Lily Chavance, « Jeu de guerre dans l’armée : “Nous ne sommes qu’au début de quelque chose de plus grand” », Libération, 25 février 2025
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Un wargame est donc, par essence, une modélisation fausse mais utile. Il sert à se décentrer, à identifier des problèmes et à affronter des problématiques concrètes. C’est avant tout un outil qui va générer des prises de décision. Il ne va pas donner de réponse, mais va servir à se poser des questions. Il favorise aussi la communication et la collaboration : lors d’une partie, on joue, on débat, on interagit et cela fait tomber quelques barrières hiérarchiques et facilite les discussions. Enfin, c’est aussi un outil de signalement stratégique qui peut servir à transmettre des messages sur la préparation des forces, aussi bien aux instances politiques du pays qu’aux adversaires.
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il y a une vraie volonté du chef d’état-major des armées, lui-même friand de ce genre de jeux, de l’utiliser. Ensuite, j’ai observé à l’Ecole de guerre une demande d’exercices pratiques. Il y a aussi eu l’envie de reproduire les pratiques de l’Otan et de se préparer à de futures confrontations. Enfin, et c’est indéniable, les contraintes budgétaires rendent les jeux manuels bien plus attractifs que les simulateurs par exemple.
Un bureau wargaming a été créé au sein de l’armée de terre l’été dernier. Nous sommes la première des trois armées à avoir un bureau chargé de faire de la conception de jeux, du développement et de la formation. La marine et l’armée de l’air commencent à s’y intéresser aussi dans leurs centres d’études stratégiques respectifs. Je pense que nous ne sommes qu’au début de quelque chose de plus grand. Trop de gens ne comprennent pas encore l’intérêt.
D’où proviennent les jeux utilisés par l’armée de terre et comment sont-ils financés ?
On utilise des jeux qu’on a fabriqués, créés et développés en interne. Mais ça peut aussi être des jeux grand public, achetés dans le commerce.
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Face à l’essor de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la défense, ces jeux de plateau ne sont-ils pas obsolètes ?
Le jeu de guerre manuel ne se pirate pas et ne tombe pas en panne. Comme il est indépendant des infrastructures numériques, il n’y a pas d’obligation de passer par un industriel pour réaliser des changements dans la conception ou la pratique. Pour moi ce n’est pas incompatible avec l’IA et l’arrivée de l’un ne rime pas forcément avec la disparition de l’autre. L’IA apporte des capacités de calcul avancées, mais ne remplace pas la réflexion humaine et les interactions directes qu’offre le jeu de plateau.
Vous enseignez le wargame à l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne. Comment les étudiants réagissent-ils à cet enseignement ?
Depuis cinq ans que j’anime ce cours en master, j’observe plusieurs tendances. D’abord, les étudiantes y sont souvent aussi, voire plus nombreuses, que les étudiants, ce qui contribue à démocratiser cet outil encore très masculin. Ensuite, le wargame est un très bon exercice pour apprendre à faire des choix, car il permet de se tromper sans conséquence. Et, il permet une implication personnelle qui change de celle habituelle du cadre universitaire où l’on attend généralement une analyse neutre. Jouer, c’est accepter d’être déstabilisé, de se remettre en question et de repenser ses stratégies.