Re: [CR] Millevaux et autres jeux Outsider
Publié : ven. déc. 06, 2019 11:44 am
LA VEILLÉE
Un épisode entre le recueillement et la fureur, où les liens entre les exorcistes se resserrent sous la menace grandissante.
Joué / écrit le 06/12/2019
Jeu principal utilisé : L'Empreinte, de Thomas Munier, survivre à une transformation qui nous submerge
N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.
Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux
Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.
Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

Unnar Ýmir Björnsson, cc-by, sur flickr
Contenu sensible : violence, racisme, suicide
Passage précédent :
7. Absolution
Quand les villageois montrent leur vrai visage, les choses sont bouleversées.
L'histoire :

Tales from the Putrid Swamp, par Bear Browler, sludgecore aux saillies doom et thrash, avec un chant alcoolisé de Tom Waits vénère.
La douleur accélérait le processus mental du novice, il avait l'impression de réfléchir à la situation pendant que les coups pleuvaient au ralenti : "Comment je vais m'en sortir en vie sans les tuer ?"
Il tombe à terre mais en profite pour frapper la cheville du fils Fréchin avec ses sabots. Le grand dadais s'écroule.
"Whoit, où qu'il est passé le gars derrière ?", se demande le novice.
Le fils Domange lui flanque un coup de fléau en pleine gueule, ça lui déboîte la mâchoire dans un grand CROC et envoie valser son cache-oeil.
La gueule en sang, la Soeur Marie-des-Eaux s'aggrippe au fléau du fils Domange, il tire de toutes ses forces.
Le fils Fréchin s'est redressé sur ses genoux, il aggrippe la tête du novice en arrière, les doigts dans le trou de son oeil mort.
"Whoit, où donc tu veux m'emmener la bestiole ?"
C'était la voix de Champo. Il hémergea des fourrés avec Maurice au bout d'une longe. A la vue de la scène, il réagit instantanément en faisant tournoyer son lasso. Déjà il capturait le cou du fils Fréchin.
La Soeur Marie-des-Eaux asséna un coup de sabot en plein dans la peut figure du fils Domange. SHLORK !
Tant pis si je le bute, en fait. Désolé mon Vieux, c'est lui ou moi.
Le fils Fréchin était pas assez beurzou pour ignorer que la situation tournait à leur désavantage. Il avait la gueule en vrac et l'âne menaçait de ruer, alors il s'enfuit dans le taillis sans un regard pour son compère.
Le fils Domange supplia Champo de le relâcher et c'est ce que le sherpa fit.
"Tu le paieras cher, sale métèque !
- Dis-moi p'tit con t'en sais rien si t'étais au village avant moi !"
"Maurice était comme fou, il voulait à tout prix sortir de l'étable, alors je lui ai mis une longe et je l'ai suivi, il m'a conduit jusque là."
Puis il se rendit compte que la Soeur Marie-des-Eaux était vraiment dans un peut état et que probablement il n'avait que faire de ses précisions.
ll ramassa son cache-oeil dans les feuilles mortes et coucha le novice sur le dos de Maurice.
Derrière la porte du presbytère entrouverte, le Père Houillon guettait.

Phillharmonics, par Agnes Obel, un piano-voix pour chanter les derniers et les plus fragiles des grands espaces, et les histoires minuscules qui s'y tapissent.
La veillée mortuaire du Basile se passa dans une atmosphère de totale étrangeté. Champo et le Nono Elie avaient couché le corps dans son ancienne chambre, où il n'avait plus dormi depuis l'affaire du Jésus-Cuit brisé. Il était tout blanc et comme paisible dans les draps. Entre ses mains, le chapelet en cordelette qu'il avait lui-même fabriqué.
La Soeur Marie-des-Eaux avait tenu à venir malgré les protestations collégiales, alors on l'avait sanglé sur le dos de Maurice, et maintenant il était avachi dans un fauteuil, engoncé dans les affres de ses os brisés. L'odeur des bougies partout et les rideaux tirés rappelait de drôles de choses à la Soeur Jacqueline, alors elle s'abîma dans la prière pour n'y plus penser.
Avec le Nono Elie et Champo, les seuls villageois à s'être déplacés étaient le Sybille Henriquet et la Mélie Tieutieu, descendue de Gremifontaine. Elle dissipait le malaise global en dispensant quelques ragots. Elle avait aussi ramené des beignets de pommes de terre dans un torchon tout huileux. C'était un petit mystère de comprendre comment cette ménagère de quatre-vingt ans avait pu descendre toute seule la forêt à travers la côte de Tachey et le Chaudron, avec son tablier à fleurs et ses beignets.
La mère Thiébaud parlait de ses maladies, et que son zona lui brûlait dans la mâchoire, et que la cataracte lui mangeait l'oeil, et elle croisait ses doigts tordus et arthritiques, en attente qu'on admette que c'était bien elle la plus à plaindre.
Le curé Houillon ne s'était pas épanché au-delà des prière de rigueur, des "Saindoux, priez pour nous", ça se sentait qu'il aurait bien fait l'économie du voyage jusqu'au Chaudron, et puis une mort par suicide ça fait toujours désordre dans la paroisse. Et il faisait tout pour éviter le regard de la Soeur Marie-des-Eaux.
Le père Thiébaud sussurait à voix basse une couârie qui n'était pas destinée aux occupants de cette pièce.
La mère Thiébaud se pencha vers le Nono Elie : "Dis ouâr, toi qui sais toujours tout, pourquoi donc il était enfermé dans le poulailler, le Basile ?
- Whoit, parce qu'il a cassé le Jésus-Cuit !, proféra le chasseur à voix basse.
- Oh, c'est pas vrai que d'moi, j'avais oublié !"
Champo serra les mains et le chapelet de Basile en signe d'amitié sincère.
Cette petite couârie idiote sortit un instant la Soeur Marie-des-Eaux des profondes méditations de la douleur.
La mère Thiébaud perd la mémoire. Mais que la mémoire ancienne, la mémoire proche.
Comme si ça lui était sucé.
Le retour au village fut lent, à passer par les chemins communaux tout enserrés de sapins et de nuit, sous le lustre des étoiles et la clameur des hiboux. Ils passèrent en cohorte, guidés par le père Thiébaud qui parlait à des choses invisibles dans les ténèbres, et il les conduisit jusqu'à la Chapelotte, une petite chapelle en haut de la côte dont il avait la responsabilité et qui tombait en ruines. Le curé Houillon la bénit. La Soeur Marie-des-Eaux s'agita un peu sous son âne et se tourna vers le sherpa :
"Champo...
Merci de m'avoir sauvé la vie."
Le père Thiébaud resta là, perdu dans ses pensées et toute la troupe des villageois traversa le hameau de la Grande-Fosse, sous les cris des chiens nocturnes.
Arrivés au Pont-des-Fées, la Soeur Jacqueline dut s'occuper du novice comme d'un enfant. Elle lui refit ses bandages, il avait des hématomes gigantesques qui s'étendaient sur sa peau dans un développement de différentes couleurs. D'ordinaire, la doyenne aurait été chamboulée par la vue de ce corps maigre et brisé, mais elle était trop absorbée par son sentiment de culpabilité.
Elle dut lui mettre sa plume dans ses mains pour lui permettre de remplir son fichu carnet mémographique de tous les martyres de la journée.
Et puis ce fut encore la pénible récitation de l'Apocalypse, avec le souffle court d'une cage thoracique enfoncée :
"L'Homme entendra les rumeurs folles qui parcourent les rues et les palais de Babylone. Ses frères et ses sœurs ont déjà commencé à remplir le grenier des hantises avec le grain de leurs peurs, de leurs omissions, et de toutes leurs pensées impies et industrieuses comme des fourmis arrachées de la dévotion par des activités profanes et bassement profitables. Déjà l'œuvre de ces pensées agrégées se répand comme du limon dans la Cité et sème l'horreur. Qu'il châtie les mauvais-penseurs pour les empêcher de souiller la trame spirituelle du monde, qu'il s'abîme dans la prière pour dissoudre ce vent mauvais, qu'il répande la bonne parole, ou qu'il purge les lieux déjà souillés par la hantise, l'Homme fera une bonne action du moment qu'il suit les directives du Très-Haut."
Mais très tôt la bougie fut soufflée.

Zugzwang for Fostex, par Ian William Craig, de l'ambient bruitiste minimaliste avec un son qui part en miette, entre piano éthéré, rêve éveillé et voie ferrée abandonnée.
Le lendemain fut percé par le teuf-teuf du tracteur du None Elie, puis par les cloches qui sonnaient le temps des funérailles.
C'était difficile de savoir qui au village avait une compassion sincère pour le Basile, mais l'église était pleine comme un oeuf. Beaucoup avaient besoin d'en apprendre plus sur les récents événements. La messe se déroula dans le froid et dans la tension, on sentait que la bouche des gens était sur le point d'exploser. Trop de ragots à faire courir.
La Soeur Marie-des-Eaux monta en colère tout au long de l'office, l'hypocrisie des Voivrais le mettait hors de lui. Heureusement qu'il en voyait aussi quelques uns qui ne faisaient pas semblant d'être tristes, la Mélie Tieutieu, Champo, le Sybille Henriquet, peut-être la Bernadette tant qu'à faire. Le village méritait encore d'être sauvé.
Les fils Domange et Fréchin étaient aussi de la partie. Il les toisa du regard. Le Domange baissa la tête, mais pas le Fréchin.
Champo les attendait à l'extérieur quand l'office fut terminé. On le laissait pas entrer dans l'église puisque c'était un païen. Pourtant, c'est lui qui avait aidé à charger le cercueil dans le tracteur du Nono Elie, enfin bref il avait tant et tant fait.
Le cimetière était juste en bas de l'église, à l'entrée du hameau du Moulin aux Bois, il était petit, étriqué entre quatre murs de pierres entassées, encerclé par des arbres gourmands dont les racines puisaient sans doute aux sucs des morts. La pierre tombale de Basile était à son image, très modeste, de celle qui disparaîtrait bientôt sous les ronces.
La Soeur Marie-des-Eaux sortit en dernier du cimetière, appuyé sur deux cannes. Une femme en noir en profita pour l'alpaguer.
"Madeleine Soubise, vous êtes venue."
La fermière la fixait de son visage rouge de croûtes qui cachait des yeux profonds.
"Je suis venu vous dire... Je sais que vous vous en êtes pris à Hippolyte. Je vous en supplie, arrêtez-vous de vous intéresser à nous. ça vaut mieux pour tout le monde.
- Je ferai ce que le Vieux me dira de faire. Je dois suivre mon sacerdoce.
- Je vous préviens en toute amitié. Et si vous détournez les yeux, on peut votre bien..." Sa détresse était palpable.
- Ni l'amitié ni la corruption, ni les coups de bâton ne me feront fléchir. Vous devez comprendre ça."
"Soeur Marie-des-Eaux...
- Oui ?
- Emmenez-moi avec vous, je n'en peux plus...
- Je n'irai nulle part tant que Les Voivres n'aura pas été exorcisé du mal qui le ronge."
La fermière tourna les talons à travers la futaie, désespérée.
Il y avait une sacrée ambiance dans l'Auberge. Les vins d'honneur d'après funéraille ressemblaient un peu à des banquets par ici. ça causait très fort, d'un côté le Nono Elie qui régalait son public d'anecdotes ponctuées de vindioux et de vinrats, et de l'autre les persiflades de l'Oncle Mougeot avec sa cour attablée :
"De toute façon, le Basile il était pas bien beau..."
On avait installé la Soeur Marie-des-Eaux dans un fauteuil près du feu et la Bernadette glissa une assiette de pâté lorrain fumant sur son coin de table.
"Vous savez que je mange pas de viande ! Donnez-moi plutôt de la choucroute, juste le chou, bien sûr, siffla le novice.
- Décidément, vous mangez pas la même chose que nous !"
Le visage du novice s'éclaircit, ses yeux s'agrandirent :
"C'est ça, bien sûr... Les horlas... Ils mangent pas tous la même chose, c'est ça ?"
La Bernadette répondit à voix basse, il y avait du monde et elle réagit comme si la Soeur Marie-des-Eaux avait sorti un gros mot digne du pire des argotiers.
"Chut... Mais vous avez raison, les horlas y'en a autant de différents qu'il y a d'étoiles dans le ciel. Alors oui ils mangent pas tous la même chose."
Il fallait comprendre ce que ça bouffait, et y'avait plus qu'à suivre la piste.
Champo prenait l'air au dehors. Il partageait une cigarette de foin avec le Sibylle Henriquet. ça lui faisait du bien de se brûler la lippe.
C'est ainsi qu'il vit quelque chose s'envoler du clocher et passer à travers les frondaisons. Un pigeon voyageur.
Lexique :
peut : moche
Whoit : interjection
C'est pas vrai que d'moi : formule auto-dépréciative
vindiou, vinrat : juron
Notes liées aux règles de L’Empreinte :
Menace : une Déité Horla (la Mère Truie)
Lieu de départ : Les Voivres
Avancement :
Acte I – Introspection + Tentation + Agression
Acte II – Introspection + Tentation + Agression
Acte III - Introspection + Tentation
Bilan :
J'ai bien failli louper ma séance hebdomadaire d'écriture. J'ai été pris dans l'organisation d'un GN et pensant que je bouclerais cette tâche rapidement (ce qui ne fut pas le cas), j'ai repoussé repoussé la session d'écriture. Ceci cumulé à des imprévus domestiques a fait que je n'ai pris la plume que ce vendredi matin ! Il était temps ! Il vaut mieux que je fasse comme la semaine dernière, prendre la plume le plus tôt possible en semaine, quitte à ce que ce soit dans des conditions de fatigue ou que ça repousse d'autres tâches censées être urgentes, et qui en réalité auraient pu attendre un jour de plus.
Nouveauté technique, une liste inspirée de l'article de Grégory Pogorzelski "Préparation : C'est pas moi, c'est mes PNJ"
Je liste tous mes PNJ et je leur fixe un objectif à chacun. Et de temps en temps, je m'astreins à faire avancer l'objectif de l'un ou l'autre ou je fais évoluer leurs objectifs en fonction de ce qu'il se passe, histoire de donner une impression de monde vivant.
Les règles de l'Empreinte m'ont permis de faire un découpage technique intéressant pour le combat. J'avais prévu que la Soeur Marie-des-Eaux perde, mais nous sommes seulement à l'acte II, donc les PJ ont eu l'avantage (la menace ne peut pas encore lancer beaucoup de dés). Ceci dit, la Soeur Marie-des-Eaux a récolté une empreinte. C'est donc avec des PJ mal en points que je démarre l'acte III. J'ignore quelle va être la prochaine agression mais ça promet de faire mal. Je pense que la menace va vraiment passer à l'action.
Feuilles de personnage :
Les feuilles de personnages sont maintenant centralisées et mises à jour sur cet article
Nouveauté par rapport à la fois précédente :
- 1 empreinte de plus pour Soeur Marie-des-Eaux.
- Liste des objectifs des PNJ en fin de page.
Un épisode entre le recueillement et la fureur, où les liens entre les exorcistes se resserrent sous la menace grandissante.
Joué / écrit le 06/12/2019
Jeu principal utilisé : L'Empreinte, de Thomas Munier, survivre à une transformation qui nous submerge
N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.
Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux
Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.
Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

Unnar Ýmir Björnsson, cc-by, sur flickr
Contenu sensible : violence, racisme, suicide
Passage précédent :
7. Absolution
Quand les villageois montrent leur vrai visage, les choses sont bouleversées.
L'histoire :

Tales from the Putrid Swamp, par Bear Browler, sludgecore aux saillies doom et thrash, avec un chant alcoolisé de Tom Waits vénère.
La douleur accélérait le processus mental du novice, il avait l'impression de réfléchir à la situation pendant que les coups pleuvaient au ralenti : "Comment je vais m'en sortir en vie sans les tuer ?"
Il tombe à terre mais en profite pour frapper la cheville du fils Fréchin avec ses sabots. Le grand dadais s'écroule.
"Whoit, où qu'il est passé le gars derrière ?", se demande le novice.
Le fils Domange lui flanque un coup de fléau en pleine gueule, ça lui déboîte la mâchoire dans un grand CROC et envoie valser son cache-oeil.
La gueule en sang, la Soeur Marie-des-Eaux s'aggrippe au fléau du fils Domange, il tire de toutes ses forces.
Le fils Fréchin s'est redressé sur ses genoux, il aggrippe la tête du novice en arrière, les doigts dans le trou de son oeil mort.
"Whoit, où donc tu veux m'emmener la bestiole ?"
C'était la voix de Champo. Il hémergea des fourrés avec Maurice au bout d'une longe. A la vue de la scène, il réagit instantanément en faisant tournoyer son lasso. Déjà il capturait le cou du fils Fréchin.
La Soeur Marie-des-Eaux asséna un coup de sabot en plein dans la peut figure du fils Domange. SHLORK !
Tant pis si je le bute, en fait. Désolé mon Vieux, c'est lui ou moi.
Le fils Fréchin était pas assez beurzou pour ignorer que la situation tournait à leur désavantage. Il avait la gueule en vrac et l'âne menaçait de ruer, alors il s'enfuit dans le taillis sans un regard pour son compère.
Le fils Domange supplia Champo de le relâcher et c'est ce que le sherpa fit.
"Tu le paieras cher, sale métèque !
- Dis-moi p'tit con t'en sais rien si t'étais au village avant moi !"
"Maurice était comme fou, il voulait à tout prix sortir de l'étable, alors je lui ai mis une longe et je l'ai suivi, il m'a conduit jusque là."
Puis il se rendit compte que la Soeur Marie-des-Eaux était vraiment dans un peut état et que probablement il n'avait que faire de ses précisions.
ll ramassa son cache-oeil dans les feuilles mortes et coucha le novice sur le dos de Maurice.
Derrière la porte du presbytère entrouverte, le Père Houillon guettait.

Phillharmonics, par Agnes Obel, un piano-voix pour chanter les derniers et les plus fragiles des grands espaces, et les histoires minuscules qui s'y tapissent.
La veillée mortuaire du Basile se passa dans une atmosphère de totale étrangeté. Champo et le Nono Elie avaient couché le corps dans son ancienne chambre, où il n'avait plus dormi depuis l'affaire du Jésus-Cuit brisé. Il était tout blanc et comme paisible dans les draps. Entre ses mains, le chapelet en cordelette qu'il avait lui-même fabriqué.
La Soeur Marie-des-Eaux avait tenu à venir malgré les protestations collégiales, alors on l'avait sanglé sur le dos de Maurice, et maintenant il était avachi dans un fauteuil, engoncé dans les affres de ses os brisés. L'odeur des bougies partout et les rideaux tirés rappelait de drôles de choses à la Soeur Jacqueline, alors elle s'abîma dans la prière pour n'y plus penser.
Avec le Nono Elie et Champo, les seuls villageois à s'être déplacés étaient le Sybille Henriquet et la Mélie Tieutieu, descendue de Gremifontaine. Elle dissipait le malaise global en dispensant quelques ragots. Elle avait aussi ramené des beignets de pommes de terre dans un torchon tout huileux. C'était un petit mystère de comprendre comment cette ménagère de quatre-vingt ans avait pu descendre toute seule la forêt à travers la côte de Tachey et le Chaudron, avec son tablier à fleurs et ses beignets.
La mère Thiébaud parlait de ses maladies, et que son zona lui brûlait dans la mâchoire, et que la cataracte lui mangeait l'oeil, et elle croisait ses doigts tordus et arthritiques, en attente qu'on admette que c'était bien elle la plus à plaindre.
Le curé Houillon ne s'était pas épanché au-delà des prière de rigueur, des "Saindoux, priez pour nous", ça se sentait qu'il aurait bien fait l'économie du voyage jusqu'au Chaudron, et puis une mort par suicide ça fait toujours désordre dans la paroisse. Et il faisait tout pour éviter le regard de la Soeur Marie-des-Eaux.
Le père Thiébaud sussurait à voix basse une couârie qui n'était pas destinée aux occupants de cette pièce.
La mère Thiébaud se pencha vers le Nono Elie : "Dis ouâr, toi qui sais toujours tout, pourquoi donc il était enfermé dans le poulailler, le Basile ?
- Whoit, parce qu'il a cassé le Jésus-Cuit !, proféra le chasseur à voix basse.
- Oh, c'est pas vrai que d'moi, j'avais oublié !"
Champo serra les mains et le chapelet de Basile en signe d'amitié sincère.
Cette petite couârie idiote sortit un instant la Soeur Marie-des-Eaux des profondes méditations de la douleur.
La mère Thiébaud perd la mémoire. Mais que la mémoire ancienne, la mémoire proche.
Comme si ça lui était sucé.
Le retour au village fut lent, à passer par les chemins communaux tout enserrés de sapins et de nuit, sous le lustre des étoiles et la clameur des hiboux. Ils passèrent en cohorte, guidés par le père Thiébaud qui parlait à des choses invisibles dans les ténèbres, et il les conduisit jusqu'à la Chapelotte, une petite chapelle en haut de la côte dont il avait la responsabilité et qui tombait en ruines. Le curé Houillon la bénit. La Soeur Marie-des-Eaux s'agita un peu sous son âne et se tourna vers le sherpa :
"Champo...
Merci de m'avoir sauvé la vie."
Le père Thiébaud resta là, perdu dans ses pensées et toute la troupe des villageois traversa le hameau de la Grande-Fosse, sous les cris des chiens nocturnes.
Arrivés au Pont-des-Fées, la Soeur Jacqueline dut s'occuper du novice comme d'un enfant. Elle lui refit ses bandages, il avait des hématomes gigantesques qui s'étendaient sur sa peau dans un développement de différentes couleurs. D'ordinaire, la doyenne aurait été chamboulée par la vue de ce corps maigre et brisé, mais elle était trop absorbée par son sentiment de culpabilité.
Elle dut lui mettre sa plume dans ses mains pour lui permettre de remplir son fichu carnet mémographique de tous les martyres de la journée.
Et puis ce fut encore la pénible récitation de l'Apocalypse, avec le souffle court d'une cage thoracique enfoncée :
"L'Homme entendra les rumeurs folles qui parcourent les rues et les palais de Babylone. Ses frères et ses sœurs ont déjà commencé à remplir le grenier des hantises avec le grain de leurs peurs, de leurs omissions, et de toutes leurs pensées impies et industrieuses comme des fourmis arrachées de la dévotion par des activités profanes et bassement profitables. Déjà l'œuvre de ces pensées agrégées se répand comme du limon dans la Cité et sème l'horreur. Qu'il châtie les mauvais-penseurs pour les empêcher de souiller la trame spirituelle du monde, qu'il s'abîme dans la prière pour dissoudre ce vent mauvais, qu'il répande la bonne parole, ou qu'il purge les lieux déjà souillés par la hantise, l'Homme fera une bonne action du moment qu'il suit les directives du Très-Haut."
Mais très tôt la bougie fut soufflée.

Zugzwang for Fostex, par Ian William Craig, de l'ambient bruitiste minimaliste avec un son qui part en miette, entre piano éthéré, rêve éveillé et voie ferrée abandonnée.
Le lendemain fut percé par le teuf-teuf du tracteur du None Elie, puis par les cloches qui sonnaient le temps des funérailles.
C'était difficile de savoir qui au village avait une compassion sincère pour le Basile, mais l'église était pleine comme un oeuf. Beaucoup avaient besoin d'en apprendre plus sur les récents événements. La messe se déroula dans le froid et dans la tension, on sentait que la bouche des gens était sur le point d'exploser. Trop de ragots à faire courir.
La Soeur Marie-des-Eaux monta en colère tout au long de l'office, l'hypocrisie des Voivrais le mettait hors de lui. Heureusement qu'il en voyait aussi quelques uns qui ne faisaient pas semblant d'être tristes, la Mélie Tieutieu, Champo, le Sybille Henriquet, peut-être la Bernadette tant qu'à faire. Le village méritait encore d'être sauvé.
Les fils Domange et Fréchin étaient aussi de la partie. Il les toisa du regard. Le Domange baissa la tête, mais pas le Fréchin.
Champo les attendait à l'extérieur quand l'office fut terminé. On le laissait pas entrer dans l'église puisque c'était un païen. Pourtant, c'est lui qui avait aidé à charger le cercueil dans le tracteur du Nono Elie, enfin bref il avait tant et tant fait.
Le cimetière était juste en bas de l'église, à l'entrée du hameau du Moulin aux Bois, il était petit, étriqué entre quatre murs de pierres entassées, encerclé par des arbres gourmands dont les racines puisaient sans doute aux sucs des morts. La pierre tombale de Basile était à son image, très modeste, de celle qui disparaîtrait bientôt sous les ronces.
La Soeur Marie-des-Eaux sortit en dernier du cimetière, appuyé sur deux cannes. Une femme en noir en profita pour l'alpaguer.
"Madeleine Soubise, vous êtes venue."
La fermière la fixait de son visage rouge de croûtes qui cachait des yeux profonds.
"Je suis venu vous dire... Je sais que vous vous en êtes pris à Hippolyte. Je vous en supplie, arrêtez-vous de vous intéresser à nous. ça vaut mieux pour tout le monde.
- Je ferai ce que le Vieux me dira de faire. Je dois suivre mon sacerdoce.
- Je vous préviens en toute amitié. Et si vous détournez les yeux, on peut votre bien..." Sa détresse était palpable.
- Ni l'amitié ni la corruption, ni les coups de bâton ne me feront fléchir. Vous devez comprendre ça."
"Soeur Marie-des-Eaux...
- Oui ?
- Emmenez-moi avec vous, je n'en peux plus...
- Je n'irai nulle part tant que Les Voivres n'aura pas été exorcisé du mal qui le ronge."
La fermière tourna les talons à travers la futaie, désespérée.
Il y avait une sacrée ambiance dans l'Auberge. Les vins d'honneur d'après funéraille ressemblaient un peu à des banquets par ici. ça causait très fort, d'un côté le Nono Elie qui régalait son public d'anecdotes ponctuées de vindioux et de vinrats, et de l'autre les persiflades de l'Oncle Mougeot avec sa cour attablée :
"De toute façon, le Basile il était pas bien beau..."
On avait installé la Soeur Marie-des-Eaux dans un fauteuil près du feu et la Bernadette glissa une assiette de pâté lorrain fumant sur son coin de table.
"Vous savez que je mange pas de viande ! Donnez-moi plutôt de la choucroute, juste le chou, bien sûr, siffla le novice.
- Décidément, vous mangez pas la même chose que nous !"
Le visage du novice s'éclaircit, ses yeux s'agrandirent :
"C'est ça, bien sûr... Les horlas... Ils mangent pas tous la même chose, c'est ça ?"
La Bernadette répondit à voix basse, il y avait du monde et elle réagit comme si la Soeur Marie-des-Eaux avait sorti un gros mot digne du pire des argotiers.
"Chut... Mais vous avez raison, les horlas y'en a autant de différents qu'il y a d'étoiles dans le ciel. Alors oui ils mangent pas tous la même chose."
Il fallait comprendre ce que ça bouffait, et y'avait plus qu'à suivre la piste.
Champo prenait l'air au dehors. Il partageait une cigarette de foin avec le Sibylle Henriquet. ça lui faisait du bien de se brûler la lippe.
C'est ainsi qu'il vit quelque chose s'envoler du clocher et passer à travers les frondaisons. Un pigeon voyageur.
Lexique :
peut : moche
Whoit : interjection
C'est pas vrai que d'moi : formule auto-dépréciative
vindiou, vinrat : juron
Notes liées aux règles de L’Empreinte :
Menace : une Déité Horla (la Mère Truie)
Lieu de départ : Les Voivres
Avancement :
Acte I – Introspection + Tentation + Agression
Acte II – Introspection + Tentation + Agression
Acte III - Introspection + Tentation
Bilan :
J'ai bien failli louper ma séance hebdomadaire d'écriture. J'ai été pris dans l'organisation d'un GN et pensant que je bouclerais cette tâche rapidement (ce qui ne fut pas le cas), j'ai repoussé repoussé la session d'écriture. Ceci cumulé à des imprévus domestiques a fait que je n'ai pris la plume que ce vendredi matin ! Il était temps ! Il vaut mieux que je fasse comme la semaine dernière, prendre la plume le plus tôt possible en semaine, quitte à ce que ce soit dans des conditions de fatigue ou que ça repousse d'autres tâches censées être urgentes, et qui en réalité auraient pu attendre un jour de plus.
Nouveauté technique, une liste inspirée de l'article de Grégory Pogorzelski "Préparation : C'est pas moi, c'est mes PNJ"
Je liste tous mes PNJ et je leur fixe un objectif à chacun. Et de temps en temps, je m'astreins à faire avancer l'objectif de l'un ou l'autre ou je fais évoluer leurs objectifs en fonction de ce qu'il se passe, histoire de donner une impression de monde vivant.
Les règles de l'Empreinte m'ont permis de faire un découpage technique intéressant pour le combat. J'avais prévu que la Soeur Marie-des-Eaux perde, mais nous sommes seulement à l'acte II, donc les PJ ont eu l'avantage (la menace ne peut pas encore lancer beaucoup de dés). Ceci dit, la Soeur Marie-des-Eaux a récolté une empreinte. C'est donc avec des PJ mal en points que je démarre l'acte III. J'ignore quelle va être la prochaine agression mais ça promet de faire mal. Je pense que la menace va vraiment passer à l'action.
Feuilles de personnage :
Les feuilles de personnages sont maintenant centralisées et mises à jour sur cet article
Nouveauté par rapport à la fois précédente :
- 1 empreinte de plus pour Soeur Marie-des-Eaux.
- Liste des objectifs des PNJ en fin de page.