Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

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Cassius Clef
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Cassius Clef »

Qui Revient de Loin a écrit : mer. déc. 17, 2025 6:53 pmPar ailleurs, si la littérature, le théâtre, la bande dessinée et le jeu vidéo sont des médias, qu'est-ce qui disqualifierait le JDR ?

Je trouve également que parler de la littérature, du théâtre, de la BD et des jeux vidéos comme des médias, c'est très faiblement les décrire. Mais je dois être hermétique à la médiologie. 😁

Au-delà de ça, que le jeu de rôle soit un jeu le distingue nettement, à mes yeux, de la littérature, du théâtre, etc. Je crois à la spécificité du jeu. Les distinctions n'empêchent évidemment pas les rapprochements, tant qu'on les conserve à l'esprit.
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Qui Revient de Loin »

Dire qu'un chien est poilu, c'est faible aussi, mais ça reste vrai et ça apporte une info importante pour savoir que c'est un mammifère. Ce n'est donc pas un problème.

Bien sûr qu'il y a des rapprochements entre le JDR est d'autres médias, mais les zones de recouvrement ne sont que partielles, et se font avec plein d'autres médias qui ne se recouvrent pas forcément eux-mêmes : la commedia del arte et ses personnages clichés qui improvisent sur un scénario connu de tous, le théâtre d'improvisation où tous les acteurs improvisent, l'oralité des contes, les règles et le hasard des jeux de société, l'immatérialité du spectacle vivant, etc.

Et il y a des différences, des originalités : la prédominance du groupe de protagonistes, la co-construction de l'intrigue, de l'univers (au moins à une échelle micro), la  très forte personnalisation des enjeux ludiques et narratifs, etc.
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Acritarche »

Personnellement, je me range à l'avis de Vincent D. Baker. Et pour le paraphraser : ce qui fait la spécificité du jeu de rôle c'est la Conversation qui entremêlent aspects ludiques et narratifs et les interactions entre ces mêmes aspects. Les autres aspects cités me semblent également exister dans d'autres médias, parfois de manière aussi importante, voire plus, qu'en jdr.
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cdang
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par cdang »

Acritarche a écrit : mer. déc. 17, 2025 3:53 pm Alors, si on suit ton raisonnement, qu'est-ce qui distingue le jdr des jeux d'enfant de type "On disait qu'on était des astronautes…" ?
Le jeu d'enfant est un jeu de rôle spontané.

Le JdR qu'on pratique est un jeu de rôle formel (il est formalisé par des règles).

Uzz a écrit : mer. déc. 17, 2025 5:08 pmLe jeu/objet est aussi une formidable boîte à outils et son utilisation va permettre de créer plein de choses en partie.
Ca reste une chose bien distincte d'une partie de jeu de rôle.
Séparer les deux, ça voudrait dire que l'objet n'a que peu d'influence sur la partie jouée. Donc en gros, quel que soit le bouquin de règles et d'univers qu'on prend, on aurait le même type de partie ?

Sinon, il me semble qu'à ce stade, il faudrait (re)-lire la définition du jeu par Olivier Caïra (Les Forges de la fiction, CRS éd 2007, p. 214-216) : sept principes suffisent à définir le jeu :
  1. Principe d'entrée facultative.
  2. Principe de réversibilité.
  3. Principe d'action directe et personnelle.
  4. Principe d'incertitude.
  5. Principe de lisibilité (tout le monde comprend les situations, en gros).
  6. Principe d'interchangeabilité des places.
  7. Principe de Bateson (j'ai pas retrouvé de quoi ça parle exactement, et Olivier précise que ça n'a pas grande importance pour le JdR).
Dernière modification par cdang le jeu. déc. 18, 2025 10:16 am, modifié 2 fois.
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Qui Revient de Loin »

Qui Revient de Loin a écrit : mar. déc. 16, 2025 1:12 pm Ah tiens, faudrait que je vois si je retrouve mes notes du colloque !

Merci @cdang pour avoir rappelé cette intervention et partagé ces notes.
Ah, ça m'énerve, j'ai parcouru ma pile de carnets jusqu'à 2011, trouvé celui de 2015 (et même le bloc note de l'université Paris 13), mais rien dedans. A l'époque, ma méthode carnétologique n'était pas encore bien fixée, et j'ai le vague souvenir que je n'avais pas utilisé mon carnet habituel... :'(
 
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Message par Acritarche »

cdang a écrit : mer. déc. 17, 2025 9:24 pm
Acritarche a écrit : mer. déc. 17, 2025 3:53 pm Alors, si on suit ton raisonnement, qu'est-ce qui distingue le jdr des jeux d'enfant de type "On disait qu'on était des astronautes…" ?
Le jeu d'enfant est un jeu de rôle spontané.

Le JdR qu'on pratique est un jeu de rôle formel (ile st formalisé par des règles).
Mais, alors, que cherche-t-on à définir ? Le jeu de rôle ? Le jeu de rôle spontané ? Le jeu de rôle formel ? Et comment les différencie-t-on ?
Je propose ces définitions comme pièces à casser pour faire avancer nos réflexions :

Jeu de rôle : jeu (correspondant aux deux critères minimaux de Brougère, 2005) dans lequel les joueur.euses interprètent un rôle, généralement et généralement ancré dans une réalité intersubjective partagée par tous.tes les participant.es.

Jeu de rôle spontané : jeu de rôle sans système de jeu formel et dont l'évolution est régie par consentement implicite des joueur.euses.

Jeu de rôle formel : jeu de rôle avec système de jeu clairement défini par un corpus de règles acceptées et indispensable pour guider les interactions ludiques et narratives qui président à l'évolution de la partie en cours.

Si l'on accepte ces définitions, alors les spécificités du jeu de rôle tel que nous le pratiquons, c'est-à-dire formel, deviennent:
1. activité ludique acceptée comme telle;
2. activité pratiquée librement;
3. dans laquelle les joueureuses créent une réalité intersubjective;
4. dans laquelle la plupart des joueureuses interprètent un rôle;
4. activité régie par un système de jeu défini par un corpus de règles, de procédures et de gestes spécifiques;
5. activité évoluant par l'application des interactions ludiques et narratives demandées par le système de jeu.

 
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par cdang »

Acritarche a écrit : mer. déc. 17, 2025 11:15 pm 1. activité ludique acceptée comme telle;
2. activité pratiquée librement; 
Ces deux premiers points sont inhérents à la notion de jeu (activité autotélique et libre), et donc ne sont pas une spécificité du JdR.
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Acritarche »

cdang a écrit : jeu. déc. 18, 2025 10:17 am
Acritarche a écrit : mer. déc. 17, 2025 11:15 pm 1. activité ludique acceptée comme telle;
2. activité pratiquée librement; 
Ces deux premiers points sont inhérents à la notion de jeu (activité autotélique et libre), et donc ne sont pas une spécificité du JdR.
Tout-à-fait d'accord !
En même temps, j'ai ressenti le besoin de les spécifier pour sortir du flou polysémantique associé au mot "jeu".
 
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Wenlock »

Tiens, j'avais raté ce fil.
Je suis content de voir que vous théorisez même l'hiver. :)
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par cdang »

Wenlock a écrit : mer. déc. 24, 2025 6:00 am Tiens, j'avais raté ce fil.
Je suis content de voir que vous théorisez même l'hiver. :)
(:

Et du coup, par rapport à il y a 10 ans, les choses ayant un peu évoluées, tu aurais des choses à ajouter concernant ta présentation ?
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Wenlock »

cdang a écrit : mer. déc. 24, 2025 10:49 am
Wenlock a écrit : mer. déc. 24, 2025 6:00 am Tiens, j'avais raté ce fil.
Je suis content de voir que vous théorisez même l'hiver. :)
(: Et du coup, par rapport à il y a 10 ans, les choses ayant un peu évoluées, tu aurais des choses à ajouter concernant ta présentation ?
Sans doute pas mal, oui. D'une part parce que la-dite présentation était accompagnée d'images (que j'ai sans doute encore qq part) qui concentraient l'essentiel de son humour, d'autre part parce que ma pratique comme ma compréhension des médias et plus particulièrement des jeux se sont étendues depuis... Je ne suis pas capable de produire un gros texte au débotté là-tout de suite mais, si je devais retravailler cette conférence, je pense que j'y ajouterais pas mal de trucs (et ça deviendrait impraticable à l'oral) :
● la massification non pas de la pratique rôliste mais du JdR comme spectacle télévisé, à travers des émissions d'humour "streamées" comme Dimension 20 et Critical Role,
● dans la même veine, il faudrait aborder le GN comme "théâtre de l'interactivité", parce qu'il ne consiste pas seulement à produire un théâtre interactif mais aussi à mettre en scène l'interactivité pour un public temporairement spectateur, 
● un segment sur la parole performative dans les jeux en général et le JdR en particulier (où, à nouveau, un principe assez classique est employé de manière très originale),
● l'usage symbolique et sensoriel des dés non pas comme générateurs d'aléa mais comme vecteurs de suspens, 
● pourquoi le game design se pratique principalement en Anglais : quel vocabulaire, quelles finesses de sens et quels concepts ont été développés sans trouver (pour l'instant) de traduction valide et partagée, 
● des réflexions sur les tables virtuelles qui ajoutent un paquet de dimensions au multi-média rôliste, sans compter les spécificités du jeu épistolaire (dans lequel j'inclus le jeu par forum ou sur Discord)...

Le JdR est vraiment un média incroyablement riche, et un sujet d'analyse extrêmement juteux. À l'époque, j'avais d'autres chats à fouetter et grave la flemme de passer des 10aines d'heures à retranscrire mon exposé pour une publication universitaire (qui avait bien peu de chances de servir aux rôlistes eux-mêmes), et je suis encore moins disponible aujourd'hui.
Mais si un jour j'avais quelques milliers d'heures à consacrer au sujet (si je prenais de la taule pour délit d'opinion, par exemple), j'aurais très envie de concevoir un cursus de game-design pour l'ENJMIN ou Rubika (deux écoles de jeu vidéo dont je dois former les étudiant·es qui m'arrivent en stage à la théorie des médias, absente de leur formation), puis de participer à établir une grammaire formelle du game-design (mais probablement en Anglais) et finalement d'écrire 40 ou 50 pages sur le JdR comme média.

Mais comme j'aime infiniment ce sujet et que j'ai exceptionnellement quelques jours "peinards" durant les fêtes cette année, je suis complètement prêt à participer à ce fil d'ici que le vrai boulot reprenne. Par quel bout penses-tu qu'il faudrait commencer ?
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Wenlock »

En fait, mon intérêt est maintenant piqué et, pendant que vous préparez sans doute votre réveillon, je vais commencer par ce qui est à mes yeux la spécificité la plus fondamentale du JdR, partagée avec l'ensemble des jeux mais à laquelle la pratique rôliste donne des dimensions particulières : l'interactivité.
Si la plupart des médias ne trouvent leur sens que dans la diffusion, c'est à dire que même un film ou un journal ne peuvent réellement exister hors de la relation au public et n'accomplissent leur fonction médiatique que lors de leur réception par les destinataires, les inter-médias en général et les jeux en particulier nécessitent une participation active du public. Et cette particularité a toute une cascade de conséquences...

Pour commencer, les jeux sont des médias indirects justement parce qu'ils sont interactifs : leurs supports d'enregistrement et leur mode de diffusion initiaux, qu'ils soient commerciaux ou communautaires, ne sont pas la forme finale du média mais simplement un moyen de distribution préalable à son utilisation. C'est déjà vrai  pour un jeu vidéo ou un jeu de plateau : malgré toutes ses ambitions artistiques, le logiciel commercialisé de Baldur's Gate 3 n'est qu'un gros tas d’octets inertes avant qu'une joueuse ne commence à s'en servir (se balader dans le décor, latter des gobelins, dialoguer avec les peunjs...). De même qu'un deck de Magic the Gathering n'est pas, en soi, un jeu : l'activité ludique proposée par Magic n'existe que dans sa pratique, et celle-ci réclame certes des règles extérieures au deck, mais surtout qu'un second joueur amène son propre deck et que les deux paires "joueur+deck" s'affrontent pour que le jeu se produisent effectivement.
Notons que c'est pour ça que l'Anglais distingue le game du play : parce que l'objet-jeu (le game) n'est qu'un support préalable, et que le jeu véritable ne se réalise que dans l'usage (le play). La réunion des deux termes en gameplay désigne alors l'usage spécifique d'un jeu particulier (et c'est un terme très utile au game design).

Cet aspect indirect est encore plus marqué pour un bouquin de JdR. Non seulement le LdB de Hellywood n'est pas vraiment le gameplay ni "l'activité ludique" d'une partie d'Hellywood mais, contrairement à un jeu vidéo, ce bouquin de JdR n'est même pas interactif par lui-même : il va falloir d'abord qu'un MJ médiateur prenne le temps de le lire et d'en préparer un scénar, puis que des joueuses se pointent effectivement à la table et commence à interagir avec la fiction et les règles particulières de Hellywood pour que le jeu ait effectivement lieu.

L'aspect très indirect du média JdR est alors souligné par le fait que, avec un peu d'expérience, on peut facilement jouer sans le bouquin : on le garde généralement au coin de la table parce qu'il contient des zimages et des textes d'ambiance qui étendent sa "multimédialité", on utilisera certainement nombre de supports et d'aides de jeu tirés du livre quoique souvent détachés de lui (les fiches de perso, les cartes, les tables reproduites dans l'écran...) mais, dans la pratique de beaucoup de rôlistes, on joue souvent des parties entières sans plus guère ouvrir le livre.
Alors qu'on ne peut pas jouer à BG3 sans allumer le logiciel ni à Magic sans continuellement manipuler les cartes, je vous ferai remarquer : le JdR est un média tellement indirect que sa pratique peut être internalisée par les joueurs, c'est à dire que l'information transmise par l'ouvrage est suffisamment absorbée par un groupe que la pratique d'un jeu spécifique peut ensuite être complètement séparée du support de transmission initial !

Mais notons bien que c'est donc la pratique répétée, l'investissement dans la fiction et l'appropriation du contenu par les utilisateurs qui permettent cette large internalisation du contenu d'un jeu de rôle. D'un côté, le JdR n'est donc un média à ce point indirect que parce qu'il est extrêmement interactif. Mais, de l'autre côté, c'est bien parce qu'il est très interactif que la pratique dépasse si largement le support, et que le JdR est donc un média si indirect : les deux aspects sont intimement liés. 
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par cdang »

Bon, je crois que j'ai réussi mon jet d'invocation ^^

Merci beaucoup pour ces réflexions inspirantes, @Wenlock.
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Wenlock »

Je crois que tu as même fait un critique sur ton jet de "charme" : je suis un peu surpris de constater à quel point il m'avait manqué de discuter de JdR depuis que je suis vendu au jeu vidéo. De fait, la flatterie est superflue : le sujet suffit à me séduire.

Je continue sur l'interactivité, parce que si elle est une caractéristique commune des jeux, elle devient magnifique en JdR et j'aime à expliquer en quoi (ça me ravit). Un média interactif est donc un média qui ne se réalise, n'atteint sa forme finale que par l'intervention des inter-acteurs : un livre ou une boîte "de jeu" ne deviennent effectivement des jeux que lorsqu'ils sont joués. Et un jeu ne se contente pas d'une réception plus ou moins active de son message, comme le récit d'un roman ne se réalise, déjà, que dans la compréhension et l'imagination d'une lectrice : parce que le jeu est un média indirect, son message est volontairement inachevé jusqu'à ce que les joueurs contribuent non seulement au médium mais, donc, au message du jeu.

À ce stade, il est important de pointer que la très grande majorité des messages sont déchiffrés et compris grâce à leur fin : c'est parce que la transmission est terminée qu'on sait ce que l'émetteur voulait dire, c'est normalement lorsque le générique se déroule sur l'écran qu'on a reçu le dernier mot et le dernier twist du film. J'admets que les discours politiques et les mauvais poèmes amoureux démontrent qu'on peut avoir grossièrement compris l'ensemble du message sans avoir à le subir jusqu'au bout mais, dans la pratique normale des médias, il faut attendre le signal de fin pour pouvoir effectivement interpréter le message.
Simplement parce qu'un qualificatif imprévu ou une ironie soudaine peuvent grandement modifier le sens de tout ce qui a précédé.

Rappelons encore, vite fait, que les messages ont nécessairement un sujet (parfois carrément un thème), un propos (ce qu'on veut dire du sujet) et un ton (comment on amène notre propos sur le sujet). C'est notamment ce qui différencie la comédie du drame : les deux racontent nécessairement un tas d'emmerdes tombant sur les protagonistes (sujet), les deux genres peuvent ensuite avoir des opinions assez variées sur la manière dont les gens survivent aux emmerdes ou cèdent sous leur poids (propos), mais c'est le ton du récit qui déterminera si on va rire ou pleurer durant le film, définissant à quel genre appartient le récit.

Détail intéressant du genre tragi-comique, qui alterne constamment les deux tons : si la dernière scène finit sur un rire, c'est que le récit penchait plutôt vers la comédie, et son propos est donc à peu près "Oui, tout ça est affreux mais mieux vaut en rire, c'est comme ça qu'on survit". À l'inverse, si l'histoire finit dans les larmes, l'ensemble est plutôt tragique et le propos apparaît comme "Vous pouvez toujours rire, mais le mal est fait et vous n'y échapperez pas." : comme quoi la fin du récit ne précise pas seulement le ton général du message, elle peut même en révéler le propos.
___

Forts de ces petits rappels, revenons à l'interactivité.
Si la fin d'un message est alors à ce point révélatrice de sa signification, le fait qu'un média interactif soit nécessairement inachevé est alors un cas très particulier. Parce qu'un média vraiment interactif ne finalise pas son message pour une raison très spécifique : laisser les utilisateurs en décider.
Si Ginette et moi regardons un film un peu ambigu, on pourrait en avoir deux interprétations divergentes : c'est toujours possible même avec des médias relativement passifs, c'est souvent voulu par les auteurs de films (volontairement) ambigus. Mais un média interactif va bien plus loin que ça : durant l’interaction avec le média et par l'usage qu'on en fait, il nous laisse décider plus ou moins consciemment dans quelle direction pousser le ton, et nous offre même de changer profondément son propos.

C'est spécialement saillant dans les jeux, parce que la fin du message est la fin de la partie, et que si cette fin de partie est codifiée par le but du jeu, l'issue d'une partie est nécessairement incertaine. Je ne sais pas s'il est nécessaire de rappeler que cette incertitude est le principe essentiel des jeux mais, comme la suite de mon exposé réclame que ce point soit bien clair, soyons explicite : on joue pour découvrir à l'usage si on va gagner ou perdre car, si on le savait dès le départ, on aurait plus besoin de jouer. À bien des égards, on joue donc pour résoudre cette incertitude fondamentale : atteindre la fin du jeu nous donne à la fois la réponse à cette question et donc, au minimum, la signification de la partie, le sens ponctuel du message pour cette occurrence du jeu. Si ça se trouve, la prochaine fois, ce n'est plus Ginette mais moi qui gagnerai aux dames, et cette partie-là aura une autre signification pour Ginette comme pour moi.

Si le jeu a alors un autre sujet que l'affrontement entre Ginette et moi, et d'autres propos sur l'incertitude initiale, différentes parties d'un même jeu peuvent prendre des significations très différentes. Si l'on gagne une partie de Pandémie, on raconte ainsi la victoire épique de la science contre une tragédie mondiale. Si on perd, on raconte les futiles efforts de notre équipe internationale contre la catastrophe. Et quand on a fait plusieurs parties de suite, gagnant et perdant de temps en temps, on raconte en fait l'angoisse de notre civilisation si connectée face à une menace justement née de cette mondialisation.Et on peut même s'engueuler sur pourquoi on a perdu, débattre de comment on pourrait gagner et, si ça se trouve, s'interroger sur ce que ça signifie pour le Vrai Monde. 
On va donc bien plus loin que les interprétations divergentes d'un film ambigu, et toutes ces significations sortent de la même boîte de jeu, rien que parce que l'incertitude et les fins des parties successives font évoluer le propos. Je suis un mordu de cinéma mais, en termes de richesse de sens, le "7°Art" n'est pas du tout au niveau des jeux...
___

Bien sûr, différents jeux offrent alors différentes gamme de résolution de l'incertitude initiale : il est des jeux où l'on joue et gagne toujours un peu de la même manière –la seule question restant qui va gagner– quand d'autres permettent des stratégies ou des approches assez distinctes pour qu'on ne puisse pas non plus deviner comment la partie sera gagnée. Et la manière dont la partie sera remportée participe alors de sa signification ponctuelle, mais aussi du sens plus large du jeu : parfois Ginette l'emporte à Magic en m'attirant dans un piège ou en évitant les miens, d'autres fois je gagne à force de prudence ou de minutie dans la construction de mon deck, parfois mon adversaire a su exploiter ses cartes mieux que moi et parfois j'ai eu plus de chance qu'elle.
Toutes ces manières de jouer et de gagner existent dans Magic et toutes peuvent avoir le dernier mot, manifestant leur signification particulière chaque fois qu'on termine une partie. 

Il y a évidemment des degrés dans l'interactivité de différents jeux, donc dans la participation requise et dans les contributions possibles des joueurs, mais aussi dans la variété finales des significations.

Lorsque l'interactivité est basse, comme avec un puzzle, le médium est un peu "Ikéa" : il s'agit surtout de monter le message soi-même, sans que l'utilisateur puissent vraiment en modifier le contenu ou le sens. Mais l'image finalement assemblée n'est pas la totalité du message d'un puzzle : si c'était le cas, on aurait pas besoin de s'emmerder avec toutes ces pièces, on pourrait se contenter de regarder l'illu sur la boîte. Sauf que, justement, s'il y a une boîte pour contenir des pièces, c'est parce que l'image n'est pas du tout le seul intérêt du puzzle.
Le message d'un puzzle réside dans les efforts requis pour assembler ces pièces, la patience nécessaire au tri et à la lente composition des miettes d'image, l'attention portée à chaque pièce du puzzle et donc à chaque détail de l'image, tout ce que le processus révèle des différences et des associations de couleurs, de formes et de textures, tout le gameplay qui naît de l'interprétation fractale de l'image (le fait qu'assembler quelques pièces est déjà un mini-puzzle, répété des dizaines de fois à de échelles différentes). Et, au cours de cette longue étude d'une image, toute la méditation offerte par ce jeu de patience et tout ce qu'un puzzle révèle de la nature même des images fait partie de son message.
Ceci dit, l'interactivité du puzzle est néanmoins plutôt basse car si l'effort est considérable et que les révélations produites par cet effort peuvent être assez nombreuses et instructives, le contenu final du puzzle ne change pas du tout, et sa marge d'interprétation est plutôt étroite : quand vous aurez monté les 3.000 pièces des Nymphéas de Monet, vous aurez sans doute appris plein de choses sur le tableau originel, mais vous n'aurez pas ajouté le moindre pixel à son contenu.
___

Et pourtant, accroître l'interactivité d'un médium a des effets quasiment exponentiels : dès qu'on donne un peu de liberté d'action et d'interprétation aux joueurs, ils modifient beaucoup l'emploie du médium et donc beaucoup le sens du message.

Par exemple, les échecs sont un jeu au gameplay très "profond" : c'est à dire que peu de règles y génèrent énormément de manières de jouer. Au point que si les règles explicites des échecs tiennent sur un A4 recto-verso, on a écrit des bibliothèques entières sur leur usage : les stratégies et les tactiques possibles, leurs interactions entre elles et leurs forces relatives, l'évolution de la pratique ou l'éventuel "récit" qui se dégage des tournants et revers d'une partie. Et parce qu'un opposant à l'autre bout de l'échiquier offre une adversité autrement plus riche qu'un puzzle, les échecs ont aussi inspirés de longue date un paquet de fictions (des romans, des séries télé, des tableaux...) traitant des multiples significations de ce jeu : l'enjeu personnel d'une partie, la dimension politique de ses mécanismes, les répercussions sociales d'un tournois, la symbolique culturelle de ses pièces, le statut intellectuel que le jeu prétend conférer...

Mais notons alors que si l'ont peut faire de très nombreuses interprétations du jeu d'échecs, son message essentiel reste à peu près le même : le gagnant est celui qui calcule le mieux et le plus loin. On peut tirer toutes sortes de réflexions et de significations du médium donc du message des échecs, mais il reste essentiellement une démonstration de l'importance relative de l'anticipation stratégique et de l'exécution tactique.
Une partie donnée peut finir par mettre en scène la victoire d'un nouveau venu contre le favori, l'excellence intellectuelle d'une minorité décriée ou même l'impact de la créativité dans un système apparemment rigide, les différents moments d’une partie peuvent créer du suspens ou des retournements de situation, le comportement des joueurs peut même illustrer leurs états d'âmes et leurs émotions mêmes rentrées finir par affecter le placement des pièces. Mais tout cet "éventuel récit" mentionné plus tôt reste une lecture externe de la partie, et pas son propos intrinsèque : non seulement cette interprétation plus ou moins narrative n'est pas propre au jeu d'échecs, mais elle n'est même pas créée par ses joueurs. Car, pendant qu'ils s'affrontent, les joueurs d'échecs ont bien autre chose à penser que la valeur narrative de leurs coups, ou la signification externe de leur partie.

De fait, même un jeu aussi ancien, aussi profond, aussi médiatisé et aussi "interprété" que les échecs n'offrent qu'une fraction de la richesse de contenu d'un jeu narratif, et à peine une miette de l'interactivité d'un JdR : les échecs n'ont qu'un seul thème toujours traité sur le même plateau et donc dans le même décor (d'ailleurs assez pauvre), ils n'ont pas d'exploration ni de roleplay, on ne peut pas y accepter ou refuser de quêtes secondaires et on ne peut même pas y choisir son camp puisqu'il est tiré au sort.  
Plus important encore, le jeu d'échecs n'a (grossièrement) que deux fins possibles, d'ailleurs extrêmement semblables puisqu'en fait symétriques : je dis pas ça pour faire chier, mais c'est déjà moins que Pandémie.
 
Sébastien Delfino, partisan des vrais blases sur Internet.

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Qui Revient de Loin
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Re: Quelles sont les spécificités du médium qu'est le JDR ?

Message par Qui Revient de Loin »

Hé bien Joyeux Noël et merci pour ton retour Wenlock, ça fait plaisir de relire tes longs messages :)

C'est très intéressant, surtout que si j'ai lancé ce fil, c'est parce que je m'intéresse à la forme du scénario de JDR et à son adaptation à ce média, et tu apportes déjà de l'eau à mon moulin à travers cette explication sur le message.
Donc, de l'inachèvement du média qu'est le JDR, j'en déduis qu'un scénario peut, en matière de message (intention de l'auteur/MJ) apporter un/des sujets/thèmes, tenter de tenir un propos (qui dépendra beaucoup des PJ dans sa révélation progressive et surtout finale) et proposer un ton (qui dépendra lui aussi beaucoup des PJ suivant qu'ils s'alignent ou non sur le ton du scénario/MJ, mais aussi de l'aléa).

Ce non-contrôle du message par un scénario, ou plutôt sa co-dépendance au MJ, PJ et à l'aléa, c'est tout de même très signifiant dans un média qui repose en grande part sur la notion de fiction, "d'histoire des personnages".
 
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