Après la furie d’Eau-Sombre, Amaléoda nous enjoignit de la suivre jusqu’au grand hall du Tarn Noir. Malgré l’heure avancée de la matinée, la vaste salle baignait encore dans l’obscurité mais un brouhaha constant l’emplissait. Çà et là des hommes et des femmes s’attelaient aux soins des blessés de la nuit. Certains gémissaient leur douleur, d’autres sommeillés. Un grand feu brûlait au centre du hall où cuisaient les préparations culinaires du déjeuner. Nous nous mîmes en retrait de toute cette activité dans l’ombre d’une alcôve. La cheffe du Tarn Noir nous scruta d’un regard intense et soucieux : « Nous allons devoir prendre une décision d’importance. Je vous sais être des alliés sans faille de notre communauté et vous avez su me montrer la folie d’Eau-Sombre. Vous avez ma pleine confiance. Si nos ennemis gobelins continuent leurs assauts nocturnes avec la même intensité, nous ne tiendrons que quelques nuits mais je ne vois nulle victoire au bout de cette lutte. Or il est impensable que je sacrifie les miens dans la chute du Tarn Noir. Ce matin deux de mes plus vaillants éclaireurs sont revenus de l’Ouest et de l’Est. Je les avais envoyés juger des opportunités de fuite pour mon peuple dans ces deux directions car celle via le lac est désormais perdue. » Vannedil s’inquiéta d’une désertion du village par les terres, lui-même avait échoué la veille lors de sa brève tentative vers l’Ouest le long des berges du lac. Néanmoins, nous savions l’aversion des gobelins pour les araignées. Celles-ci pullulaient à l’Est et nous pouvions espérer, de ce fait, une présence gobeline moins importante qui offrirait l’opportunité d’une fuite massive en contournant l’étendue d’eau dans cette direction. Cette option me parut cependant bien fragile. A l’Est, les charognards pullulaient et nous en avions fait l’amère expérience. De plus, l’éclaireur parti dans cette direction, nous avez témoigné de sa frayeur à l’approche du tertre abandonné. Apeuré, il avait rebroussé chemin face à une terrible noirceur présente en ce lieu. Cette information nous troubla grandement. Non, nulle fuite. Il nous fallait obtenir de l’aide et tenir. Tenir car cela serait une grande victoire pour le Tarn Noir mais aussi un symbole fort de la résistance des peuples libres face à l’avancée de l’Ombre. Beleg penchait aussi pour cette voie : envoyer des hommes quérir du secours à Rhosgobel et résister jusque-là. Certes, Rhosgobel comportait peu de combattants en son sein mais nous savions la présence de deux istari dans le village. L’Ouest nous offrait cette possibilité. Au jour levé, l’éclaireur d’Amaléoda avait noté un desserrement de l’étau des gobelins. Leur armée s’était retirée dans la forêt à l’abris des rayons vifs du Soleil. Un petit groupe pourrait s’insinuer dans leurs lignes ainsi distendues pour alerter les Hommes des Bois de Rhosgobel. Nous suggérâmes cette idée à Amaléoda. Celle-ci l’acta d’un hochement de tête et nous demanda alors d’accomplir cette mission. A ses yeux, nous étions les plus à même de la réussir mais surtout de convaincre les deux sages, comme ceux de Rhosgobel, de la situation désespérée du Tarn Noir. Devant nos moues dubitatives et hésitantes, elle nous assura que notre départ ne serait pas un abandon mais le seul espoir de survie, certes infime et modique, pour le Tarn Noir.
Nous partîmes dans la foulée et nous avançâmes vers l’Ouest sous le couvert des premiers bosquets. Nous portions un message d’Amaléoda destiné aux sages de Rhosgobel. Sous une brume épaisse, nous progressâmes avec précaution. Nous nous faufilâmes dans les bois, incertains de la présence des gobelins. Plus d’une fois nous nous cachâmes de la vue d’une escouade ou d’un petit groupe de maraudeurs. Plus d’une fois nous jouâmes de chance et nous pûmes ainsi traverser les lignes ennemies. Ces quelques heures d’arrêts incessants et de « qui vive » furent éreintantes mais, enfin, le chemin de Rhosgobel s’ouvrit à nos pas. Nous accélérâmes notre allure, brutalisant nos jambes et nos pieds. Deux jours plus tard, épuisés et fourbus, nous vîmes enfin la ceinture d’épines de Rhosgobel se dessiner à l’horizon. Mais nous ne cessâmes jamais de nous interroger sur la survie du Tarn Noir après ces deux longues nuits de marche forcée.
L’aube nous accueillit mais nous ne perdîmes pas de temps. L’urgence de notre mission prima sur notre repos. Nous franchîmes la porte du village avec les premières lueurs du petit matin. Vannedil et moi laissâmes Beleg s’enfoncer immédiatement dans le bosquet de Radagast pour nous approcher des anciens du village. Nous n’eûmes guère de mal à trouver la demeure de l’un d’entre eux et y fûmes reçu avec surprise mais bienveillance. Nous nous excusâmes de cette arrivée impromptue et quelque peu cavalière. Néanmoins, notre hôte écouta attentivement le récit de notre hâte. Il balbutia ses mots sous l’effet de son étonnement. Une armée gobeline ? Impensable, impossible ! Le Tarn Noir subsistait- il ? Nous lui décrivîmes la situation aussi précisément que nous pûmes. L’homme se sentit démuni face à l’ampleur de la néfaste nouvelle. Ici, tout au plus une vingtaine de guerriers pourrait être réunis. L’aide de Bourg-les-Bois était indispensable. Il la fit quérir par un messager qui partit sur l’instant. Nous le laissâmes s’organiser et, sous ses conseils, nous dirigeâmes vers la maison de hôtes rencontrer l’homme de main de Sarouman pour lui expliquer la tragique situation.
Sur notre chemin, nous ne fûmes pas surpris de retrouver le sage Radagast accompagné de Beleg. Tous les deux progressaient à vive allure. L’istar, le visage fermé et résolu, s’appuyait sur son bâton biscornu et devançait notre ami elfe. De larges gestes, il écartait tout homme des bois qui obstruait son passage. « Place ! Place ! » soufflait-il entre ses dents dans sa barbe. En silence, nous emboîtâmes ses pas et ceux de notre ami.
L’homme que nous avions vu intervenir au nom de Sarouman devant le conseil du Nord se tenait sous la porte d’une belle bâtisse en bois. A son approche, Radagast l’interpella pour lui demander d’avertir Sarouman de sa visite. Une urgence. Réticent devant tant d’ardeur, il s’effaça néanmoins face à la détermination du mage brun et nous pénétrâmes dans la maison.

Sarouman trônait sur un large fauteuil. Sa tenue blanche immaculée resplendissait de puissance. De sa main droite, il tenait un long bâton tout aussi blanc et finement ouvragé. Ses yeux perçaient la pénombre ambiante. Sa présence et son aura nous intimidèrent immédiatement. D’un ton autoritaire, il interrogea son acolyte « Qu’est-ce cela Radagast ? Pourquoi interrompre si urgemment mes méditations ? ». Quelque peu hésitant, le mage brun répondit en nous désignant de son index : « Ces trois courageux compagnons reviennent du Tarn Noir. Le village est attaqué, assailli par des gobelins. Une multitude. ». Puis ce tournant vers nous trois, il poursuivit : « Témoignez à Sarouman ce que vous vîtes deux jours de cela. Dites-lui et n’omettez rien ! ». Beleg, la voix chevrotante, s’exécuta : « Une armée de gobelins attaque le village. Jamais, je n’en avais vu autant et jamais aussi près d’une communauté humaine. Par ailleurs, Eau-Sombre, la demoiselle du Lac a été corrompue par l’Ombre. Nous pensons que l’une des reines araignées la détient en son pouvoir. Et ce n’est pas tout, à l’est du village, près d’un tertre, une ombre noire et terrible s’éveille regroupant les charognards et autres vils créatures autour d’elle. Notre aide au Tarn Noir est cruciale, vitale, seigneur Sarouman. Nous sommes venus ici quérir cette aide. » L’elfe se tut et le mage marmonna : « Une armée de gobelins ? Des gobelins des forêts ? Telle est la menace ? Les gobelins des forêts ne savent pas s’organiser en armée ! ». Abandonnant ma retenue, je renchéris les propos de Beleg « Maître Sarouman, ces gobelins sont aux mains d’orques plus vils. Ces orques, si j’en crois mes souvenirs, viennent de Barad Dur, la Tour Sombre. Des créatures bien plus imposantes que ces simples gobelins, casquées et en armure, sachant invectiver et diriger des troupes. Des messagers de Lugburz. Tel est ce que je crois. ». Sarouman garda le silence puis, songeur, du bout des lèvres lâcha : « La marque de Sauron… sa main s’étend. Ici, Rhosgobel dispose insuffisamment d’hommes en arme pour prêter secours au Tarn Noir. La présence de ces messagers complique grandement la survie de cette communauté. Mais, dites-m’en plus sur cette ombre naissante… ». Beleg resta muet et perdit son regard sur le mage puis le détourna vers Radagast. Ce dernier l’encouragea : « Parlez Beleg, parlez sans crainte. ». L’elfe poursuivit : « Tapis dans le tertre, une entité obscure règne. Nous l’avons déjà croisée au cœur de la Forêt Noire, ou plutôt devrais-je dire, nous avons déjà fui devant elle…Cette ombre n’est pas ordinaire. En communion avec la forêt, j’ai pu entrevoir toute son insondable noirceur. Je suppute là un Nazgûl, l’un des neuf. ». Sarouman demanda « Mais vous-même, tous trois, n’êtes point allés dans ce tertre ? Vous postulez là sur la présence d’un Nazgûl sans confirmation. ». L'elfe respira puis repris : « Non, nous n’avons pas vu cette créature. Mais voilà une année, nous avons fouillé ce tertre et trouver les traces du passage d’un chasseur, un Homme des Bois. Nous l’avons retrouvé à Esgaroth, lors du Conseil du Nord et, pour le grand malheur des bardides, c’est lui qui s’est attaqué à leurs roi et reine. Cet homme, j’ai pu l’approcher et je peux affirmer ici qu’il a été corrompu par cette entité maléfique. ». Sarouman m’interrogea alors : « Vous, vous êtes un rôdeur de l’Ouest, que pensez-vous de cela ? ». Je répondis calmement : « Moi-même je n’avais mis aucun nom sur cette noirceur dont nous avions fui l’avancée au fond des bois, apeurés que nous étions. Mais si telle est sa nature, alors il nous faut lutter contre elle. Le Tarn Noir est peut-être perdu, mais si une once d’espoir reste, alors il nous faut la saisir et agir. ». Radagast reprit : « Sarouman, nous ne pouvons rester ici les bras croisés. Nous ne pouvons abandonner ces gens. Nous sommes… » Sarouman leva une main autoritaire et interrompit le mage brun dans sa supplique : « Il suffit. Il nous faut voir au-delà des apparences. Avez-vous imaginé un instant qu’il s’agisse là d’un piège ? ». Beleg réagit : « Mais Maitre Sarouman, sauver le Tarn Noir redonnerait un immense espoir, nous apporterait un regain face à l’avancée de l’Ombre. ». Le mage blanc trancha sèchement d’une voix profonde et grave : « Je dois réfléchir. Retirez-vous ! ». Nous quittâmes la pièce où seul Radagast resta en compagnie de Sarouman. Nous attendîmes dehors sous un soleil d’été radieux et chaleureux, comme un contraste aux froids tourments qui nous assaillaient.
à suivre...