Au petit matin nappé d’un frimas blanchâtre, les proues de nos navires raclèrent la grève pétrée des rives du Tarn Noir et s’y échouèrent avec un crissement rocailleux. Puis, transie par le givre matinal, notre troupe quitta ses embarcations dans un silence troublé par quelques injonctions pour se déverser aux abords du village. Sous nos yeux et plongées dans l’épais brouillard d’une aube mouvante, les premières maisons et chaumières abandonnées du front de lac livrèrent un paysage fantomatique et lugubre. De ça, de là, les cendres éparpillées de vastes bûchers témoignèrent des assauts pestilentiels vécus ici. Plus loin et presque invisibles dans la brume ambiante, les fortifications circulaires s’élevèrent tels les restes de frêles palissades désormais insignifiantes. Et pourtant, sur celles-ci nous avions combattu durement l’engeance gobeline et je ne pus réprimer un frémissement au souvenir de l’écho victorieux de mon cor qui y résonna glorieusement après la bataille.
Les chausses plongées dans l’eau, je gravis la plage de galets pour m’éloigner quelque peu du reste de notre cohorte qui s’organisa pour investir le village. A l’écart, je posais calmement une oreille attentive sur le sol terreux pour l’écouter me délivrer ses secrets. Ceux-ci me firent trembler car les sons feutrés de pattes duveteuses parcourant déjà les venelles désertées alentours me parvinrent, tout comme les grognements rauques de nombreux autres loups au-delà de l’enceinte du lieu. Je revins précipitamment avertir les miens mais Vannedil s’était déjà enfoncé plus avant dans les premières ruelles avec Amaléoda et quelques guerriers. Et lorsque je vis leurs ombres disparaître dans le maelström laiteux des brumes environnantes, un effroyable rugissement retentit. Soudainement perché sur le toit d’une proche maisonnée, l’immense loup-garou transperça le manteau brumeux pour nous apparaître dans toute sa laideur. Sa gueule ragea sa haine et l’hallali débuta. Sa meute frappa aussi soudainement que le dard d’un frelon furibond. De toute part, les bêtes surgirent pour mordre nos chairs de leurs crocs effilées. Une mêlée furieuse rassembla assaillants exaltés et défenseurs acculés. Celle-ci oscilla ardemment d’avant et d’arrière jusqu’à se replier sur les berges inondées. Je pris alors la décision incongrue de m’en éloigner pour filer aussi vite que possible vers l’entrée béante du village afin d’en interdire l’accès au reste de la meute. Tel un impératif insensé, j’espérais seul fermer les portes défensives de l’enceinte fortifiée. Cependant, je ne fis que quelques pas égarés vers ce but suicidaire car je perçus le grondement colossal d’un ours démesuré s’élever au loin. Je compris là l’aide attendue d’un allié inespéré et rebroussais chemin.
Les lames tranchèrent, les haches s’abattirent et les arcs vibrèrent. Mais les bêtes furent innombrables et ébranlèrent rapidement nos rangs débordés. Morsures et griffures firent choir nombre de nos combattants. Amaléoda lutta avec colère aux côtés d’un Vannedil méconnaissable. L’homme du Lac frappa, taillada, éviscéra. Il encouragea, pesta, hurla, incita. Son exemplarité brilla au milieu de tous. En arrière, sur un ponton délabré au dessus des flots, Beleg usa intelligemment de ses flèches enchantées. Elles se fichèrent et tuèrent des loups hardis déroutant les plus courageux de nos guerriers. Peu à peu, la marée des canidés s’endigua me laissant espérer un maigre espoir.

D’un bond prodigieux, le loup-garou survola notre ligne défensive et atterrit juste derrière sur un large roc prédominant. Ployé sur ses deux pattes musculeuses, sa noire toison dorsale s'hérissa et ses griffes raclèrent nerveusement son piédestal rocheux. Ses yeux rougeoyèrent puis, lentement, sa gueule découvrit une rangée effrayante de crocs avant de siffler un hurlement inhumain qui glaça mon sang. Fort de sa surprenant prise à revers, il jaillit de son promontoire pour assaillir rageusement Vannedil. Sous l'impact de la charge, le pauvre homme céda rapidement. Les griffes démesurées de l’hideuse créature labourèrent son bouclier qu’il lâcha sous la furie des attaques. Voyant mon ami pris au dépourvu, je rompis ma défense pour me jeter sur le lycanthrope. Mes coups rageurs le repoussèrent vers la rive où Beleg déchaîna ses traits. Percé de tant de dards, lardés de tant de coups d’estoc, le loup plia à l’instant même où une mélopée enivrante s’éleva des eaux noires du lac. Les trois demoiselles s’y ternirent debout dans des robes nimbées de perles aqueuses. L’eau à mi-cuisse et les bras levés vers les cieux, leurs yeux se révulsèrent alors qu’elles entamèrent un chant mystique. La surface de l’eau frémit puis bouillit dans un tourbillon de gouttes incandescentes. Un mur infranchissable de vapeur ardente cercla le loup et ses assaillants. Ainsi isolé de ses soutiens, l’ultime chance de terrasser le monstre s’offrit. Je redoublais mes assauts belliqueux et ma lame frappa sans relâche. Son avidité fut insatiable jusqu’à la mise à mort de l’immonde créature.
Un halo noirâtre s’éleva au dessus du corps mourant du loup-garou. Allongé au sol, celui-ci se mit à convulser et je fis un pas en arrière pour m’éloigner de cette malédiction. Le nuage sombre tourbillonna pour se figer en une forme humanoïde voûtée absolument hideuse.
Beleg psalmodia des imprécations elfiques et, tenant la Lampe d’Or à bout de bras, dirigea son faisceau lumineux vers l’obscure brume. Inondée d’une lumière vive, celle-ci se recroquevilla et s’effilocha pour disparaître. Le loup au sol trembla de tout son corps meurtri et expulsa une plainte hideuse et stridente. Proche de ce spectacle inimaginable, je ressentis une aura puissante virevolter autour de moi tel un tourbillon venteux. La puissance du loup-garou, sa quintessence animale, cherchait un nouveau réceptacle. Je fermais mon esprit pour protéger mon âme, repoussant l’intrusif assaut qui s’éventa aussitôt. Ma tête tourna et mes jambes défaillirent. Je posais mes genoux au sol, mes yeux se fermèrent et mon épée chut devant moi lorsque mes mains saisirent mon visage tourmenté. Mais courageusement, je me forçais à rouvrir mes paupières. Là, face à moi, le loup se métamorphosa lorsque son enveloppe ténébreuse s’évapora pour se transformer en un homme décharné et dénudé. Étendu au sol sous la lumière aveuglante de la Lampe enflammée, il se tassa grotesquement sur lui-même pour se recroqueviller dans une posture fœtale. D’une voix d’outre-tombe, l’être difforme se mit à geindre et supplier. Supplier notre clémence et notre pitié. D’achever sa souffrance et libérer son âme maudite. Son corps noyé de lumière brûla. Je saisis ma lame. Ma main trembla. J’hésitais à le pourfendre, à accorder ma grâce à ce monstre. Mais ma main ne bougea pas, mon bras resta ballant, tout comme celui de
Vannedil debout proche de moi. Abasourdi, il ne fit pas le moindre geste si ce ne fut de remettre sa lame au fourneau. Tous deux nous n’eûmes aucune indulgence ce jour là. Et lorsque tout fut fini, lorsque les demoiselles se turent, lorsque la meute se débanda, lorsque Beleg obtura la lampe, le corps crispé, desséché et rabougri d’une âme en peine gisait dans son malheur, celui d’une malédiction séculaire supportée contre son gré. Et je compris. Je compris mon refus, mon mépris face à la dernière requête d’un homme maudit malgré lui. Nous vainquîmes le loup de Mirkwood mais son ombre noircit à jamais nos esprits.
Phase de communauté