Année 2966 T.A.
Sous les sombres bois
Sessions 54 à 56

De nouveau, la lampe illuminait le grand hall de Bourg-les-Bois. Une réjouissance pour beaucoup après le raid dévastateur des orques. Pour ma part, mon cœur restait aussi triste et morne qu’une aube hivernale. La chair de ma chair m’avait été ôtée et cette absence me torturait. Chaque jour, chaque heure, chaque minute ne devait être que supplices et tourments pour ma fille, captive des orques. Bien sûr, elle n’était pas seule à endurer cette épreuve, d’autres avaient été pris avec elle comme le sage Eberulf. Dès mon retour, j’avais précipité quelques combatifs éclaireurs pister les traces orques. Après une longue attente, ceux-ci revinrent et m’indiquèrent que celles-ci s’enfonçaient au sud dans les profondeurs obscures des bois torturés du Goulet. Cependant, partis précipitamment et sans ressource, mes pisteurs n’avaient pu poursuivre plus avant l’empreinte orque.
Radagast fut rapidement au fait des enlèvements. Il exigea patience et retenue auprès de tous avant de porter secours aux prisonniers. Le sage craignait toutes précipitations synonymes de marasmes car nul ne savait encore où les captifs avaient été emportés. Se pouvait-il qu’ils cheminassent vers Dol Guldur ? Je frémissais à ce sinistre avant-goût car notre défi salvateur s’en complexifierait dangereusement. Mon espoir de revoir Nelladel s’étiola.
Le temps s’écoula. Interminable. Mais enfin, le mage brun agit. Ses espions à plumes, à poils et à fourrure avaient œuvré et rapportaient aux oreilles du sage une information capitale : les prisonniers étaient retenus au castel du Pont de Tourbe, un lieu fortifié défendant l’entrée de la longue passerelle survolant les marécages putrides jusqu’à Dol Guldur. L’istar ne cachait pas son inquiétude car, désormais, la forteresse sombre était rebâtie et occupée. N’avions-nous pas nous même fuit la présence d’un Nazgûl dans la Forêt Noire ? N’était-ce point là l’évidence d’une renaissance horrifique de ce sinistre lieu ?
Néanmoins, une chance infime se dessinait. Les prisonniers étaient toujours retenus comme esclaves au Pont de Tourbe pour y restaurer son château défensif et non dans les geôles inatteignables de Dol Guldur. Bien que périlleuse, une idée simple germa : celle d’organiser un petit groupe pour s’immiscer discrètement jusqu’au pont et libérer les détenus de leurs fers.
Tel fut rapidement fait sous mon empressement à agir. Je réunis mes amis autour de moi ainsi que quelques hommes chevronnés comme Berangar-le-chasseur, un fidèle compagnon depuis nos combats acharnés dans les profondeurs des Mines Grises. Beleg proposa l’aide d’Anrulf, son jeune protégé, et Vannedil celui Colbain, un maître d’armes expérimenté d’Esgaroth et vétéran aussi des assauts sous les montagnes grises. Nous étions donc six valeureux combattants et, au petit matin d’un jour d’été au ciel voilé, nous accompagnâmes Radagast au vers les bois méridionaux de la vaste Forêt Noire.
Le Goulet s’effaça derrière nous après nos premières journées de marche, puis la Colline du Tyran devint un souvenir éculé lorsque nous la contournâmes avec mesure pour défier la vigilance des hommes de Morgdred. Sous les frondaisons oppressantes des sombres bois, nous poursuivîmes toujours plus au sud où nous échappâmes aux premières patrouilles orques. Peu à peu, l’air se fit suffoquant et la noirceur des lieux s’épaissit. Bien que sur nos gardes, nous avions constamment la terrible et accablante impression d’être épié. Chacun de nos pas chancelants dans ses méandres racineux et ronceux semblait trahir notre présence à l’Ennemi. Bientôt le sol se fit marécageux et englua nos chausses d’une vase corrompue. Insectes voraces et moiteur lourde affligèrent notre moral. Néanmoins, nous suivîmes avec résolution notre guide Radagast sur les sentes étroites et sinueuses qu’il empruntait, parfois avec hésitation. Partout autour de nous, en chaque pierre, en chaque arbre, dans cette eau croupissante, nous sentions l’influence grandissante et pesante du mal. Il rayonnait puissamment depuis la forteresse sombre approchante.
Au détour d’un grand saule pleurnichard et défraichi, nous découvrîmes un amoncèlement de pierres levées, à moitié englouties par la fange marécageuse. Leur disposition n’était pas le fait du hasard mais témoignait de vestiges anciens et majestueux, ceux d’une gloire passée, d’une gloire éteinte. Ici autrefois, en cet endroit désormais maudit, s’épanouissaient des êtres vaillants et bons. Ce mal insidieux dévastait toute beauté en ce monde et notre lutte me sembla dérisoire face à son ampleur.
Le marécage s’agrandit et recouvra les moindres lopins terreux d’une boue noirâtre. Nous nous y embourbâmes sur quelques lieux pour enfin approcher du Pont de Tourbe. Le remugle des eaux saumâtres était infect, chaque inhalation devenait supplice. Au milieu de ces eaux putrides, Radagast poursuivit ses pas sans mot et nous pataugeâmes à sa traîne. Il nous sembla suivre un chemin que seul lui connaissait. Sans hésitation, il dévia soudainement vers l’ouest pour rejoindre une sente quelque peu asséchée. Celle-ci s’éleva épousant la forme arrondie d’une basse colline. En haut du tertre, nous vîmes au loin s’élever un édifice pierreux et sombre dont la cime s’évanouissait dans celle des arbres alentours. Le castel du Pont de Tourbe s’affichait à nos yeux dans toute sa noirceur. C’était une véritable ruine rocailleuse envahie de végétations et de mousses. A sa base, tel une vipère d’eau, un large pont de bois serpentait vers le sud au-dessus de la vaste tourbière environnante. Des bruits de martèlement et des cris de souffrance, que des vociférations orques recouvraient, agressèrent nos oreilles. Nous perçûmes aussi des hurlements de wargs résonner dans ces terres désolées. Parfois, au travers les trous d’une futaie, nous vîmes distinctement des silhouettes orques rôder aux abords de la ruine élancée.
Je ne sus par quel destin ou ensorcellement mais notre vigilance nous épargna une rencontre fâcheuse lorsque nous nous rapprochâmes. Nous déjouâmes ainsi les patrouilles ennemies jusqu’à remarquer l’avancée d’une troupe hétéroclite à travers le marécage boueux. Celle-ci venait de quitter le château délabré et s’en venait dans notre direction. Armée et constituée d’une bonne vingtaine d’orques, elle était menée avec surprise par un gobelin hargneux et grondeur. Bien que chétif, il vociférait son venin après deux grands trolls immondes qui portaient, entre eux deux et paresseusement, un grand coffre ferré. La soldatesque orque encadrait une quinzaine de pauvres hères faméliques, trainant leurs chaines de prisonniers et portant sur leur dos de lourdes charges. Ces hommes et ces elfes étaient martyrisés par leurs bourreaux dont un claquait un long fouet menaçant au dessus de leurs têtes abattues. A cette distance, il me fut malaisé de reconnaître et identifier ces malheureux. Je dessinais tout de même l’espoir d’y retrouver Nelladel.
Cette sinistre et triste colonne bifurqua ensuite pour emprunter le Pont de Tourbe vers la Dol Guldur. Nous y vîmes une aubaine libératrice et la prîmes en chasse. Nous nous enfonçâmes discrètement à sa suite sous la passerelle de bois, pataugeant dans la fange nauséabonde des tourbières. Au plus nous avançâmes derrière eux, au plus nous ressentîmes l’oppression de l’Ombre. Elle pesa sur nos épaules tel un fardeau alourdi par nos peines accumulées. Une vague de tristes et sombres souvenirs harassa nos esprits apeurés. Alerté par nos pas hésitants, l’istar nous murmura quelques mots d’espoir et de réconfort qui nous permirent de poursuivre notre chasse.
Dans leur malheur, les prisonniers ralentirent fortement la progression de la troupe ennemie. Ceci nous permit de ne pas être distancé malgré la poisse boueuse dans laquelle nous les poursuivîmes. La colonne fit une halte et, tout proche, mon cœur chavira de tristesse et d’angoisse lorsque j’aperçus parmi les meurtris ma fille Nelladel au bord de l’épuisement. Elle trébuchait à chacun de ses pas hasardeux, son corps amaigri était blessé de coups de fouet et autres brutalités. Mais lorsque je vis ses yeux se lever vers ses tortionnaires agressifs, j’y surpris la flamme brillante et fougueuse de l’espoir. J’eus alors un mouvement d’élan mais la main du sorcier brun me retint. Il m’incita à tempérer mon hardeur. J’y consentis avec peine et fis patience. Cependant, en lorgnant ces abjectes créatures d’un regard vengeur, je me promis de toutes les occire de ma lame sans aucune pitié.
à suivre...