Grande aérogare impériale de Bastion
Première après-midi de l'été
En ce milieu d’après-midi, sur la vaste esplanade qui s’étend devant la Grande Aérogare Impériale, Ian joue des coudes et des épaules pour s’extirper de la foule dense qui afflue à contre sens. Il est pressé, très pressé. Enfin, après moult efforts, il atteint la large avenue qui borde l'immense esplanade. Levant un bras, il hèle le premier cab qui passe et, se glissant à bord, lance au cocher « Au manoir Hamilton, 222B Green Hill Street, Quartier des hauts. Vite, le plus que vous puissiez ! ». Le cocher s’exécute et son cab file désormais à vive allure sur les avenues pavées de Bastion. « Diantre, pourvu qu’il ne soit déjà trop tard… ». Perdu dans ses pensées, Ian se remémore cette étrange après-midi...
Ce n’est qu’après déjeuner qu’il était arrivé en compagnie de ses deux comparses devant la grande aérogare. Juste à temps pour qu'ils puissent tous trois admirer l’envol du gigantesque cerf-volant mandchoudien devant un parterre d'officiels. Celui-ci représentait un magnifique dragon asidien irisé de couleurs vives. Il s'éleva sans mal au-dessus de l’édifice sous les applaudissements de la foule amassée en ce lieu pour l’occasion.
L’architecte avait réalisé une œuvre majeure sans nul doute. La façade du bâtiment, tout de verre et d’acier, apportait une touche de modernité surprenante qui tranchait fortement avec le style impérial néo-classique de Bastion. A l’approche du cordon de sécurité qui filtrait les invités des badauds, il avait tout de suite aperçu James Gueding. Placé quelque peu en retrait, l’agent impérial surveillait les visiteurs admis à pénétrer dans le nouvel édifice. Une fois le cordon franchi, il s’était empressé de l’interpeller pour lui présenter ses amis et échanger sur les nouveaux éléments découverts – sans toutefois trop en dévoiler – au sujet du vol du heurtoir mandchoudien. James Gueding avait semblé fort intéressé mais ses obligations avaient bien vite écourté la rencontre ; ce dernier leur avait néanmoins promis de les retrouver rapidement.
La vision du hall de l’aérogare était stupéfiante. Les larges ouvertures vitrées de la façade inondaient de lumière cette salle aux dimensions titanesques. Il s’était cru lilliputien en foulant son sol marbré. Le hall formait une gigantesque demi-lune. Derrière d’immenses portes disposées régulièrement tout du long de son arc de cercle, il distribuait les quais. Long tunnel entièrement recouvert de verrières, chaque quai se déployait linéairement tel un rayon lumineux. Disposée en tête de chaque quai, une haute tour – véritable flèche verticale – œuvrait comme bite d’amarrage pour le zeppelin qui s’y accrochait mais servait aussi de passerelle d’appontage. Tout visiteur ne pouvait être qu’admiratif devant une telle splendeur architecturale et technologique.
Toutefois, sur la droite du vaste hall, il n'avait pu ignorer le superbe pavillon mandchoudien. Construit de toute pièce pour l’événement inaugural, il accueillait une incroyable collection d'antiquités exotiques. Peint tout en nuance de rouges, le bâtiment trônait tel un rubis dans son écrin. Un large escalier de quelques marches permettait l’accès à ses deux portes monumentales et magnifiquement ornées. Mais rejoindre le pavillon n'avait pas été une sinécure. A peine son pied dans le hall, Richard avait honoré son rendez-vous professionnel avec M Kellerman, l’administrateur de la Black Star Line. Celui-ci l’avait attendu avec impatience dans le hall. Dès lors, son ami avait été in extenso accaparé par la délégation officielle. M Kellerman lui avait présenté Lord Cooke, haut-commissaire aux transports de Sa Majesté. S’il avait trouvé un charisme indéniable à M Kellerman, il n'avait pu en dire autant du haut-commissaire. Son physique adipeux et son ton mielleux avec les puissants mais dédaigneux envers les autres lui avait immédiatement déplu. De plus, intarissable rhéteur et suffisant dans ses propos, il avait trouvé le politicien définitivement antipathique. Malgré tout, mètre par mètre d’un parcours interminable, ils avaient atteint enfin le pavillon et ses salles d’exposition.
Meï Fang était resplendissante. Il en avait été subjugué. Le sourire qu’elle lui avait esquissé lorsque leurs regards s'étaient croisés avait été un chavirement. Un de plus. Elle patientait débout dans le hall d'entrée du pavillon. Vêtue d’un magnifique tailleur blanc, sa tenue contrastait avec le rouge profond des tapisseries mandchoudiennes qui ornaient les murs de la pièce. Elle attirait immanquablement le regard sur elle.
Professionnelle, elle avait accueilli poliment la délégation officielle, remerciant chaque dignitaire de leur présence. Tout en distribuant à chacun le petit catalogue de l’exposition, elle avait initié la visite par un laïus sur les œuvres majeures exposées. Puis, soudainement, elle avait blêmi et il avait immédiatement compris. L'homme était entré dans le hall du pavillon suivi de ses sbires. D'âge mûr, le visage dur et émacié, il imposait immédiatement une aura puissante. Vêtu d’une tenue manchoudienne traditionnelle - un long manteau de peaux sur une épaisse tunique de laine ocre - , il était grand mais semblait relativement maigre, voir chétif. Et pourtant, une crainte avait naquis en chacun en sa présence. Il était accompagné à sa droite par un homme d’une toute autre carrure, imposante et osseuse. Muni d’un immense sabre cérémonial et revêtu d'un épais manteau de cuir rehaussé de fourrures, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’un garde du corps fort et expérimenté. Il se souvint même que le courageux Thomas avait esquissé un pas de recul à sa vue. Six hommes de main vêtus de tuniques de toile noire plus simples complétaient cette ambassade. Lord Cooke lui-même fit les présentations mais, jamais, non jamais, Fong Lee – tel était le nom que l'on lui avait donné – ne prononça la moindre parole. Il s'était contenté de saluer chacun par une légère flexion du buste tout en gardant un visage impassible et froid. Cette posture eut même raison de l'exubérant haut-commissaire. Ce dernier s'était renfermé dans un mutisme dont il aurait pu se réjouir si un long frisson de crainte n’avait parcouru son échine lorsque le mandchoudien l' avait salué à son tour.
D’une voix chevrotante, Meï avait alors invités ses visiteurs à la suivre de salle en salle. Elle avait exposé succinctement certaines pièces de la collection pour s’attarder plus longuement sur d’autres. Toutes étaient la propriété de M Landasles, un richissime collectionneur d’antiquité de Bastion dont elle avait justifié l'absence - à regret - du fait d'une santé trop fragile. La visite s’était écoulée ainsi de salle en salle. Puis, brusquement, dans celle des bronzes, la dernière, Fong Lee, courroucé, avait fait volte-face. D’un pas prompt et vigoureux, sans prononcer une parole, il avait quitté précipitamment le pavillon avec sa clique. Si les officiels furent décontenancés par ce comportement, Meï en avait été pétrifiée. La visite avait ainsi pris fin.
Les officiels partis, il avait enfin échangé ses premiers mots avec Meï. Celle-ci s'était confondu d'excuses pour son absence au théâtre des ombres. Elle était restée interloquée sur ce qu’elle avait appris les événements périlleux de la veille. Il lui avait présenté enfin ses deux amis et tous les quatre avaient conversé de bon cœur sur les antiquités exposées et la délégation mandchoudienne. Mais, au cours de cette conversation, la jeune femme leur avait paru bien éreintée mais surtout très troublée ; il avait même discerné qu'elle n'avait cessé de se toucher négligemment son épaule droite ; un comportement bien étrange qui ne lui ressemblait pas. Interrogée sur Fong Lee, elle avait confirmé qu'il s'agissait bien du chef de la délégation mandchoudienne présente ici pour l'inauguration. Mais, de fait, elle avait écourté bien vite la conversation prétextant d'un travail conséquent. Comprenant les obligations professionnelles de la jeune femme, Richard lui avait proposé de se retrouver chez lui, plus au calme en sa demeure, dès la fin de cette première journée inaugurale ; une invitation qu'elle avait accepté avec plaisir mais à la seule condition qu'elle puisse s'y rende en compagnie du major. Une condition sur laquelle il avait cédé sans grande difficulté. Rendez-vous avait été fixé et les trois hommes avaient pris congés.
C'est en sortant, sur les marches du pavillon qu'il avait aperçu le marchand. S'extirpant de la foule bigarrée, perdu au milieu des vendeurs ambulants disposés ça et là dans le hall de l'aérogare, il s'était directement dirigé d'un pas souple vers les trois compagnons. Nul autre n'avait semblé lui prêter attention. Habillé d'un kimono raffiné aux larges manches, couvert d'un chef conique en paille tressée, son visage était masqué par un fil voile de lin. Il portait en équilibre sur une de ses épaules une longue tige de bambou. A chacune de ses extrémités, deux plateaux en osier emplis de friandises pendaient. Sa vision de le veille se réalisait sous ses yeux. Il en était resté pétrifié. Mais il n'était pas seul à ne plus bouger. Ces deux amis, mis dans la confidence le matin même de cette divination, étaient tout autant statufiés. Arrivé à leurs côtés, le marchand les avait invités à déguster une de ses friandises. Comme hypnotisés, les trois hommes s'était exécutés.
Sucrée, délicieusement fondante, la pâtisserie avait enivré tous ses sens gustatifs jusqu'à l'étourdir. C'est alors qu'il avait entendu une voix se répéter dans sa tête. Chaque mot était distinctement prononcé. Puis cela s'était tu et il avait rouvert ses yeux. Entre temps, le marchand avait rebroussé chemin et s'était éclipsé comme il était apparu. Croisant leur regard, tous trois avaient compris qu'ils avaient vécu la même expérience. Chacun avait échangé ses mystérieuses phrases. Autant les deux premières pouvaient prendre sens - « l'arcane brisé ne dissimule plus la captive », « Guang Ying mourant rejoindra les ombres » -, autant la dernière restait incompréhensible « là ! là ! Cthulhu fbtagn ! ». Les trois amis s'était alors interrogé sur le devenir de leurs actions. Poursuivre la visite ? Rentrer au manoir pour retrouver Liu Chen ? Était-elle toujours en danger ? Quel était le rôle joué par ce Guang Ying ?
Mais ils n'avaient point eu le temps de répondre à ses interrogations. Toujours perchés sur les marches du pavillon, encore hébété, le goût sucré du biscuit persistant en bouche, ils étaient restés de nouveau incrédules allant de surprise en surprise. Non loin, au beau milieu des très nombreux badauds présents dans le hall de l'aérogare, un jeune homme au visage familier leurs avait fait signe de s'approcher. Le marionnettiste
Riu Ru agissait aussi discrètement qu'il pouvait en jetant son regard de droite et de gauche pour s'assurer que personne d'autres ne faisait cas de lui. Ils avaient descendu les dernières marches à sa rencontre. «
Enfin je vous retrouve ! Vite, messieurs, il faut réparer ce que nous avons brisé hier. Suivez moi, vite ! ».
Richard avait immédiatement modéré l'empressement du jeune homme. «
Doucement, doucement, Riu. Vous suivre mais où ? Et pourquoi ? Que doit-on réparer ? ». Toujours avec autant d'empressement,
Riu que suite à l'incendie de la veille et la libération de la jeune captive, des membres de la communauté mandchoudienne de Bastion souhaitaient les rencontrer. « V
ous n'avez rien à craindre, mais il faut les écouter. Mais pas ici, trop dangereux. Suivez moi, vite ! ».
Richard avait alors scruté la grande horloge trônant au centre du hall «
Je n'irai nulle part maintenant mon cher Riu Ru et surtout pas précipitamment. On m'attend dans quelques minutes pour la visite officielle du «
Colossus" et je ne peux m'y déroger ainsi que Thomas. Après peut-être ? ».
Richard et
Thomas avaient pris congés et s'étaient dirigés vers le quai du «
Colossus ».
Resté seul avec Riu Ru, il s'était interrogé : «
Que faire ? Le suivre ? Seul de plus ». Le marionnettiste lui avait récidivé sa requête puis s'était mis en route d'un pas rapide vers le fond du hall en longeant ses hauts murs. Il lui avait emboîté le pas «
Riu attendez...où allons nous ? Qui veut nous rencontrer ? ». Le jeune asidien s'était contenté de répondre « V
ite ! Vite ! » puis avait ajouté, toujours en pressant son pas , «
Nous sommes repérés. On nous suit. ». Il avait alors tourné sa tête et constaté en effet que
James Gueding, non loin, fendait la foule dans leur direction. Il avait pris sa décision. Était-elle la bonne ? Il ne savait à cet instant mais il avait cessé de suivre l'asidien et attendu l'agent impérial. Les deux hommes avaient eu un échange pour le moins surprenant. Constatant que
Ian conversait avec un mandchoudien, J
ames Gueding avait proposé au major de renforcer ce lien. Il cherchait en effet à mieux connaître les motivations des mandchoudiens qu'ils soient de Bastion ou d'ailleurs. Dernièrement, un meurtre avait été commis dans le quartier asidien et une peur palpable au sein de cette communauté se ressentait. Craignait-elle la visite de leurs ressortissants ? Et si oui pourquoi ?
Bien évidemment, après les salutations de
James Gueding, le marionnettiste n'était plus visible depuis longtemps. Il avait pris une décision. Inutile de le chercher en vain cette foule si dense ou perdre un précieux temps à l'attendre ici. Non, ces deux amis comprendraient. Il se devait de retourner au manoir du lord. Et fissa.
Liu Chen était peut-être en grand danger...
Le cab stoppa. «
Nous y sommes monsieur. 222B Green Hill Street ».
Ian descendit et paya généreusement sa course au cocher. Alors que le cab s'éloignait déjà, il se tourna vers les deux hautes grilles qui marquaient l'entrée de la propriété du manoir Hamilton. Celles-ci étaient entrouvertes. «
Bien inhabituel » s'inquiéta-t-il en remontant au pas de course l'allée de graviers blancs qui menait au manoir...
à suivre...
Petit livret sur l'exposition du pavillon asidien fourni aux joueurs