet enfant était clairement perturbé.
Ma filature dura jusqu’à ce que Léopold soit entré dans une maisonnette de bois rudimentaire. Une voix d’homme marquée par un fort accent borcan s’éleva, suivie immédiatement par celle d’une femme dont les mots étaient trop machés pour être compréhensibles. Ils hurlèrent tour à tour sur l’enfant. Plus tard dans la nuit, le bambin s’effondrerait et petit à petit, il glisserait dans le Royaume du Dieu Chacal.
Je restais plusieurs longues minutes à écouter la lente agonie de la cible. Je n’en tirais aucun plaisir. La Mort était une étape que beaucoup craignaient, c’était naturel. En mon temps, accompagnée par Kernos pour devenir Initiée, j’avais eu peur moi aussi. Puis Anubis était venu m’entourer de ses membres chauds et réconfortants. Il m’avait montré une portion de son Royaume et tout s’était alors éclairé. De retour parmi les vivants, mon regard changea au fil des cercles. J’appris à accompagner les guerriers vers le trépas avec la douceur d’une mère qui les enrobe d’amour et d’espoirs. Léopold n’aurait toutefois pas cette chance. Il avait été déclaré comme ennemi du culte et pour cela, il devrait affronter sa mort seul, dans une souffrance que je devinais déchirante. S’il ne luttait pas, son calvaire s’achèverait dans une heure ou deux.
Plongée dans l’attente du jugement du Chacal, j’en profitais pour m’aventure un peu plus à l’ouest. Une crevasse formait un sentier de trois bons mètres de large qui serpentait en contrebas vers le nord. Une odeur de pourriture en émanait, comme si le chemin menait tout droit aux entrailles d’une créature en décomposition. Que pouvait-il bien y avoir au bout ? Shelig n’avait pas mentionné de bâtiments ou d’habitants dans ce coin-là, était-ce une omission volontaire de sa part ? Tout à coup, un hurlement rauque déchira la nuit et me fit sursauter. La voix, entre l’humain et la bête, provenait du chemin niché dans la large crevasse. M’y aventurer seule pourrait s’avérer dangereux, une horde de gendos aurait bien vite eu raison de moi. Je devais aller chercher Avhéor et Aöle.
 
XVII. Passé le silence gênant qui suivit les remontrances de la mégère à Willy, nous vîmes débarquer Idhora qui nous pressa sur le perron de l’auberge.
- Suivez-moi, il y a quelque chose de pas bien net à l’ouest du bourg, fit-elle en murmurant.
- À l’ouest…, reprit Aöle. L’aubergiste a mentionné que c’est là-bas que nous pourrions trouver Avira avant de se faire interrompre. Elle serait avec un « cinglé ». J’ignore ce qu’il entendait par là.
- Ne restons pas là, lançais-je en amorçant le mouvement. Allons voir ce qu’a trouvé Idhora.
Lorsque notre trio reformé fut suffisamment éloigné du centre du village, Aöle alluma la lampe à huile achetée quelques heures plus tôt. Les cris d’un enfant à l’agonie rythmaient nos pas à mesure que nous approchions de la crevasse décrite par Idhora. Qu’est-ce qui se passait dans ce foutu village ?!
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