1.) Quoi que c'est ?
Egrégore, une campagne dans un univers original de Stéphane Sokol (*), récemment publiée et disponible chez les XII Singes.
(*) présenté comme tel, même si deux auteurs sont crédités pour la campagne, et même si j’appuie sur un seul dans mon texte ci-dessous.
2.) Vous en avez entendu parler où pour la première fois ?
Dans le JDR MAG 56 avec une interview très convaincante de l’auteur.
3.) Achat compulsif, impulsif ou réfléchi ?
Les trois. Réfléchi puisque c’est suite à cette interview que je me suis décidé à m’intéresser au produit, et à l’éventualité de trouver une bonne campagne contemporaine à tester avec une table régulière. Impulsif car je me suis plus intéressé à la forme qu’au fond de cette campagne. Compulsif car même si les gammes sont très éclectiques, j’essaye de soutenir la production des XII Singes pour lesquels j’ai beaucoup de respect pour le travail admirable qu’ils produisent.
4.) Vous pensiez trouver quoi ?
Une campagne graphiquement superbe et complètement clé en main, avec une intrigue très moderne et corporatiste autour du consortium OTK.
5.) Vous avez trouvé quoi ?
+++ attention, si vous voulez jouer la campagne, je divulgâche certaines parties +++
Il y a complètement de ça, et encore plus, malheureusement je serai tenté de dire. En fait comme mon achat a été plus impulsivo-compulsif que réfléchi, je n’ai pas beaucoup suivi le thème du produit, extrêmement sombre, attendant d’avoir celui-ci entre les mains.
Maintenant que c’est chose faite, je peux facilement dire : âmes sensibles (dont je suis), s’abstenir ! La campagne est en effet dérangeante sur plusieurs aspects, en tout cas deux majeurs en ce qui me concerne : la partie très clinique d’expérimentations sur l’être humain et la plongée en abysse dans les horreurs nazies.
Tout ceci est cependant exécuté magistralement car on sent que l’auteur maîtrise sa création, et que les XII Singes ont fait un vrai travail éditorial derrière. Il en résulte quantité de choix sur lesquels on adhérera ou non.
Tout d’abord l’utilisation du système FU, ou plutôt la version FUBAR : gros travail de reprise et d’intégration qui démontre qu’il s’agit d’un choix mûrement réfléchi pour accentuer la partie narration dans la campagne. Ce choix est ensuite parfaitement adapté dans
Tötenköpfe, la campagne officielle, puisque tous les résultats en Oui, Oui et, etc. sont anticipés par l’auteur avec les résolutions proposées. Même s’il n’y a rien à redire, je reste relativement mitigé sur ce choix : le système étant très ouvert, les pistes proposées sont forcément assez verbeuses… Par ailleurs, on a une campagne très orientée Action et je n’ai pas l’impression que FU soit le système le plus adapté quand les combats prédominent. Un choix d’auteur donc !
L’univers graphique ensuite : comme je disais, le décor part d’un consortium de santé qui se livre à des expériences malsaines. Il en résulte, grâce au talent de Stéphane Sokol, toute une déclinaison graphique plus que flippante : corps déformés ou aseptisés. Cela sert complètement le propos souhaité très orienté sur une campagne d’effroi et de tension, mais certaines images sont volontairement obsédantes et déstabilisantes…
Enfin, reste aussi l’éternel débat à point Godwin : est-ce qu’on peut faire du JDR avec les thématiques nazies ? Rien de neuf là-dessus, car plein de jeux se sont essayés dessus (INS / MV, James Bond…) mais à des degrés divers, et en général avec des nazis sortis d’Indiana Jones ou de Papy fait de la Résistance. Car si d’autres éditeurs ont voulu tenter une approche plus sombre et sérieuse, cela a donné le sinistre supplément Shoah de White Wolf qui avait valu une critique au vitriol dans Casus par
@Tristan en son temps.
Depuis, 3 décennies se sont passées, le GN scandinave alors très confidentiel a largement irrigué ses concepts de mise en situation émotionnelle dans le JDR, les outils de sécurité émotionnelle se sont fortement développés en parallèle (session 0, contrat social, carte X), donc où en est-on ? Est-il possible de jouer sérieusement avec l’idéologie et l’horreur nazie ?
C’est ce que tente Egrégore avec (presque) toutes les précautions nécessaires. L’auteur pose clairement le contexte (on aurait juste aimé un autre patronyme que Von Braun qui renvoie invariablement vers l’ingénieur concepteur des V2) et l’assume, notamment dans le scénario le plus noir qui prend place en 1944 dans l’enceinte d’Auschwitz : le texte de mise en garde est explicite et sans équivoque. Et j’ai aussi apprécié comment l’auteur oriente si les joueurs préfèrent rester passifs, voire pire, dans leur rôle de scientifiques nazis : ils deviennent des criminels de guerre et sont exécutés en tant que tel en 1946, ce qui finit de façon abrupte et sans appel la campagne.
Pourtant, 3 décennies plus tard, le malaise avec de telles thématiques reste et je ne me vois à aucun moment plonger une table de jeu – malgré toute la proximité et les trigger warning que je peux avoir avec mes joueurs – dans la détresse et l’enfer concentrationnaire nazi le temps d’une séance de jeu. Même si cette campagne n’a pas la maladresse du malheureux supplément de White Wolf, l’expérience qu’elle propose reste un NO GO absolu pour moi.
On pourra aussi s’étonner, malgré la maturité du propos de l’auteur, de la complète absence dans le reste des livres (règles et campagne) d’un chapitre dédié justement sur la sécurité émotionnelle et les outils à retenir ou non pour aborder ces sujets plus que sensibles. Idem pour les aides de jeu qui sont richement fournies, et dans lesquelles aucune carte X ou équivalent n’est disponible…
Passé ces éléments sur lesquels il fallait que je m’arrête en particulier, je vais essayer de donner un éclairage plus large sur l’ensemble de la campagne. Malgré sa belle épaisseur, celle-ci m’a donné l’impression de pouvoir être jouée dans un temps relativement court car l’auteur s’ingénie à vraiment tout bien présenter et à bien découper les épisodes présentés (au nombre de 7). On n’évitera cependant pas des parties très très scriptées, et aussi que le mélange idéologie nazie + pouvoirs psis + dimension parallèle + corporation au dessein maléfique + complot renvoient quand même vers pas mal de lieux communs bien connus des rôlistes. Le final qui voit une coopération russo-américaine tend aussi vers le même écueil qu’a connu Critical Fondation, maintenant que le mois de février 2022 a complètement changé la donne... Ca n’est cependant pas complètement dommageable et l’opération étant secrète, on pourra tenter de tordre un peu la situation internationale actuelle.
Au final, après lecture de
Tötenköpfe, on sent dedans une œuvre d’auteur plus qu’une œuvre vraiment originale. Si la réalisation est impeccable, il n’y a rien qui m’ait fait particulièrement vibrer, et beaucoup qui m’a fait freiner. Dommage que la partie quantique n’ait pas été plus exploitée, je pense que cela aurait aidé pour avoir un résultat bien plus inattendu, dans tous les sens du terme.
Œuvre d’auteur donc puisque cette production s’accompagne d’un univers graphique très abouti et qui tient ses promesses. Les aides de jeu sont réussies, en tout cas plus que dans d’autres productions des XII Singes car elles se présentent sur plusieurs formats carton ou papier, plutôt que le format sur papier glacé qu’on connaît et qui a tendance à être trop uniforme. Je regrette cependant, par rapport à l’ambition très réaliste souhaitée, qu’on n’ait pas davantage d’aides matérielles très orientées World Company de type badge d’accès ou cartes de visite, mais je pense qu’on a suffisamment d’exemples antérieurs de ces goodies exotiques qui ont fini par planter en beauté des campagnes de financement. Pour continuer dans des regrets similaires mais plus atteignables, dommage aussi vu le système FU retenu que l’éditeur n’ait pas ajouté un jeu de D6 spécfique comme le produit Stellamaris. Vu la belle boîte proposée, cela aurait été un indéniable plus.
On trouvera enfin quelques coquilles mais qui sont très pardonnables vu la masse de texte produite.
6.) Allez vous vous en servir ?
A priori non, sauf si je veux en détourner 1-2 éléments pour des scénarios contemporains dans un style similaire (j’y ai pensé pour Critical Fondation qui s’appuie aussi beaucoup, pour des raisons très distinctes, sur un univers graphique tout aussi abouti).
7.) En conseilleriez-vous l'achat ??
Difficilement aussi, pour les raisons que j’évoquais. Si je devais malgré tout l’utiliser et passer au-delà de mes réticences, je pense que cette campagne gagnerait à être adaptée à
KULT qui joue aussi avec cette partie dimensionnelle et les aspects les plus sombres de l’humain, tout en ajoutant un contexte fantastico-biblique qui permet de rester dans du pur JDR, et pas dériver potentiellement vers une expérience qui pourrait se révéler traumatisante.