Le Château des ténèbres, Roumanie
Compartiment 14, Orient Express à destination de Vienne, le 9 novembre 1928.
Assis sur mon fauteuil aux accoudoirs de cuir émeraude, j’émerge d’un sommeil court et peu reposant. Mes yeux découvrent un paysage de sombres forêts filant derrière la vitre maculée de gouttes de pluies. Une bâtisse grise qui file vers l’est, disparait peu à peu, noyée par les arbres, engloutie… Et le cauchemar de Drozvona revient me hanter ; les hurlements des villageois, la chose « vampire » boursouflée de sang, les atrocités du château ténébreux, et cette épouvantable apparition rampante. Si je pouvais seulement chasser son image de ma mémoire... Ô Seigneur… faîtes que cela ait suffit de tout emmurer sous les gravats… Faîtes que nous n’ayons pas menti aux villageois… Que ce baron ne revienne jamais… Bon sang… ce sera à nous de le trouver… de lui faire la peau… il le faudra bien…
Mes amis sont là, camarades d’une traque à la piste si mince, et si dangereuse… Peter est encore plongé dans ses lectures, les sourcils froncés, la main sur le front, il ne prête même plus attention à son cigare qui se consume dans le cendrier … Le docteur Figgis profite d’un somme bien mérité, l’air digne, même lorsqu’il pionce... Ce pauvre Andrew a été si difficile à calmer quand il a « réalisé » que l’obscurité s’infiltrait dans ses yeux s’il les fermait, ou qu’elle se pressait contre les fenêtres du train « comme de grandes ailes noires ». Grâce à notre patience, à un rideau improvisé, à notre réserve de lampes, à la possibilité de dormir le jour quand « il y a assez de lumière pour les paupières », et surtout à quelques médicaments, Andrew a réussi à s’apaiser et à s’endormir.
Il va me falloir laisser une trace, écrire ce qui s’est passé… Si nous ne survivons pas, d’autres sauront comme cela… Ils suivront la trace de cette… Bête. Je ne sais déjà par quel miracle nous avons pu survivre à notre chasse funeste, jonchée de douleur et de folie. Mes amis, ont-ils aussi réalisé que le pire nous attend encore ? Aucun d’entre nous ne reculera maintenant… Comme on dit, il faudra boire la coupe, jusqu’à la lie…
Liam Joseph Conroy
Drozvona en Roumanie, le 30 octobre 1928
Il nous aura fallu quinze jours pour arriver dans ce village perdu des Carpates en partant des Etats-Unis. La traversée de l’Atlantique sur le Mauritania fut impressionnante, et d’un confort plus qu’agréable grâce aux billets de première classe qu’avait réservé Andrew. Certes, j’ai compris à de multiples reprises que ma présence d’Irlandais détonait dans cette « bonne société » en villégiature... Mais qu’importe… Nous descendîmes ensuite de Calais vers Paris, découvrant les stigmates toujours vivaces de la Grande Guerre dans les plaines de la Somme. Je perdis le fil des récits de Peter sur l’aviation héroïque… Mes souvenirs des tranchées dans les Flandres je n’ai jamais su, ou pu, les raconter vraiment…
De Paris, où nous avons passé un séjour aussi bref que réjouissant – Peter a décidément un carnet d’adresse étonnant – nous prîmes l’Orient-Express pour Klausenburg, dans les montagnes de Roumanie, puis, après une âpre négociation avec des autochtones, une sorte de diligence.
Drosvona est un petit village, à peine un cercle de masures aux toits de lauzes, autour d’une petite église médiévale, et, perché sur des collines plus haut, un château d’allure sinistre. Accueillis par une pluie battante, nous sommes emmenés à la petite auberge dont le tenancier qui se nomme Drobne, nous accueille en se frottant les mains. Il parle un peu l’anglais et nous lui expliquons que nous sommes venus pour la chasse (ce qui n’est pas complètement faux).
Au dîner, Drobne nous présente l’unique autre pensionnaire de l’auberge, Jon Kopesh, un étudiant en histoire de nationalité tchèque, par chance anglophone. Nous l’invitons à notre table et la discussion s’engage. Mais sous le feu des questions d’Andrew il semble curieusement borné dans ses connaissances, et a une étrange réaction après une phrase anodine de Peter sur les jeux de croquet de son enfance. Le temps d’un éclair, je vois comme une lueur de mépris et de colère dans son regard. Cela me laisse perplexe mais le dîner continue, copieux, et la conversation reprend cordialement. Nous apprenons que l’Eglise médiévale est remarquable et que le château est à éviter. … Et Drobne de maugréer en partant vers les cuisines, se signant trois fois à vive allure : « Pas aller château ! Malheur… Mauvaises gens… Diavol ! Diavol ! »
Drozvona en Roumanie, le 31 octobre 1928
Bien entendu notre première excursion le lendemain matin fût pour le château... Nous l’avons d’abord observé des hauteurs, repérant deux hommes armés de fusils partant vers la forêt. Ensuite, nous sommes parvenus facilement à en passer l’enceinte en ruine comme nous l’avait expliqué Jon. Nous nous sommes approchés du donjon central, en bon état, mais la porte en chêne ornée d’un repoussant visage de diable, s’ouvrit presque aussitôt. L’homme qui en surgit était vêtu comme une sorte de majordome à la mode orientale, avec des boucles d’oreilles, mais large comme un tonneau, et braquant sur nous un fusil de chasse armé à double canon. Son faciès large, encadrés de favoris et de moustaches épaisses, ses yeux porcins, sa voix même, tout en lui incarnait le parfait Cerbère… « VOUS PALTIR ! MAINTENANT ! …PALTIRR !!!» Après quelques mots inutiles qui se heurtèrent à ce mur et un coup de fusil en l’air… nous sommes sagement retournés au village.
En revenant au village, Andrew remarque que le nommé Kopesh est caché dans les buissons du château à observer. Il nous en fait part peu avant notre arrivée à l’auberge. Couvert par mes camarades, je décide de crocheter la serrure de sa chambre d’en faire une fouille rapide. J’y découvre une arme cachée sous son bureau, bien équilibrée avec une inscription en alphabet cyrillique... C’est une arme de bon tireur qui me conforte dans l’idée que Kopesh n’est sûrement pas un simple étudiant... Je trouve aussi des notes, un peu d’argent, et un billet de train au départ de Prague, rien qui ne me mette sur la piste de son but et de son identité réelles. Je décide donc de laisser cette chambre telle que je l’ai trouvée, verrouillée de nouveau, et je rejoins mes camarades.
L’avis du docteur Figgis est catégorique : « - Ce Kopesh est un bolchevique qui complote quelque chose ! ». Il y a fort à parler qu’il ait raison mais nous nous rangeons à l’avis d’Andrew : attendre d’en savoir plus, afin de peut-être nous en faire un allié. Nous déjeunons frugalement et partons visiter l’Eglise. Au premier abord, elle a l’air désertée, mais un vieux pope vêtu de noir sort d’une pièce sans mot dire, nous regardant avec un air circonspect, un cierge à la main. Il répond à nos salutations dans une langue anglaise hésitante, et la conversation s’engage. Le père Vitrescu, c’est ainsi qu’il se présente, se montre au final assez cordial, et joyeusement étonné de l’intérêt d’Andrew et de Peter pour l’histoire de la région. Il finit même par nous ouvrir les portes de ses « archives », une incroyable crypte, remplie d’étagères couvertes de centaines d’ouvrages et de parchemins poussiéreux et décrépis. La plupart sont en grec ou en latin, langues que seul Andrew et Peter peuvent essayer de comprendre et il nous faudra du temps pour en tirer peut-être quelque chose…
Le soir, après le dîner, nous partons vers le nord du village. Peter à remarqué de la fumée s’élevant d’un peu plus haut sur la route de pierres grises. Nous y allons malgré l’avis défavorable de Drobne qui nous a fait des gestes de dénégations en montrant la fumée « Tiganul !! Eux vous voler… pas bon… Tiganul toujours problèmes… » Sur la route, Peter peste contre ces préjugés, qui font en Europe le malheur de tant de pauvres gens. Nous sommes le soir d’Halloween. La sombre silhouette du château se découpe dans le ciel. La lune est presque voilée par les épais nuages.
En nous approchant, nous entendons des bruits de chocs répétés. Ils cessent lorsque nos lampes éclairent une sorte de roulotte, plus haut sur le sentier. Elle est entièrement peinte, et ses motifs d’arabesques rougeâtres brillent en oscillants au rythme des flammes d’un gros feu de camp. Nous ne voyons qu’un homme, qui ne bouge pas alors que nous avançons, un géant barbu au visage débile, nous regardant la bouche ouverte. Ses mains portent une énorme hache. A ses pieds gisent des billots de bois tranchés. « Vous parler anglais ? » « Nous Américains » commence Peter, appuyant ses mots de quelques gestes. L’homme nous regarde, toujours stupide et je commence à me dire que ce brave Drobne n’avait pas bien tord. Le visage d’une vieille femme apparait alors à la fenêtre de la carriole, disant quelque chose au géant, puis se tournant vers nous : « Venez Américains. Sarena dire avenir pour dollars. Mon fils Vech, il laisse vous passer… »
Après un échange de regards, nous nous approchons et entrons. L’intérieur de la roulotte est rempli de coussins colorés, cela sent un peu le renfermé mais c’est assez propre. Un chandelier tordu et dont le nombre de bougies n’est pas complet éclaire la pièce et la vieille commence à déposer des cartes jaunies sur la table. « Asseoir… Vous pouvez… Poser dix dollars là » Le rire que le docteur Figgis manque de laisser échapper s’arrête net lorsqu’il voit Andrew sortir l’argent. Nous entendons le bruit de la hache de Vech reprendre son ouvrage, pendant que nous nous asseyons à l’invite de la gitane. Ses mains noueuses battent les cartes puis elle renifle et en pose certaines, en écartant d’autre, et nous invite enfin chacun à piocher tour à tour. Peter semble très amusé jusqu’à ce que la vieille le lorgne un peu sévèrement, puis elle reprend l’étalage en murmurant à voix basse. Elle retourne ensuite trois cartes, une sorte de diable, une roue et une tour peut être. Quelque chose semble la faire hésiter, puis je la vois poser un chariot. Les cognements de la hache de son fils se sont arrêtés. La main de la gitane dévoile alors une carte avec l’image d’un vieil homme… En réponse, affreuse et glaçante, un hurlement atroce et inarticulé retentit dehors, juste à côté. La gitane se redresse, criant le nom de son fils avec angoisse, portant ses mains à ses cheveux comme pour se les arracher. Nous nous précipitons dehors. D’abord, nous ne voyons rien, puis en levant les yeux, découvrons une chose qui ne peut pas… une chose qui ne peut pas être possible…
Le bucheron plane à trois mètres du sol, se tordant de douleur et se pliant complètement en arrière comme s’il allait se briser le dos. L’un de ses bras pend, comme désarticulé, l’autre s’agite pitoyablement. Je crois entendre comme une sorte de gloussement caqueter en l’air, et enfin une détonation. J’ai machinalement sorti mon arme, mais Figgis a tiré le premier.
Cela ne sauve pas le malheureux Vech. Son cri distordu par un gargouillis d’agonie couvre à peine l’effroyable craquement ses vertèbres. Je tire et j’entends tirer, mais derrière les détonations de nos armes et les hurlements de la mère épouvantée, le gloussement ricanant est encore là, et une sorte de bruit d’aspiration malsain s’y ajoute. Quelque chose de rouge, comme une pelote géante, commence à se former autour de la victime, et le corps de Vech semble se dessécher littéralement. Nous voyons alors comme une griffe rouge qui le lâche, et la forme comme gorgée de sang s’élever en diagonale vers la cime des arbres. Nous tirons encore, quand le corps disloqué du gitan s’est effondré au sol mais « ça » s’est engouffré dans les ombres de la forêt. Peter et Andrew continuent d’avancer en tirant comme à l’aveuglette. « Ca »… a disparu… Les tirs ont cessé, je n’entends plus le gloussement. La seule réponse aux sanglots de la vieille Sarena est un silence glacial.
Je ne me souviens pas de ce qui s’est passé ensuite avec précision, hormis d’avoir agi comme dans un état second. Tout était si irréel. Nous nous regardions les uns les autres, comme pour vérifier que nous étions bien éveillés. Les villageois sont alors arrivés en nombre et armés. Ils se signaient en regardant le corps. Le docteur Figgis raconta quelque chose au prêtre, qui alla ensuite parler à la gitane bredouillante, puis aux villageois. Certains d’entre eux rentrèrent, murmurant et jetant des coups d’œil inquiets au château. Le prêtre nous demanda ensuite de retourner à l’auberge sans tarder, avant que certains esprits ne s’échauffent.
Drozvona en Roumanie, le 1er novembre 1928
Nous passons quasiment toute la journée à l’Eglise, et notre fouille des vieux registres et parchemins nous permet de découvrir quelques informations étonnantes. J’avais en tête notamment de trouver la mention d’un accès souterrain au château.
Peter découvrit qu’en 1545, l’Eglise locale avait demandé à l’archevêché de Klausenburg une enquête sur le baron Hauptman VII, pour des charges d’emprisonnement injustifié et de tortures. L’année suivante le baron fut excommunié par l’Eglise d’Orient, mais jusqu’en 1552 des cas de morts par « vampirisme » furent recensés régulièrement, les investigations sur le responsable restant infructueuses.
Nous trouvons aussi le compte rendu original d’un bailli local, envoyé à Drosvona en 1628 par le duc de Klausenburg. Une paysanne enlevée par le baron, aurait été jetée morte par-dessus les murailles du château.
Ces comptes rendus anciens font un bien sinistre écho aux événements de la nuit dernière. Nous rentrons vers l’auberge lorsqu’Andrew remarque qu’un homme nous observe près de la fontaine du village. Je le reconnais comme un des hommes que nous avons vu partir du château la veille au matin et j’en fais part à mes amis. En écrivant ces lignes, je me demande avec le recul, si ce sbire du baron n’était pas venu simplement vérifier si nous étions encore au village, ou bien en vie, malgré l’horreur lâchée la veille dans la forêt…
En tout cas, nous devions passer non loin du type, et Andrew ne put s’empêcher d’aller le voir de plus près. L’homme était maigre et vêtu d’un bleu de travail crasseux. Il avait une sale bobine de sicaire, pas rasé, pas peigné et l’œil noyé d’un alcool que je parierai mauvais. A la vue d’Andrew s’approchant, il sortit un couteau et entrepris de se curer les ongles après avoir craché par terre. Andrew lui adressa la parole, mais le bougre ne répondit pas, crachant une seconde fois à ses pieds. Nous nous étions approchés, et Andrew insistait « Je suis sûr que vous me comprenez ! Que voulez-vous ? » L’homme regarda Andrew avec morgue et cracha de nouveau, exprès sur ses chaussures. Après une seconde de consternation, la réponse de monsieur Plumdington, antiquaire à Boston, ne se fit pas attendre. Sa canne cingla immédiatement la mâchoire de l’insolent, et avec tant de force qu’il en fut jeté le cul à terre. Une main sur ses dents pleines de sang et l’autre sur son poignard, il jeta à l’anglais un regard éloquent de fureur, mais se ravisa lorsqu’il vit que le major Figgis et moi-même avions la main sur nos armes. Il dût nous laisser son couteau avant de repartir…
De retour à l’auberge, nous évoquons l’altercation avec Drobne. Il se lamente et il nous met en garde aussitôt : le malotru « mouché » par Andrew est un homme du baron Hauptman, un nommé Jerzy. Autour d’une bouteille de Tsuika, un alcool de prunes des montagnes, nous discutons sérieusement de l’attitude que nous devons adopter… Je suis d’avis de mettre Kopesh au parfum de notre projet de visite au baron, il semble chercher quelque chose lui aussi. De son côté, Peter est sûr qu’avec un peu de temps, il découvrira quelque chose de capital dans les cryptes de l’Eglise. Le docteur Figgis pense qu’une personne a tiré sur le « vampire » de la veille, il s’agissait peut être de Kopesh… A ce qu’il a pu voir, il nous confirme que le corps de Vesh a bien été brutalement vidé de son sang, il n’a jamais vu une pareille chose. L’idée de faire part au baron que nous avons des documents à lui transmettre, un héritage des Cornwallis par exemple, émerge de nos débats. Andrew pourrait facilement faire un « faux » convainquant et qui nous servirait de porte d’entrée.
Pendant le dîner, nous invitons une nouvelle fois Kopesh à notre table. Alors que nous cherchons à le rallier à notre équipe avec de plus en plus d’insistance, mais sans lui dévoiler complètement notre jeu, il se montre d’abord décontenancé et hésitant, puis accepte de nous confier qu’il recherche un document emporté par des russes blancs, un groupe de fuyards dont la trace se perd dans la région. Il s’agit du journal d’un certain Raspoutine, un obscur conseiller du défunt Tsar Nicolas II. Il ne démord pas néanmoins de son statut d’étudiant, et nous n’insistons pas plus. Après le repas, nous ne sortons nulle part. Les nuages obscurcissent le ciel, et en me grillant cigarette sur cigarette, je me demande comment nous nous comporterons face à ce sinistre baron… Faudra t-il que je l’abattre sans autre forme de procès, moi, l’ancien soldat, l’ancien policier ? En sommes nous vraiment arrivés là ?
Drozvona en Roumanie, le 2 novembre 1928
Le matin nous nous rendons directement à la crypte de l’Eglise. Le village est comme désert, couvert d’une chape de plomb, et les habitants ne semblent sortir de chez eux que pour le strict nécessaire.
Comme l’avait pressenti Peter, nos recherches portent leurs fruits, et nous découvrons qu’en 1886, un compte hongrois du nom de Spangley aurait disparu aux alentours de Drosvona. Le baron était alors absent. Par la suite, en 1896, neuf morts par « vampirisme » sont recensés dans la région par le pope de Drosvona.
Un autre document plus impressionnant encore aboutit entre nos mains. C’est un journal parcheminé qui aurait été tenu par Ian Savetchik, le pope de Drosvona en 1632. Il est bouclé par un sceau orné d’un étrange symbole en étoile, que nous prenons soin de copier avant de briser. Il s’agit d’un pentagramme occulte avec un œil stylisé au centre, assurément pas un symbole chrétien… D’après ce qu’Andrew parvient à traduire du grec médiéval, le prêtre raconte comment après les horreurs commises par le baron, il se rendit « au château avec les villageois pour en chasser le Vampire ». Dans les caves, ils rencontrèrent « un démon qui ne pouvait exister ». Le repoussant « avec des torches et des mousquets », ils l’enfermèrent « à jamais dans un puits grâce à des rituels païens ».
En quelques heures, c’est tout ce que nous pouvons en tirer, car au milieu de l’après midi nous devons retourner à l’auberge nous préparer. A midi, alors que nous déjeunions, Lazlo et Yurek, deux sbires du baron sont venus nous dire que le châtelain consentait à nous inviter à dîner. Nous avons répondu que nous viendrions, et que Jon Kopesh serait avec nous. Pendant toute la fin du repas, Drobne nous servit en regardant le sol, refusant visiblement de nous parler… Et lorsque Peter entreprît de le taquiner à ce sujet, nous n’eûmes du roumain qu’une réponse laconique : « Vous, hommes morts déjà… C’est stupide vous parler… »
***
La porte du château s’ouvre en grinçant, son monstrueux visage sculpté se fendant d’une lumière orangée. La mine neutre, l’imposant Lazlo nous fait entrer, un fusil de chasse en bandoulière et un manche de pistolet en corne dépassant de sa large ceinture. Nous sommes aussi armés, j’ai même récupéré de Peter un second Colt Police, en 38, et c’est confiant en nous que nous entrons tous les cinq. Lazlo nous mène à une pièce bien éclairée, dans laquelle nous entrons à sa suite « Le baron venir bientôt, vous attendre dans salon… »
Il y a une table longue sur laquelle est posé un plateau garni de verres de vin et une bouteille, une grande bibliothèque couverte de reliures en cuir, des fauteuils en bois et vieux cuir satiné, des chandeliers d’argent, un grand vaisselier, un bar de style ancien ... Andrew notre antiquaire regarde la bibliothèque avec attention « Oh my goodness ! Peter, regardez, cette bible date du XVIIème siècle, et cette édition de l’Enfer de Dante est rarissime… » Lazlo s’installe avec nonchalance sur une chaise, dos au mur, dans un coin de la pièce, nous montrant le plateau garni de verres « Bon vin Tokay, pour vous de la part du baron. Baron venir très bientôt… »
Alors que j’hésite moi-même à goûter le vin hongrois, je vois notre bon docteur qui hume le verre, grimace, et l’écarte de ses lèvres. Kopesh le remarque et comprend apparemment. Je fais aussi un signe discret à Peter. Quand à monsieur Plumdington, absorbé dans l’étude de la bibliothèque, il ne s’est pas approché des verres. Reste à faire une petite diversion, en visitant la cuisine voisine, ce qui oblige Lazlo à venir me dire de revenir, et chacun s’est débarrassé du contenu de son verre, mettant Andrew est au parfum. Bien entendu nous ne touchons pas non plus aux autres victuailles qui arrivent, des petits pâtés et des toasts au fromage apportés par Yurek. Le major a la bonne idée de le congédier en s’impatientant : « Nous ne sommes pas venus découvrir la cuisine locale ! Nous avons une affaire à traiter avec le baron. Et que fait-il ? Cette attente n’est pas tolérable! » Lazlo, toujours impassible lui répond que le baron ne va pas tarder. Et quelques minutes plus tard, des pas descendent l’escalier et la porte s’écarte sur notre hôte.
Le baron a une cinquantaine d’années. Ses yeux sont bleu gris perçant et ses cheveux encore blonds. Son sourire constant a quelque chose d’inadéquat et d’indéfinissable, mais il est cordial. Les présentations faîtes, il nous invite à nous assoir et Yurek revient avec un plateau de venaison rôtie. Peter expose rapidement le prétexte de notre venue : « Cher Baron, nous avons avec nous les documents qui font de vous l’héritier d’une nommée Sarah Cornwallis de Boston. La connaissez-vous ? Non ? Ah… Hé bien, il y a une modique somme d’argent venue de la propriété qui a du être vendue, et quelques biens mobiliers dont des lunettes anciennes. Bien entendu notre déplacement sera facturé sur la succession possible lorsque vous aurez signé les documents et accepté d’être le légataire de cet héritage.»
Mais le baron ne montre aucun étonnement, ni d’intérêt particulier pour ce faux héritage. Détaché, il demande le document, et après y avoir jeté un coup d’œil, il le range dans sa veste. « Nous verrons cela après le souper… » Et s’adressant à Andrew « Vous êtes antiquaire vous disiez, cher monsieur Plumdington ? Avez-vous vu mon édition de l’Enfer de Dante ? Elle a appartenu à Nicolas Macchiaveli, lui même! » Et Andrew lui répond « Le grand Nicolas Machiavel ? Oh mais c’est incroyable ! Je pensais, et nous sommes nombreux à penser dans les cercles érudits de la Nouvelle Angleterre que cette édition avait disparu… Et je découvre que vous en avez une qui a appartenu à ce génie de la Renaissance ! J’en suis bouche bée». Et pendant ce temps là, je regarde Yurek préparer la venaison, il découpe un morceau pour le baron, puis nous prépare nos parts dans une autre partie de la pièce de viande. Son manège n’a pas non plus échappé au major, et de nouveau, aucun d’entre nous ne mange. Yurek a remporté le plat aux cuisines, et Lazlo est toujours assis sur sa chaise. Après quelques minutes le baron se lève, s’adressant à nous avec un air un peu contrit. « Je vois que vous ne mangez pas beaucoup, vous avez sans doute hâte de finir de signer ces papiers. Je monte dans mon bureau et je reviens. Allez Lazlo, menez les au petit salon et proposez leur quelques cigares ! Je reviens dans un instant. »
Lazlo nous mène dans la pièce voisine, sortant ensuite une boîte d’un meuble bar en acajou. Je devine que ces cigares ne sont pas empoisonnés en le voyant en fourrer deux dans sa poche. Mais je préfère quand même mes cigarettes Morley, et je m’en allume une. Peter s’installe sur un des confortables fauteuils, près d’une table basse sur laquelle repose un cendrier en basalte. Lazlo va s’installer sur un tabouret dans le coin sud-est. Andrew regarde les livres des étagères au dessus de la cheminée, en murmurant «Humm… César et Pline, Thucydide, Nicéphore Grégoras, belle collection de livres d’histoire, tous en latin ou en grec...». Le docteur Figgis semble sur ses gardes. Peut-être pense-t il comme moi que la confrontation avec le baron et les choses moins agréables vont commencer. Je me rapproche de lui…
***
J’ai juste le temps de voir Jon se pencher en s’appuyant sur un fauteuil et sortir son arme en la braquant vers la porte. « METTEZ VOUS A COUVERT! ILS VONT TIRER !!! » Deux ombres surgissent instantanément par chacune des portes. Et dès qu’elles entrent dans la pièce, nous reconnaissons Yurek et Jerzy. Ils braquent sur nous des fusils de chasse et, tout en avançant, ils tirent…
Alors qu’il se penchait pour mettre les cendres de son cigare dans le cendrier, Peter voit exploser au dessus de sa tête la moitié haute de son fauteuil, emportée par une décharge de chevrotine. La détonation est assourdissante. L’étagère de livres anciens et les moulures du haut de la cheminée sont pulvérisées sous les yeux d’Andrew. Une autre détonation plus forte encore et c’est le fauteuil près du Major qui éclate, criblé de mitraille et propulsé contre le mur. Par miracle, ou grâce au cri de Jon Kopesh, Anton Figgis n’est pas touché. Plaqué contre le mur, il dégaine son Webley en un tour de main. Le coup de tonnerre du calibre 45 et le feu de l’arme russe de Kopesh résonnent presque en même temps. En me jetant à terre, je vois Yurek tressauter grotesquement. Son épaule et son buste se teintent d’écarlate, un de ses bras prend un angle bizarre. Les yeux exorbités, la bouche en sang, il recule en essayant de relever son fusil de l’autre bras et envoie une décharge de chevrotine « hacher » une vitrine de verres dans un vacarme effroyable.
Peter dégaine son arme en même temps que moi. A terre, derrière son fauteuil, il hurle aussi « ANDREW ! BAISSEZ-VOUS ! » Sur la droite, Jerzy braque son fusil vers nous et une décharge de chevrotine détruit la table basse. L’air se remplit d’odeur de poudre, d’éclats de bois, de poussière en suspension. J’entends Andrew crier. Lazlo a bondit de son tabouret, le renversant à terre. Courbé, il fait glisser son fusil à l’épaule, tirant presque instantanément. Jon est projeté en arrière lâchant son arme, s’écroulant sur la table ruinée, sans même un cri. Lazlo se met à couvert derrière le coin de l’horloge, mais j’ai son coude dans ma ligne de mire, et je tire. Je vois son os éclater sous l’impact. Il hurle de douleur et en lâche son fusil. Jerzy ressort pour recharger à l’abri derrière le mur, échappant de justesse à un impact du Webley traversant la porte. Quand à Yurek, il n’est plus assez rapide. Malgré la distance, Peter lui a logé une balle en pleine tête. Une trace rouge et blanche dégouline le long de la porte au dessus de son corps inerte.
Je tire de nouveau sur Lazlo mais ne touche que l’horloge. Anton secoue son arme en jurant, une cartouche mal éjectée en bloque le barillet. J’entends encore Andrew crier « Mon Mauser ! Il s’est enrayé !! » Une balle de Peter emporte un coin de l’horloge, mais finit dans le bas-ventre de Lazlo. Grimaçant avec un cri rauque, il glisse le long du mur vers le sol, en tentant de tirer un pistolet de sa ceinture. Mais le Major s’élance vers lui. Je tourne aussitôt mon arme vers la porte pour le couvrir sur sa droite. Jerzy ne reparaît pas, mais Peter et Andrew, qui a tiré sa canne épée, se précipitent vers lui hors de la pièce. Je me relève et m’engouffre à leur suite. Un coup d’œil a suffi pour me rassurer quant au sort de Lazlo… Il est à terre. Son revolver lui a échappé. Sa seule main valide tente vainement de pousser la botte du major en train de lui écraser le larynx de tout son poids. Le visage violacé, les yeux injectés de sang, la brute ne peut plus rien faire hormis gargouiller, pendant que ses pieds agités de spasmes patinent dans le sang.
Lorsque je passe la porte, je vois la canne épée d’Andrew fouetter le vide. Peter ne cesse d’appuyer sur la gâchette de son arme, incrédule, aucun coup n’est parti ! Une cartouche de chevrotine pleine roule aux pieds de Jerzy, qui en reculant, vient de refermer son fusil a double canon. J’ai juste le temps de bondir. Attrapant son arme, je la repousse contre le gitan, l’appuyant sur sa poitrine pour le plaquer contre le mur. Furieusement, il résiste, mais doit se rendre quand la canne-épée d’Andrew se presse contre sa gorge. Pendant qu’Andrew et moi l’attachons avec la corde d’un rideau, Peter va assister Anton auprès de Jon.
Le jeune tchèque est vivant, mais en piteux état. Le côté gauche de son thorax n’est plus qu’une plaie criblée par la chevrotine. Mais il respire encore. Pendant que je monte la garde, Andrew, Peter et Anton tentent l’impossible pour stabiliser son état avec les moyens du bord. Heureusement, il reste inconscient, et après plus d’une heure, nous avons le verdict du docteur : « J’ai pu enlever les plombs. Je pense qu’il peut survivre, mais on ne pourra le transporter avant plusieurs heures, sinon ses plaies vont se rouvrir. » « Et … Infirmier Vandevelde, c’est du beau boulot ! Vous avez eu tous les bons gestes ! » ajoute-t il en souriant à Peter.
Je regarde maintenant Jerzy, et lui enlève son bâillon. « Où est le baron ? On a deux mots lui dire…» Après quelques minutes, il est clair que Jerzy ne sait pas grand chose, et nous décidons de le laisser mijoter dans ses liens, pour aller explorer le reste du château. Avant de partir, je lui décoche quand même un bon uppercut qui l’étale K.O. « Autant qu’il reste le plus tranquille possible. Pas envie de le voir se détacher et qu’il s’en prenne à Kopesh.»
***
Nous empruntons un escalier classique qui mène à l’étage. Aucune lumière n’est allumée et nous devons utiliser nos propres lampes. De la première pièce dont nous nous approchons, s’échappe une odeur ignoble… Poussant la porte, armes en main, nous découvrons une chambre, décorée de tapisseries et de rapières en croix sur le mur. Un lit à baldaquin en est le seul mobilier, avec une table de nuit, un lit à baldaquin où une forme repose... Ecartant prudemment les pans de tissus, armes braquées dessus, nous reculons alors avec une moue d’horreur. Le cadavre d’une femme est en train de se décomposer, rongé par les asticots. Encore attachée, elle a été écorchée, brûlée et mutilée en d’innombrables endroits. Andrew blêmit et sort de la pièce, murmurant quelque chose que je ne comprends pas. Sous le lit, Anton découvre une caisse remplie d’instruments souillés de sang et de tissus humains, et une sorte de livre d’image décrivant toutes sortes de tortures. Nous laissons là cette scène d’épouvante. Il va falloir mettre la main sur ce baron au plus vite…
Nous ouvrons la porte suivante sur une grande pièce silencieuse. La lune y répand une lumière blafarde par de grandes fenêtres à croisillons. De longs rayonnages couvrent tout un pan du mur, couverts de livres de cuirs qui semblent identiques. Et sur un bureau en chêne, un grand volume est ouvert. Peter s’en approche pour le consulter, pendant qu’Andrew semble étonné par la bibliothèque. Je reste près de la porte, guettant tout bruit à l’extérieur.
Peter est absorbé par le grand livre, laissant échapper quelques commentaires à voix basse : « De Fraternitate Bestiae… c’est du latin… La confrérie de la Bête… il y a des arbres généalogiques… Bon sang, ces familles remontent à des siècles… Tiens... que fait la cette carte ?» Andrew de son côté, a posé sa lampe et prit un des livres de cuir: « On dirait qu’un des livres a été emporté… Il y a des dates sur la tranche, le dernier c’est 1922-1927. Ces ouvrages sont écrits en latin, à la main… C’est étrange, la calligraphie est typiquement du gothique textura, mais ce papier est récent…»
Anton a posé son arme, et ouvre les tiroirs du bureau. Il me regarde, soulevant un trousseau de grandes clés. « Ca nous aidera sans doute à fouiller le château ! Tiens qu’est ce que… » Je décide de me rapprocher du major qui soulève dans ses mains une sorte de petit coffret.
Andrew a ouvert plusieurs des livres de cuirs, les posant sur le bureau derrière lui après en avoir tourné rapidement quelques pages. Ses gestes se pressent de plus en plus. Montant sur une chaise, il s’empare frénétiquement de celui qui pourrait être le premier de la série d’ouvrages. Mais seule la couverture lui reste dans les mains, un nuage de poussière et de bris de papier s’en échappant vers le sol comme une lourde volute. L’antiquaire a les yeux écarquillés, levant lentement la couverture de cuir vide devant nos yeux, en bredouillant : « C’est… c’est impossible… Ces livres, il y en a des centaines. Toutes les pages sont couvertes de la même écriture gothique ! Hauptman les a tous écrits … c’est un journal ! Mais… regardez les années sur celui là !! DE 1232 à 1239 !!» Sur la tranche de la couverture vide, les lettres romaines sont en effet sans appel : MCCXXXII et MCCXXXIX…
Anton dénie de la tête, concentré sur le petit coffret qu’il manipule, il répond distraitement : « Andrew, vous savez bien que ce type est complètement dément ! On a tous vu sa chambre. Il entretient dans sa propre tête le mythe du vampire, voilà tout… » Je regarde l’objet qu’il manipule, une sorte de boîte en marqueterie, couverte de languettes s’emboîtant les unes dans les autres. Mais il y a du jeu, et le docteur fait glisser les fines parois comme pour déclencher une combinaison. Ce serait le système d’ouverture de cette boîte ? « Non ! » continue Andrew « Je suis catégorique ! Le papier et les reliures datent d’époques différentes. Enfin… vous avez bien vu que les plus anciens journaux tombent en poussière ! »
Je vois Anton lever un sourcil et esquisser un sourire flegmatique lorsque la boîte libère un petit déclic. Posant le coffret sur le bureau, le major l’ouvre délicatement. Nous nous approchons tous et découvrons une sorte de parchemin à l’aspect fragile. Je ne reconnais pas la langue des quelques lignes de caractères cursifs de type oriental que je vois, et je m’écarte pour que Peter puisse regarder. « C’est de l’arabe. Vous ne m’avez pas dit que vous avez étudié cette langue docteur ? » « En effet maître Vandevelde, et vous avez deviné juste, c’est bien de l’arabe. Mais les tournures sont anciennes, antiques même je dirais. Je crains que cela me prenne un certain temps à traduire… »
Mon regard est attiré par la cheminée. A en juger par un tas de cendres noires sur les braises froides, des papiers y ont été brûlés récemment. J’essaie d’en tirer quelque chose, en vain. Tout a été calciné. Tentant le tout pour le tout, je prends délicatement un reste de papier noirci, le pose au sol et l’enflamme avec mon briquet. Des caractères apparaissent fugacement avant de se consumer : « CAIRE EGYP... » Il s’agissait sans doute d’une adresse. On dirait que le baron a reçu un courrier du Caire qu’il ne voulait pas qu’on découvre. Je m’avance ensuite vers le bureau, et saisit la corbeille de papier. Il reste au fond un papier froissé que je déplie. C’est une réservation d’une place au nom de Hauptman, sur un navire à destination des Etats-Unis. Datant du 21 septembre, elle n’a rien à voir avec notre arrivée. Le départ est prévu pour le 9 novembre prochain.
Depuis que nous sommes montés, trois quart d’heures ont presque passé. La fouille du reste de l’étage ne nous a rien appris ; il n’y a que des chambres vides, ou remplies de malles de vêtements. Une idée me vient en tête : le baron a bien du avoir de la lumière pour y voir quelque chose, et sauf dans son cabinet de travail, nous ne nous sommes éclairés qu’avec nos propres lampes. Posant mes mains sur les lampes à huile fixées aux murs, je distingue celles qui ont été allumées récemment grâce à leur chaleur. Avec étonnement, nous découvrons qu’une lampe a été utilisée dans une pièce complètement vide. Enfin presque vide... Anton trouve une moulure amovible dans la cheminée et l’enclenche. Avec un raclement sourd, une paroi du mur s’écarte, dévoilant un étroit escalier de pierres grises.
***
Nous vérifions nos armes, et nous engageons dans le colimaçon. Après une trentaine de marches, nous arrivons sur un étroit palier. Un autre accès secret s’y trouve, ouvrant sur le rez-de-chaussée. Nous continuons notre descente, éclairés par la lumière vacillante de nos lampes et aboutissons dans un tunnel voûté et humide. Nous sommes dans les caves du château, une salle s’ouvre en face de nous, une autre sur notre droite, et le couloir file vers la gauche. Nous optons pour la droite, et nos lampes dévoilent peu à peu les margelles d’un puits, entouré de pierre brisées. Je ne peux m’empêcher de repenser au récit du pope Savetchik et à son « démon enfermé sous le château »...
Autour du puits, de gros bris de pierre sont épars. Nous y reconnaissons les restes du signe étrange qui scellait le recueil de Savetchik. Une odeur flotte, âcre et méphitique. D’après le prêtre, un démon était enfermé ici. Etait-ce la chose innommable qui a attaqué les gitans ? Peter s’est accroupi, touchant du doigt des inscriptions antiques gravées tout autour de la margelle. Nous l’écoutons parler à voix basse : « c’est du latin, mais le phrasé est très bizarre, très archaïque, comme si... Tiens, cela me rappelle ... ». Nous attendons la suite de sa phrase, mais il ne la continue pas. Concentré, il contourne le puits pour en lire les inscriptions.
Après quelques minutes, Andrew rompt le silence : « Peter. Nous devons repartir... ». Mais un instant, j’ai du mal à reconnaître le visage de l’avocat qui s’esclaffait il y a quelques semaines aux Délices de Xanadu. Un éclat glacé dans le regard, il a l’air en colère d’avoir été dérangé, puis semble aussitôt s’en excuser « Oh... Andrew, pardon. Je ... j’ai compris une partie de ce texte... C’est une incantation, une sorte de sortilège, ou de prière. J’en ai déjà appris une dans le sacramentaire de Jedediah Nichols. » Je n’ose le dire, mais je ne me souviens que trop bien de cet ouvrage. Je l’ai lu aussi et j’y ai aussi trouvé ces mots s’enchaînant répétitivement, une litanie pour appeler quelque chose d’impie, quelque chose d’extérieur à notre logique, quelque chose d’horrible. Ces mots ensorcelés s’étaient gravés dans mon esprit, presque malgré moi. Le schéma de leur enchaînement était si étonnant...
Peter continue, nous montrant les caractères à plusieurs endroits : « Ces inscriptions, elles sont très claires, comme préservées par le temps. Et elle peut être récitée dans deux sens différents en changeant ne que quelques mots. Elle peut invoquer et elle peut renvoyer... » Je ne peux m’empêcher d’ajouter : « Et s’il s’agissait du rituel païen dont parlait le pope Savetchik, celui qui a chassé le vampire ? ». Peter hoche la tête : « C’est probable, mais je vais avoir besoin de temps pour l’apprendre... ». Andrew et Anton nous observent, le premier soulevant sa lampe, pâle comme un linge, le second, aux vêtements déchirés et tâchés par le sang de Kopesh. Ils sont encore bien solides, drapés dans leur foutue dignité britannique, mais qui peut dire ce qui nous attend encore ? Je me retourne vers Peter en hochant la tête : « Apprend le ! »
En attendant Peter, nous explorons les alentours proches. Lorsque nos lampes chassent les ombres de la salle qui était à gauche, nous y découvrons des braseros, des chaînes et des fers pendant du plafond, de grandes pinces, et au fond une rangée de cellules vides. En silence, nous observons ce qui semble être une véritable salle de torture médiévale, et des traces de sang séchées sur les murs nous font frémir à l’idée de ce que le baron a pu faire ici.
Peter ayant terminé, nous avançons sur la gauche dans un long corridor humide. Il aboutit à un escalier menant à une trappe close, mais une des clés trouvées dans le bureau permet de l’ouvrir. Nous entrons dans une grande salle ronde, éclairée par la lumière de la lune. En son centre trône ce qui semble être un grand télescope. Au dessus, une partie du toit est ouverte, laissant entrer la froidure de l’hiver. Peter aperçoit une grande écritoire et s’en approche aussitôt. Anton et moi nous assurons que le reste de la pièce est vide. Andrew s’est approché du télescope, et a approché ses yeux de l’oculaire. Quelques secondes après, une inspiration de brutale terreur résonne dans l’observatoire: « HHHHHHHHHHH !! »
Nous nous sommes retournés, mais ne voyons qu’Andrew, reculant en arrière les mains tendues, jusqu’à chuter sur le dos. Le teint cireux, les yeux fixes, il reprend ses esprits alors que nous l’entourons et attrape mon bras en me regardant : « Liam ! J’ai vu... J’ai vu ce que vous avez vu chez les Corwallis ! Comme dans les lunettes, ce paysage si différent, et cette espèce d’araignée... Elle avançait vers moi... Ou... elle s’éloignait. Je ne sais pas... Je ne sais vraiment pas...». Heureusement, il n’est pas blessé, mais alors que nous l’aidons à se relever, nous entendons tous quelque chose. De l’extérieur des cris lointains nous parviennent, puis les détonations de coups de fusils. Anton ressort instinctivement son arme. « Il se passe quelque chose au village. Il faut y aller tout de suite ! » Bon sang, nous n’avons toujours pas mis la main sur ce damné baron. Je me tourne vers le major. « C’est une diversion ! Pourquoi irait-il s’en prendre au village ? » A sa réponse, toutefois je suis obligé d’acquiescer « Les gens du village, Liam, ils doivent avoir besoin de notre aide ! »
***
Alors que nous courrons sur le sentier, nous entendons d’autres cris. Dans le village, une maison a pris feu mais personne ne semble s’en occuper. Sur la place, des personnes reculent vers l’Eglise. Eclairé par la lumière d’une fenêtre, un homme blotti contre un mur, gémit en frappant les murs. Le pope se tient devant la porte ouverte de l’Eglise, une croix tenue des deux mains. Deux hommes sont à ses côtés, l’un brandit une icône aux reflets d’argents, l’autre un fusil en joue vers la rue. Ils laissent passer deux femmes dans l’église, mais une troisième est tombée. Il n’y a rien autour d’elle que de l’ombre, rien ne bouge, mais pourtant, elle se met à hurler. Ne comprenant pas, nous nous sommes arrêtés. Et là, nous voyons... Dans l’ombre, quelque chose a bougé, une sorte de long bras filandreux effleure de nouveau la femme puis part vers le côté, d’un mouvement lent et erratique. La voix enrouée par l’inquiétude, Peter nous intime de rester près de lui. « N’avancez pas... Attendez ! Bon sang... qu’est ce que...»
Le bras filandreux est brusquement revenu sur la femme l’enveloppant, alors qu’elle tressaute en poussant un hurlement « haché ». Peter continue « C’est cette Chose Qui Ne Devrait Pas Etre... La Chose dans le puits... Restez près de moi ! Et répétez quand je vous le dirais. J’ai appris tous les Mots. Je dois pouvoir... Il le faut... » La femme cesse de hurler. Deux autres filandres émergent de l’ombre, palpant le sol près d’elle. Et nous LA voyons alors. Se détachant de la nuit, une masse énorme et noire se répand sur la place dans un silence inhumain et mortel.
Peter entonne une étrange litanie en latin « VOLO EFFICACIENTIAM VIMQUE IN USU POSITOT MAGICAE DISCIPLINAE HABERE. Répétez après moi : PRAE TET TREMONTI NII’AUG THA ! ». Et nous répétons après lui : « PRAE TET TREMONTI NII’AUG THA !» Les filandres évoluent dans la direction du jeune homme prostré. Alors que les tentacules semblent jouer avec lui, ses pleurs laissent la place à des hurlements. Puis c’est la masse entière qui l’engloutit. Mais alors qu’il a disparu dans l’obscurité, ses cris torturés continuent encore de résonner, comme un écho assourdi.
Mi solide, mi liquide, la Chose obscure continue son évolution aberrante, totalement indifférente à nos incantations et aux prières du pope. Je continue de répéter après Peter « DA MIHI OPERAM AMABO. MERGITE NII’AUG THA SPIRITUS OBSCURANTES !! » Nos mots semblent peu à peu plus pesants, et même si je continue machinalement à les répéter, leur sens commence à prendre forme en mon esprit. Mais l’entité ne disparait pas, évoluant vers l’église. L’homme au fusil s’est avancé, a tiré, puis a reculé, a tiré de nouveau. Deux tentacules pâteux se sont déroulés vers lui en glissant en zigzags comme des serpents, l’enroulant comme pour jouer. Nous détournons le regard alors que l’homme se disloque. Même quand son acolyte est tombé a genoux, le père Vitrescu n’a pas bougé, récitant courageusement ses prières, une croix tendue en avant. Puis lentement, l’abomination abat sans bruit ses filaments sur eux, leur arrachant des hurlements de douleur en les striant de noires blessures. Les filandres d’ombre entrent alors dans l’Eglise et un concert de cris de panique résonne dans toute la place.
Notre incantation s’est accélérée et une sorte de rythme étrange articule nos syllabes. Les mots semblent presque brûlants. Nyoghta, la Chose Qui Ne Devrait Pas Etre, s’arrête alors, délaissant l’église, puis évolue comme en se tordant pour se tourner vers nous. Précédée par les tentacules gélatineux, la vague énorme et noire commence une reptation molle dans notre direction. « MERGITE NII’AUG THA RES OBSCURANTES ! » Une odeur fauve et âcre nous engloutit. « MERGITE NII’AUG THA RES OBSCURANTES ! DIMISSUS ES ! » Nous reculons vivement alors qu’un filament visqueux s’abat à nos pieds, secoué de tremblements immondes. « MERGITE NII’AUG THA RES OBSCURANTES ! DIMISSUS ES ! » Entre nous et l’abomination, une distance, comme un voile, commence à se créer. Un autre tentacule s’étire mais nous nous écartons et il s’étale entre nous, mi ombre mi liquide. « MERGITE NII’AUG THA RES OBSCURANTES ! DIMISSUS ES ! » Et Nyogtha s’estompe. L’horreur se dissipe enfin.
***
Le cœur battant, je perçois à nouveau les pleurs et les lamentations dans l’Eglise. Anton soutient Peter qui s’est évanoui. Andrew erre en murmurant « Oh Mommy... Laisse la lumière dans le couloir. Laisse la lumière...» Je ne me souviens pas du temps qu’il a fallu pour que nous reprenions tous notre force et nos esprits. Andrew a l’air particulièrement bouleversé. Quelques villageois sont peu à peu sortis de l’Eglise et des maisons alentours. Certains aident les autres, d’autres déambulent en pleurant, un dernier se met à hurler brutalement jusqu’à ce que d’autres le molestent. Anton s’enquiert des blessés, mais revient peu de temps après la mine défaite. « Je ne pourrais rien faire pour eux. Les blessures... Je n’ai jamais rien vu de tel... C’est comme s’ils avaient été percés par des milliers d’aiguilles... » . Peter me retend ma flasque de brandy, et j’en reprends une gorgée, avant de répondre à Anton : « Il faut retourner au château et mettre la main sur ce fumier de baron. »
Au château, nos recherches sont malheureusement vaines, et il faut bien se rendre à l’évidence, le baron nous a échappé. Dehors, près de la vieille écurie, nous trouvons un cadavre habillé à la manière des hommes de main de Hauptman. Son corps a été lardé de coups de poignard, et à côté de lui, d’étranges motifs sont tracés dans la terre. Il y a aussi des marques de pas, mais elles ne s’éloignent pas du corps. Entrant dans la salle à manger, nous nous attendons au pire pour Jon, mais il est encore inconscient et en vie. Jerzy, par contre, a passé l’arme à gauche. Le docteur Figgis l’examine un moment puis se tourne vers moi. « Mon cher Liam, vous l’avez cogné un peu fort! Il nous a fait une hémorragie interne... » Je ne sais que lui répondre. J’ai tué des boches sûrement moins coupables que ce foutu Jerzy...
Nous redescendons ensuite dans les souterrains. Derrière une porte grinçante ouverte par une des clés trouvées par Anton, nous découvrons une crypte contenant une quinzaine de cercueils. Tous portent l’inscription « Baron Hauptman » et des dates. Le dernier date de l’an dernier, mais lorsque nous l’ouvrons, nous découvrons un homme les yeux ouverts, parfaitement conservé. Toutes proches, nous découvrons deux autres pièces, une sorte de laboratoire et un atelier de lentilles. Mais il n’y a pas âme qui vive. Epuisés, nous remontons vers la salle à manger pour dormir un peu, en veillant, Anton et moi, à tour de rôle.
Drozvona en Roumanie, le 3 novembre 1928
Nous ramenons Jon Kopesh pour l’installer à l’auberge. Il est toujours inconscient. Nous l’avons fouillé, pris son arme et ses papiers. Drobne est silencieux, osant à peine nous regarder. Andrew va lui parler seul et revient décomposé. « Il a perdu son fils unique la nuit dernière. Et, nous avons un nouveau problème avec les villageois. Ils commencent à nous associer aux malheurs du village. Selon certains, Drobne compris, si nous n’avions pas été au château, rien ne serait arrivé. J’ai essayé de le raisonner, mais il a trop de peine... Je lui ai aussi demandé s’il y aurait de l’explosif dans le village. Vous en aviez parlé ce matin Liam, mais il ne m’a même pas répondu.» Nous décidons de retourner au château et d’y relever un maximum d’indices avant d’être obligés de partir, mais à ce moment Jon émerge de sa léthargie.
D’abord peu reconnaissant d’avoir pris soin de lui, Kopesh réclame ses papiers et son arme. Nous lui assurons que nous lui rendrons, en le remerciant pour sa réaction avant la fusillade, réaction qui nous a probablement sauvés. Méfiant et encore souffrant, il nous explique qu’il avait entendu le déclic d’un armement d’un fusil, et la conversation s’engage. Nous avons besoin d’explosifs, nous voudrions sceller le puits. Quelque chose nous dit qu’il pourrait savoir comment en fabriquer. De son côté il recherche le journal de Raspoutine, qui aurait été amené dans le secteur par des fuyards de l’armée russe blanche. Nous lui assurons que nous ferons notre possible.
Arrivés au château, nous terminons notre fouille de l’observatoire. Sans dire un mot, Peter prend sur l’écritoire le gros in-folio qu’il avait découvert la veille, et le glisse dans une valise que nous avons amené. Nous prenons aussi plusieurs volumes de son journal dans son cabinet de travail, et le livre avec les généalogies et la carte. Peter et Andrew prennent un peu de temps pour l’étudier et il s’avère qu’elle localise précisément la tombe d’un prêtre égyptien du nom de Nophru-Ka. Andrew n’en reviens pas, il se souvient justement d’avoir discuté de cette tombe avec un passager du Mauritania. Une expédition serait conduite en ce moment même par le professeur Galloway de l’université de la Miskatonic, à l’ouest du Caire, un endroit qui ne correspond pas du tout à la carte que nous avons découverte.
Andrew reconnaît également une marque sur la boîte chinoise. Elle est identique à celle qui contenait les lunettes que nous avons trouvées chez les Cornwallis. Nous emportons également une lentille de précision de l’atelier d’optique situé dans les souterrains, les armes des hommes du baron, et deux flacons contenant sans doute un puissant soporifique, qui étaient cachés dans la cuisine.
***
Dans l’atelier, il y a une sorte de passage caché derrière les établis. Nous le dégageons, mais au moment de nous y engager, Andrew refuse tout net d’avancer. Depuis que nous sommes revenus dans les souterrains du château d’Hauptman, il a semblé de plus en plus mal à l’aise et effrayé, insistant pour tenir la lampe, puis pour qu’on en allume une seconde. Là, en regardant le tunnel obscur, il est presque en train de paniquer « Non, je... je n’irais pas. Je suis essoufflé... et c’est... ». Peter insiste un peu, il y a de l’air dans le couloir qui mène assurément vers l’extérieur. Andrew ne semble même plus l’écouter, regardant tour à tour le sombre boyau et le couloir par lequel nous sommes arrivés dans l’atelier, avec un air de plus en plus affolé. « Il faut plus de lumière ici. Vous ne voyez pas... Ce noir avance. Il me blesse... il me blesse... » Chuchotant ces derniers mots, Andrew s’agenouille et tire nerveusement sur les volets de sa lampe comme pour en augmenter l’éclairage. Je me retourne vers Anton et Peter « Allez-y, je vais rester avec lui ».
Anton et Peter ont disparu dans le boyau depuis quelques minutes. Nous avons allumé une seconde lampe dans l’atelier mais notre courageux antiquaire est toujours bouleversé. Il ne cesse de taper doucement sur les lampes et de jeter des coups d’œil inquiets. Je tente bien de le rassurer, mais il ne se calme pas. Avec tristesse, je reconnais dans son regard, le terrible prix de notre bataille de la veille. L’âme d’Andrew saigne, et son esprit vacille... Lorsqu’une des lampes se met à faiblir, le traumatisme s’avive plus encore. De manière désordonnée, il commence à ramasser et assembler différents morceaux de bois dans l’atelier, parlant sans me regarder. « Du feu... Avec du feu cela ira mieux... Pas cette ombre qui me griffe... Du bon feu bien chaud... c’est mieux... Oui c’est mieux... » Il n’est pas possible d’allumer un brasier ici. Nous étoufferions. Et nous n’avons pas de quoi le faire démarrer de toute façon. Mais je gagne un peu de temps et notre ami bouleversé occupe ainsi son esprit.
La lampe vacillante finit par attirer de nouveau son attention, et son regard se porte sur l’extérieur de la pièce avec de plus en plus de terreur. « Elle avance, elle va nous faire du mal... ». Je sens qu’il n’est pas loin de craquer complètement, nous devons remonter à la lumière du jour « Non Andrew, elle ne va rien nous faire. On va remonter au soleil, avec les lampes. C’est toi qui va m’éclairer, avec celle qui brille le plus. » L’idée le remet d’aplomb, et il retrouve son courage. Nous ressortons des souterrains, et retrouvons un rez-de-chaussée, infesté de mouches, mais bien éclairé. Nous n’avons pas pris le temps d’enterrer les cadavres des sbires de Hauptman. A mon avis, ils sont toujours moins pourris morts que vivants. Andrew sort, souriant, n’ayant d’yeux que pour les rayons de soleil. J’hésitais sur la direction à prendre quand nous quitterons Drozvona. Poursuivre le baron ? Partir en Egypte ? Mais c’est sans doute à Vienne qu’il va nous falloir nous rendre pour soigner notre ami. Il va falloir le faire interner au plus vite dans un endroit convenable.
***
Lorsque Maître Peter Vandevelde et le Major Anton Figgis réapparaissent, ils portent une caisse et une sacoche en cuir. Ils étaient inquiets de n’avoir trouvé qu’un atelier vide et en complet désordre, mais je leur explique le triste état de notre cher Andrew Plumdington. Peter m’explique comment Hauptman a « offert son aide » aux malheureux soldats russes. « Il les a emmurés vivants dans une chambre souterraine que l’on a retrouvée en partie effondrée. Il y avait même une petite ouverture pour que ce tordu se régale en observant les malheureux sombrer dans la folie, le cannibalisme et la mort...» Sortant un des cigares du baron, et en coupant l’extrémité avec une petite guillotine, Anton conclue « On a pris cette caisse de vieilles grenades au milieu des squelettes, mais elles semblent en piteux état. Et on a dégotté le journal du moine Raspoutine dans le sac d’un officier. Le bolchevique sera content. Après la salle effondrée, le tunnel menait à l’extérieur, ça nous a pris un peu de temps pour le remonter, et revenir... »
Chargés de nos trouvailles, nous retournons à l’auberge du village. Andrew, qui semble aller un peu mieux, a proposé de prendre des photos du carnet de Raspoutine. Il est écrit en russe mais qui sait, nous pourrons peut être le faire traduire plus tard. Quand aux grenades, il n’y en a plus que deux qui semblent utilisables. Avant le dîner, en descendant l’escalier j’entends Drobne qui s’est décidé à parler à Andrew : « Vous sérieux pour trouver explosif ? Si château détruit baron plus revenir ? » « C’est le but Drobne. Oui nous sommes très sérieux. » « Mon cousin Cosmin. Lui travailler dans mine argent à la montagne près Drozvona. Il peut prendre explosif mais cher car payer pour. 1000 dollars il faut. Pas pour moi ou Cosmin. Très dur prendre dynamite dans chantier. Mais il peut venir demain. » « C’est d’accord Drobne, 1000 dollars » Je manque de m’étrangler à moitié... Mais il est trop tard, le marché est conclu. Et en réalité, pas plus qu’Andrew, je n’ai envie de négocier. La priorité est de sceller ce puits, que l’abomination obscure qui y est tapie soit enfermée à jamais.
Drozvona en Roumanie, le 4 novembre 1928
Nous rendons visite à Jon Kopesh de bon matin. Il est de meilleure humeur depuis qu’il a récupéré son arme et ses papiers. Il nous pose des questions sur les événements qui se sont passés depuis qu’il a été blessé. Inutile d’ajouter qu’il refuse de croire à tout élément non matérialiste de notre récit. Il est aussi très surpris que nous lui donnions le journal de Raspoutine. « Drobne m’a dit que vous aurez les explosifs tout à l’heure. Vous n’avez rien à attendre de moi et vous m’apportez quand même le journal ? Vous, des américains ? Mais pourquoi ? » La réponse est évidente pour moi « Vous nous avez sans doute sauvé la vie dans la fusillade et vous avez failli y laisser votre peau. On vous le doit bien je pense.» La conversation continue, puis nous prenons congé du convalescent. Mais lorsque nous sortons de sa chambre, il nous hèle « Hé ! Si vous avez besoin d’aide, peut-être un jour, trouvez une ambassade de Russie ou d’un pays ami. Dites que vous venez donner des nouvelles du petit Sacha à son grand père. Des personnes vous verront, elles ne seront pas cordiales. Mais quand ils vous demanderont quelles sont les nouvelles, dites que le petit va bien, et qu’il est bien rentré de Drozvona. Vous aurez peut-être de l’aide... » C’est toujours bon à prendre, et après l’avoir remercié, nous le laissons se reposer.
***
Au château, les ouvriers de la mine placent les bâtons de dynamite selon nos consignes : la salle du puits d’abord, puis les tunnels. Pendant que nous nous abritons, l’un d’eux allume les mèches, puis revient rapidement nous rejoindre, les mains sur les oreilles. Nous attendons que le fracas des explosions s’achève, puis revenons sur nos pas. Sous les nuages de poussière, nous reconnaissons le château avec difficulté. L’observatoire s’est effondré sur lui même. Les tunnels sont remplis d’éboulis. Au dessus de la salle du puits, tout s’est complètement écroulé. Ce qui était si mauvais, si étranger, si aberrant sera je l’espère, enterré à jamais. Le château des ténèbres est brisé, et devant le tableau des ruines fumantes, je me dis que nous avons quand même accompli quelque chose.
Nous incendions ce qui reste du château pendant que les ouvriers se congratulent joyeusement. Dans leur camion, ils nous ramèneront à Kluj. L’Orient Express nous attend.
... A suivre