L'eau s'écoulait lentement sur les innombrables débris éparpillés de la barque restés coincés parmi les roches de la grève. De part et d’autre, des caisses et ballots étaient à moitié engloutis ou flottaient tant bien que mal. Désormais, la rivière retrouvait son calme. Au-dessus de nos têtes, le soleil débutait son lent déclin. Avant la nuit et aidé de Baldac, notre batelier, je rassemblais sur la berge où nous avions échoués les marchandises qui pouvaient encore être sauvées. La plupart des vivres étaient perdus. Elles avaient été entrainées par les flots ou y baignaient abîmées et irrécupérables. Au contraire des outils, des armes et même des étoffes pour lesquels nous nous évertuions avec énergie à sauver le plus grand nombre. Entretemps, le jeune Anrulf montait la garde son arc dans les mains. Il scrutait la noirceur de la forêt car, sur cette rive, nous étions en danger, livrés à ses affres. Beleg finissait de panser nos deux compagnons Vannedil et Finn, tous deux avaient été durement molestés lors de notre échouage. Et quand nous eûmes fini nos tâches et repris quelques forces, nous envisageâmes notre futur proche. Pour Baldac, il ne faisait aucun doute que nous étions en aval de Rhosgobel et il estimait le village du Tarn Noir à une semaine de marche en suivant la rive à pied. Avant d'atteindre le Lac Noir, la rivière traçait de multiples lacets augmentant de fait la distance à parcourir. La marche serait assurément plus courte en prenant droit à travers les bois mais certainement plus périlleuse. Nous hésitions car nous désirions avertir au plus vite la communauté des Hommes des bois - mais aussi le mage brun dont nous avions eu écho de son retour en sa demeure - de l'humeur espiègle des Dames du Lac. Beleg s'interrogeait encore à ce sujet : il émit l'idée simple qu'Eau-Sombre, la plus âgée des trois, souhaitait nous entraîner rapidement en un lieu de son choix et que seul l'initiative malheureuse de Vannedil avec son filet avait entraîné la catastrophe. Pour ma part, je ne démordais pas et songeais à la malignité - que j'espérais passagère - de la Dame sous l'effet corrupteur des dernières pluies noires déversées par l'Ombre l’année dernière. Étions-nous les premiers à subir sa démence ? Je ne savais mais il nous fallait en témoigner aux nôtres. Pour cette raison, Beleg se montra insistant pour couper à travers bois mais nous restâmes inflexibles. Avec Vannedil, nous espérions croiser une autre embarcation et ainsi profiter de son aide, à tout le moins pour traverser et atteindre la rive opposée bien plus sûre.
Nous prîmes le long de la berge en abandonnant derrière nous, cachées sous des branchages morts, les marchandises sauvées des eaux. Il nous faudrait revenir ici les récupérer après avoir atteint le Tarn Noir. Je guidais mes compagnons sur des sentes dégagées et sèches autant que possible. Je prenais garde à ouïr constamment le son des flots tumultueux de la rivière m'assurant ainsi de ne jamais trop m'en éloigner de peur de me perdre. A la fin de notre première journée de marche, nous fîmes halte près d'une large souche isolée. Nous nous sustentâmes de maigres pitances et nous couchâmes le ventre gargouillant. Le lendemain fut éprouvant. Ni sentiers ni passages aisés. La rive était inondée compliquant notre progression et embourbant chacun de nos pas. Rapidement la fatigue pesa sur nos corps et nous tirâmes la langue jusqu'au bivouac du soir près d'une concrétion rocheuse. Nous fîmes un petit feu pour sécher nos chausses. Par bonheur, nos chasseurs, Beleg et Anrulf, trouvèrent des petits gibiers s'abreuvant depuis une grève non loin : ce frêle repas emplit néanmoins nos estomacs. Mais mon ami elfe était d'humeur maussade, maugréant à qui voulait l'entendre sa préférence pour couper à travers bois au lieu de s'embourber ici. Je ne disais mots et le laissais pester. A la nuit tombante, nous organisâmes un tour de garde et éteignîmes notre feu de camp afin de masquer notre présence. Beleg débuta le sien en premier.
Des secousses. Répétées. J'ouvrais mes yeux endormis et saisissais par réflexe le pommeau de ma dague mais une main ferme me retint le bras, une autre s'appuya sur ma bouche. « Chut, on vient ! » me souffla Beleg. Un silence pesant baignait la forêt d’une noirceur profonde. Ni étoiles, ni lune, seule l'obscurité oppressante des sous-bois. Tout proche, je perçus un mouvement. C'était le jeune Anrulf. Il réveillait avec précaution Vannedil qui, sortant de son sommeil avec précipitation, s'empressa de tirer sa lame au clair. Le son strident du fer de son épée raclant l'étui de cuir de son fourreau figea chacun de nous. Vannedil serra ses dents et pesta à mi-voix. A ses côtés le batelier tenait déjà fermement sa hache. Devant moi, j'entrapercevais la silhouette de l'elfe qui scrutait les futaies. Soudainement, il banda son arc et son trait lumineux jaillit dans la nuit. Il fit mouche. Un son spongieux se manifesta suivi d’un râle plaintif. Les buissons devant lui furent secoués de tremblements. Quelle qu'elle était, la créature meurtrie s'enfuyait. Mais Beleg ne relâcha pas son attention et, tout en encochant une nouvelle flèche avec une rapidité incroyable, il nous cria « Trois éclaireuses ! Là, là et là ! ». Puis son trait partit et fila s'enfoncer profondément dans sa cible perdue dans la noirceur environnante. Comprenant notre impuissance à agir faute de ne rien voir, Beleg s'empara de sa lampe elfique, l'alluma et la posa au sol devant lui. Un halo lumineux éblouit l'obscurité qui refoula son noir manteau sur plusieurs coudées. Je distinguais à présent les corps horribles de trois araignées éclaireuses. Elles fuyaient la lumière vive de la lampe agitant frénétiquement leurs minces pattes velues. L'une d'elles se mouvait avec peine, deux traits plantés dans son abdomen. Nous fléchâmes avidement les arachnides et les crucifiâmes de nos flèches. Une dernière créature s'agitait encore lorsque la hache de Baldac projetée avec une grande force vint se ficher violemment dans sa gueule la tuant sur le coup. La furie de notre assaut fut courte. Nos oreilles restaient toutes ouïes et nous scrutions les environs soucieux de la présence de congénères mais la menace était écartée. Nous en fûmes soulagés.
Au matin, nous repartîmes en abandonnant derrière nous les cadavres des trois araignées et reprîmes notre marche. Je rechignais toujours à m'éloigner de la rivière et essayais de suivre sa rive autant que je pouvais. Cette fois, nous parcourûmes des chemins asséchées nous évitant de patauger à nouveau dans la gadoue. Anrulf nous réjouit car il parvint à chasser un jeune faon qui nous rassasiât plus que nécessaire. Nous nous accommodâmes de ce repas agrémenté de belles baies trouvées sur un mûrier vivace. Puis les berges s'éclaircirent pour laisser la place à un marais disgracieux signe de la proximité du lac. Au fil des heures passées dans ce bourbier nauséabond, je me perdis et nous errâmes au milieu de mares putrides assaillis par des nuées d'insectes voraces. Puis nous ressentîmes une présence, nous étions épiés. Des créatures humanoïdes aux longs bras et à la peau verdâtre nous cernaient mais gardaient bonne distance. Elles disparaissaient sitôt que nous nous en approchions. Des orques ? Non. Beleg les identifia comme des charognards des marais. Malgré leur présence, nous ne cherchâmes pas le conflit et poursuivîmes plus avant, tentant vainement de retrouver la direction du Tarn Noir. A mi-journée, couvrant le clapotis de nos pas dans les mares stagnantes, un rire moqueur s'éleva suivi d'un bruit d'éclaboussures. Sortant la tête de l'eau, Eau-Sombre nous regarda un sourire aux lèvres. Sa longue chevelure brune détrempée couvrait le haut de ses épaules. Elle portait une robe aux reflets argentés. Vannedil leva une main en guise de salut. Elle imita sa gestuelle tout en lâchant un nouveau rire mesquin. Puis d'un signe de sa main, elle nous engagea à la suivre et sans un mot se dirigea bon train vers le sud. Intrigués, nous lui emboîtâmes le pas. Néanmoins je distançais avec Vannedil le reste de nos compagnons qui tardaient pour marquer la piste empruntée. Tout le long d'un court trajet, la Dame ne cessa de rire puis stoppa devant l'entrée d'un vieux tumulus couvert d'une abondante végétation. Elle nous en désigna l'entrée. Celle-ci avait été récemment dégagée. A peine avais-je eu le temps de m'intéresser à cette tombe qu’Eaux-Sombre, dans un dernier rire, nous faussa compagnie. Elle disparut dans l'eau profonde du marécage alentour. Dubitatif, je m'avançais et allumais une torche. Renforcée de pierres taillées de mains d’hommes, l'entrée descendait en pente douce. Des traces de pas s'étaient figées sur son sol boueux. J’approchais voulant comprendre la motivation de la Dame à nous indiquer ce lieu. La lumière tremblotante de ma torche éclairait un couloir rocheux étroit. « Mais que faites-vous ? », Beleg éleva sa voix au moment même où je m'apprêtais à aller de l'avant. « Surveille les environs mon ami, je vais voir ce qui se cache ici. » répondis-je. Mais sarcastique, l'elfe rétorqua « Un peu de patience, Aigre-Feuille, tu n'es pas si prompt habituellement. Ne devrions-nous pas nous assurer des alentours, d'autant que ces créatures aux longs bras rôdent toujours ? ». Je restais coi mais pénétrais à l'intérieur d'un pas décidé. J'eus le sentiment de ne rien risquer.