Je crois que tu as même fait un critique sur ton jet de "charme" : je suis un peu surpris de constater à quel point il m'avait manqué de discuter de JdR depuis que je suis vendu au jeu vidéo. De fait, la flatterie est superflue : le sujet suffit à me séduire.
Je continue sur l'
interactivité, parce que si elle est une caractéristique commune des jeux, elle devient
magnifique en JdR et j'aime à expliquer en quoi (ça me ravit). Un média interactif est donc un média qui ne se réalise, n'atteint sa forme finale que par l'intervention des inter-acteurs : un livre ou une boîte "de jeu" ne deviennent effectivement des jeux que lorsqu'ils sont joués. Et un jeu ne se contente pas d'une réception plus ou moins active de son message, comme le récit d'un roman ne se réalise, déjà, que dans la compréhension et l'imagination d'une lectrice : parce que le jeu est un média indirect, son message est volontairement
inachevé jusqu'à ce que les joueurs
contribuent non seulement au médium mais, donc, au
message du jeu.
À ce stade, il est important de pointer que la très grande majorité des messages sont déchiffrés et compris grâce à leur
fin : c'est parce que la transmission est terminée qu'on sait ce que l'émetteur voulait dire, c'est normalement lorsque le générique se déroule sur l'écran qu'on a reçu le dernier mot et le dernier twist du film. J'admets que les discours politiques et les mauvais poèmes amoureux démontrent qu'on peut avoir grossièrement compris l'ensemble du message sans avoir à le subir jusqu'au bout mais, dans la pratique normale des médias, il faut attendre le signal de fin pour pouvoir effectivement interpréter le message.
Simplement parce qu'un qualificatif imprévu ou une ironie soudaine peuvent grandement modifier le sens de tout ce qui a précédé.
Rappelons encore, vite fait, que les messages ont nécessairement un
sujet (parfois carrément un thème), un
propos (ce qu'on veut dire du sujet) et un
ton (comment on amène notre propos sur le sujet). C'est notamment ce qui différencie la comédie du drame : les deux racontent nécessairement un tas d'emmerdes tombant sur les protagonistes (sujet), les deux genres peuvent ensuite avoir des opinions assez variées sur la manière dont les gens survivent aux emmerdes ou cèdent sous leur poids (propos), mais c'est le
ton du récit qui déterminera si on va rire ou pleurer durant le film, définissant à quel genre appartient le récit.
Détail intéressant du genre tragi-comique, qui alterne constamment les deux tons : si la dernière scène finit sur un rire, c'est que le récit penchait plutôt vers la comédie, et son propos est donc à peu près
"Oui, tout ça est affreux mais mieux vaut en rire, c'est comme ça qu'on survit". À l'inverse, si l'histoire finit dans les larmes, l'ensemble est plutôt tragique et le propos apparaît comme
"Vous pouvez toujours rire, mais le mal est fait et vous n'y échapperez pas." : comme quoi la fin du récit ne précise pas seulement le ton général du message, elle peut même en révéler le propos.
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Forts de ces petits rappels, revenons à l'interactivité.
Si la fin d'un message est alors à ce point révélatrice de sa signification, le fait qu'
un média interactif soit nécessairement inachevé est alors un cas très particulier. Parce qu'un média vraiment interactif ne finalise pas son message pour une raison très spécifique : laisser les utilisateurs en décider.
Si Ginette et moi regardons un film un peu ambigu, on pourrait en avoir deux interprétations divergentes : c'est toujours possible même avec des médias relativement passifs, c'est souvent voulu par les auteurs de films (volontairement) ambigus. Mais un média interactif va bien plus loin que ça : durant l’interaction avec le média et par l'usage qu'on en fait, il nous laisse décider plus ou moins consciemment dans quelle direction pousser le ton, et nous offre même de changer
profondément son propos.
C'est spécialement saillant dans les jeux, parce que la fin du message est la fin de
la partie, et que si cette fin de partie est codifiée par le
but du jeu, l'issue d'une partie est nécessairement
incertaine. Je ne sais pas s'il est nécessaire de rappeler que cette incertitude est le principe essentiel des jeux mais, comme la suite de mon exposé réclame que ce point soit bien clair, soyons explicite : on joue pour découvrir à l'usage si on va gagner ou perdre car, si on le savait dès le départ, on aurait plus besoin de jouer. À bien des égards, on joue donc pour résoudre cette incertitude fondamentale : atteindre la fin du jeu nous donne à la fois la réponse à cette question et donc, au minimum, la signification de
la partie, le sens ponctuel du message pour
cette occurrence du jeu. Si ça se trouve, la prochaine fois, ce n'est plus Ginette mais moi qui gagnerai aux dames, et cette partie-là aura une autre signification pour Ginette comme pour moi.
Si le jeu a alors un autre sujet que l'affrontement entre Ginette et moi, et d'autres propos sur l'incertitude initiale,
différentes parties d'un même jeu peuvent prendre des significations très différentes. Si l'on gagne une partie de
Pandémie, on raconte ainsi la victoire épique de la science contre une tragédie mondiale. Si on perd, on raconte les futiles efforts de notre équipe internationale contre la catastrophe. Et quand on a fait plusieurs parties de suite, gagnant et perdant de temps en temps, on raconte en fait l'angoisse de notre civilisation si connectée face à une menace justement née de cette mondialisation.Et on peut même s'engueuler sur pourquoi on a perdu, débattre de comment on pourrait gagner et, si ça se trouve, s'interroger sur ce que ça signifie pour le Vrai Monde.
On va donc bien plus loin que les interprétations divergentes d'un film ambigu, et toutes ces significations sortent de la même boîte de jeu, rien que parce que l'incertitude et les fins des parties successives font évoluer le propos. Je suis un mordu de cinéma mais, en termes de richesse de sens, le "7°Art" n'est pas du tout au niveau des jeux...
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Bien sûr, différents jeux offrent alors
différentes gamme de résolution de l'incertitude initiale : il est des jeux où l'on joue et gagne toujours un peu de la même manière –la seule question restant
qui va gagner– quand d'autres permettent des stratégies ou des approches assez distinctes pour qu'on ne puisse pas non plus deviner
comment la partie sera gagnée. Et la manière dont la partie sera remportée participe alors de sa signification ponctuelle, mais aussi du sens plus large du jeu : parfois Ginette l'emporte à
Magic en m'attirant dans un piège ou en évitant les miens, d'autres fois je gagne à force de prudence ou de minutie dans la construction de mon deck, parfois mon adversaire a su exploiter ses cartes mieux que moi et parfois j'ai eu plus de chance qu'elle.
Toutes ces manières de jouer et de gagner existent dans
Magic et toutes peuvent avoir le dernier mot, manifestant leur signification particulière chaque fois qu'on termine une partie.
Il y a évidemment
des degrés dans l'interactivité de différents jeux, donc dans la participation
requise et dans les contributions
possibles des joueurs, mais aussi dans la variété finales des significations.
Lorsque l'interactivité est basse, comme avec un
puzzle, le médium est un peu "Ikéa" : il s'agit surtout de monter le message soi-même, sans que l'utilisateur puissent vraiment en modifier le contenu ou le sens. Mais l'image finalement assemblée n'est pas la totalité du message d'un puzzle : si c'était le cas, on aurait pas besoin de s'emmerder avec toutes ces pièces, on pourrait se contenter de regarder l'illu sur la boîte. Sauf que, justement, s'il y a une boîte pour contenir des pièces, c'est parce que l'image n'est pas du tout le seul intérêt du puzzle.
Le message d'un puzzle réside dans les efforts requis pour assembler ces pièces, la patience nécessaire au tri et à la lente composition des miettes d'image, l'attention portée à chaque pièce du puzzle et donc à chaque détail de l'image, tout ce que le processus révèle des différences et des associations de couleurs, de formes et de textures, tout le
gameplay qui naît de l'interprétation
fractale de l'image (le fait qu'assembler quelques pièces est déjà un mini-puzzle, répété des dizaines de fois à de échelles différentes). Et, au cours de cette longue étude d'une image, toute la méditation offerte par ce jeu de patience et tout ce qu'un puzzle révèle de la nature même des images fait partie de son message.
Ceci dit, l'interactivité du puzzle est néanmoins plutôt basse car si l'effort est considérable et que les révélations produites par cet effort peuvent être assez nombreuses et instructives, le
contenu final du puzzle ne change pas du tout, et sa marge d'interprétation est plutôt étroite : quand vous aurez monté les 3.000 pièces des
Nymphéas de Monet, vous aurez sans doute appris plein de choses sur le tableau originel, mais vous n'aurez pas ajouté le moindre pixel à son contenu.
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Et pourtant,
accroître l'interactivité d'un médium a des effets quasiment exponentiels : dès qu'on donne un peu de liberté d'action et d'interprétation aux joueurs, ils modifient beaucoup l'emploie du médium et donc beaucoup le sens du message.
Par exemple, les
échecs sont un jeu au gameplay très "profond" : c'est à dire que peu de règles y génèrent énormément de manières de jouer. Au point que si les règles explicites des échecs tiennent sur un A4 recto-verso, on a écrit des bibliothèques entières sur leur usage : les stratégies et les tactiques possibles, leurs interactions entre elles et leurs forces relatives, l'évolution de la pratique ou l'éventuel "récit" qui se dégage des tournants et revers d'une partie. Et parce qu'un opposant à l'autre bout de l'échiquier offre une adversité autrement plus riche qu'un puzzle, les échecs ont aussi inspirés de longue date un paquet de fictions (des romans, des séries télé, des tableaux...) traitant des multiples
significations de ce jeu : l'enjeu personnel d'une partie, la dimension politique de ses mécanismes, les répercussions sociales d'un tournois, la symbolique culturelle de ses pièces, le statut intellectuel que le jeu prétend conférer...
Mais notons alors que si l'ont peut faire de très nombreuses
interprétations du jeu d'échecs, son message essentiel reste à peu près le même : le gagnant est celui qui calcule le mieux et le plus loin. On peut tirer toutes sortes de réflexions et de significations du médium donc du message des échecs, mais il reste essentiellement une démonstration de l'importance relative de l'anticipation stratégique et de l'exécution tactique.
Une partie donnée peut finir par mettre en scène la victoire d'un nouveau venu contre le favori, l'excellence intellectuelle d'une minorité décriée ou même l'impact de la créativité dans un système apparemment rigide, les différents moments d’une partie peuvent créer du suspens ou des retournements de situation, le comportement des joueurs peut même illustrer leurs états d'âmes et leurs émotions mêmes rentrées finir par affecter le placement des pièces. Mais tout cet "éventuel récit" mentionné plus tôt reste
une lecture externe de la partie, et pas son propos intrinsèque : non seulement cette interprétation plus ou moins narrative n'est pas propre au jeu d'échecs, mais elle n'est même pas créée par
ses joueurs. Car, pendant qu'ils s'affrontent, les joueurs d'échecs ont bien autre chose à penser que la valeur narrative de leurs coups, ou la signification externe de leur partie.
De fait, même un jeu aussi ancien, aussi profond, aussi médiatisé et aussi "interprété" que les échecs n'offrent qu'une fraction de la richesse de contenu d'un jeu narratif, et à peine une miette de l'interactivité d'un JdR : les échecs n'ont qu'un seul thème toujours traité sur le même plateau et donc dans le même décor (d'ailleurs assez pauvre), ils n'ont pas d'exploration ni de roleplay, on ne peut pas y accepter ou refuser de quêtes secondaires et on ne peut même pas
y choisir son camp puisqu'il est tiré au sort.
Plus important encore, le jeu d'échecs n'a (grossièrement)
que deux fins possibles, d'ailleurs extrêmement semblables puisqu'en fait symétriques : je dis pas ça pour faire chier, mais c'est déjà moins que
Pandémie.