Laurent vient de m'envoyer ce début de CR de notre deuxième épisode... Bonne lecture à tous et à toutes - et à bientôt pour la suite !
Journal de Michael Beckman
Le ciel était sombre au-dessus de Whitby. Je fixai le cercueil au fond de la tombe, ne sachant pas trop ce que je devais ressentir à ce moment-là. A côté de moi, Dorothy, que je venais de rencontrer, semblait anéantie et j’avais peur que le vent d’hiver ne la fasse tomber plus bas qu’elle n’était déjà
Quelques personnes sont passées devant moi, me serrant chaleureusement la main après avoir enlacé chaleureusement la belle-mère que je venais de rencontrer. J’aurais bien été incapable de mettre un nom sur le visage de chacun d’entre eux, même si j’avais en les croisant une impression de déjà-vu particulièrement agaçante.
- Mes condoléances, Mike.
Mon cœur a raté un battement, avant de redémarrer tant bien que mal. Mais mon cerveau a eu le réflexe de ne pas dire n’importe quoi. Ce n’était pas le moment.
- Sondra… merci, c’est gentil d’être venue.
Nous sommes restés face-à-face pendant quelques secondes, avant d’ouvrir la bouche en même temps, pour finalement ne rien dire. On a souri, puis j’ai fini par parler :
- J’aurais du prendre des nouvelles, je suis désolé…
Elle a eu ce sourire un peu triste et a posé sa main sur mon bras.
- C’est loin, tout ça… tu restes un peu ?
- Oh, non, la cérémonie est bientôt finie et je crois qu’il va neiger..
- Je voulais dire .. à… Whitby ?
Ma tentative d’humour était tombée à plat. Ce n’était pas la première fois, ce ne serait pas la dernière. Mon regard a croisé celui de Dorothy et j’ai instinctivement baissé la voix.
- J’ai encore pas mal d’affaires à régler avant de….
Repartir, Mike, le mot est repartir. Mais il ne franchit jamais mes lèvres. Un long silence s’est installé, de ceux où les secondes se changent en heures, et réciproquement.
- Alors, passe me voir…je travaille à la bibliothèque.
- Tu remplaces Mrs Plummer ? ai-je dit en souriant, tout en songeant que les kids de la ville avaient gagné au change.
Whitby, 7 février 2022
Je ne pense pas repartir à New York avant quelque temps.
Pour être honnête, je sais que je vais rester à Whitby. Au fond, je n’ai jamais vraiment quitté cette petite ville.
Hier soir, j’ai décidé de débarrasser la maison des caisses de télécopieurs qu’il stockait dans une des pièces de l’étage. Et, maintenant que le vide est fait dans la maison, je sais que je ne vais pas la mettre en vente. Ce n’est pas la place qui manque, dans cette bâtisse et je pense que Dorothy peut rester tant qu’elle le souhaite. Après tout, elle n’a nulle part ailleurs où aller et mérite autant que moi d’avoir ce toit au-dessus de sa tête. Aussi étonnant que ce soit, j’apprécie de plus en plus sa présence ici. Il faudra qu’un jour nous parlions de mon père, l’unique lien entre nous deux.
J’ai fait part de ma décision à Dorothy et, pour la première fois depuis que je suis revenu à Whitby, je l’ai vue sourire. L’inquiétude qui planait sans cesse sur elle s’est, l’espace d’un instant, évaporée.
Je pense avoir fait le bon choix.
Hier, malgré cette pluie vicieuse qui s’insinuait jusque sous mes vêtements, j’ai tourné plusieurs fois autour de la bibliothèque municipale avant d’en pousser la porte. Un silence feutré m’a accueilli, de ceux qui emplissent les lieux saints, parfois.
Les bras chargés de livres traitant de développement personnel, Sondra a fait irruption dans mon champ de vision. D’un seul coup, j’ai cessé d’avoir froid.
Whitby, 18 février 2022
La neige a disparu et, hier après-midi, j’ai marché dans la ville, dans ma ville. Mes pas m’ont amené jusqu’à l’ancien orphelinat : Amblin House est en cours de rénovation. Miss Kubasik, devenue directrice par intérim de cette structure, a réussi à obtenir le financement du chantier en s’adressant directement au Gouverneur de l’État et, d’ici peu, l’établissement ré-ouvrira. Les trois jeunes gens qui ont survécu à cette terrible nuit d’hiver ont participé au chantier. La jeune Lex est devenue l’une de mes plus grandes fans, en quelques semaines, quitte se montrer parfois envahissante. Mais je ne peux l’abandonner, après ce qu’elle a traversé.
J’ai visiblement une autre admiratrice dans cette ville. Amanda Myers, la journaliste du Whitby Daily, m’a convaincu de lui accorder une longue interview et aimerait que je participe à son podcast. Je doute que cela intéresse tant de monde que cela et la soupçonne d’avoir d’autres visées à mon sujet.
Interview de Mike Beckman, Whitby Daily du 24 Février 2022 (extraits)
-Vos romans mettent toujours en scène une dimension horrifique qui vient se superposer au monde dans lequel nous vivons. Faut-il y voir un message social, voire politique ?
- Ce serait bien prétentieux de ma part. J’écris avant tout pour faire frissonner mes lecteurs. S’ils passent un bon moment en lisant mes romans, j’en suis le premier ravi.
- Enfin, vous n’échapperez pas à la question qui taraude tous vos lecteurs : où en êtes-vous de votre prochain roman ?
- Il est en cours. Le calme de notre petite ville a été propice à l’inspiration et je pense avoir terminé d’ici quelques semaines.
De quoi sera-t-il question dans ce nouveau best-seller ? Avez-vous déjà un titre ?
- Je ne veux rien révéler pour l’instant, mais il se pourrait que des gens comme vous et moi y affrontent des puissances qui nous dépassent. Quant à être un best-seller, puissiez-vous dire vrai !
Whitby, 20 février 2022
Ça y est, la maison familiale est raccordée à Internet depuis hier. Nous avons eu, Rose Wu et moi, une discussion Skype avec Tyrone Carter, reparti vers Indianapolis. Il s’est dit rassuré de savoir que la jeune policière gardait un œil sur Amblin House. Elle prend son rôle de protectrice, de gardienne du secret très à cœur. Si seulement ses concitoyens savaient de quoi elle les protège !
J’avais également invité les trois jeunes rescapés. Luke semble prendre Rose comme modèle, voyant en elle le Maître Jedi dont il serait le Padawan. Lex rêve en secret que je l’adopte et ne tarit pas d’éloges sur mes romans, à un point que je dois parfois changer de sujet pour que Raven puisse placer quelques mots. Oui, la jeune amérindienne a retrouvé la parole. Ces jeunes méritent de s’en sortir et j’ai une profonde affection pour eux. Quand ils partiront, après l’été…
Non, je ne préfère pas y penser.
Whitby, 10 mars 2022
Cet après-midi, Amblin House, dans sa nouvelle incarnation, a été inaugurée. Il y avait du beau monde. Ms Kubasik a réussi à faire venir le Gouverneur de l’État, John Paterson. Mieux encore, la télévision s’est déplacée ! Channel 13 nous a envoyé sa présentatrice vedette, une certaine Madeline Oberman. Je pense que ce fut l’équivalent du quart d’heure de gloire pour notre petite ville.
Forcément, rien ne s’est passé comme prévu. Le discours du Gouverneur a été interrompu par l’irruption d’une douzaine de protestataires, menés par Bill Epstein. Profitant de la présence de la télévision, ce dernier a évoqué le danger que représentait la présence de criminels dans les murs d’Amblin House et l’impact sur la valeur foncière de cet établissement. Dans le sillage d’Epstein, un vieil homme, Brad Kuttner, visiblement éméché, a lancé une boîte de bière en direction du Gouverneur. Rose a voulu s’interposer et a eu droit à une bordée d’injures racistes de la part de cet ancien combattant du Vietnam. Il a fallu l’intervention du Pasteur pour calmer l’ivrogne, mais je crois que Luke était prêt à bondir sur lui.
Bien entendu, la caméra n’a rien raté de tout cela.
Epstein a vite compris que la situation tournait à son désavantage, s’est tourné vers moi et a regardé les gosses qui m’accompagnaient, comme s’il s’agissait de criminels en puissance ou plutôt comme s’ils dévaluaient à eux seuls ses projets immobiliers.
Quand le ton a fini par baisser, nous nous sommes rendu compte que le Gouverneur était parti inaugurer un autre bâtiment, quelque part dans l’État.
Je suis rentré, j’avais à faire : demain, je suis l’invité d’un book-club, organisé par Sondra. J’ai pratiqué l’exercice des dizaines de fois dans des petites librairies de New York, mais cette fois, c’est différent.
Whitby, 11 mars 2022
L’orage a menacé toute la journée. J’aurais du y voir un signe.
Mais cela aurait-il changé quelque chose ?
J’attendais le book-club avec impatience et l’avais préparé de mon mieux. D’une part, parce que j’apprécie toujours de rencontrer ceux qui me lisent, d’autre part parce que cette fois, c’était différent : ça se passait chez moi, et la rencontre était organisée par Sondra. En entrant dans la bibliothèque municipale, je n’en menais pas large, bien qu’ayant déjà affronté des cercles littéraires new-yorkais. Le ciel plombé au-dessus de Whitby y était sans doute pour quelque chose.
La petite salle s’est vite remplie : une vingtaine de mes concitoyens m’entouraient et je m’efforçais de répondre à leurs questions de mon mieux. L’inévitable Amanda Myers était là, sa tablette en main, et jetait des regards furieux à Sondra qui accueillait les invités avec un petit mot pour chacun d’entre eux. Un peu à l’écart, Raven, Lex et Luke me lançaient des clins d’œil complices.
Les choses ont commencé à se gâter quand une certaine Lauriel Miller m’interpella :
- Mr Beckman, ma question est simple : comment peut-on écrire des choses pareilles ? En tant que mère de famille, je ne comprends pas qu’on puisse inventer de telles histoires.
J’ai rencontré des douzaines de Mrs Miller, et certaines d’entre elles étaient bien plus virulentes. J’apaisais celle-ci avec le mélange habituel de sourire et de formules toutes préparées pour la circonstance et elle retourna vite à son smartphone, laissant la parole à une autre femme d’une quarantaine d’années, assise au côté d’un adolescent affichant son peu d’intérêt pour cette réunion. J’ai reconnu Lesley-Ann Langman, l’épouse d’Arthur Langman, le propriétaire du Drugstore, et leur fils ; tout le monde les connaît ici.
- En ce qui me concerne, j’ai beaucoup apprécié « Demain est déjà écrit », Mr Beckman. A ce propos, j’ai une question…
Sa voix était hésitante et j’ai d’abord mis ses tremblements sur le compte de la timidité.
- Mr Beckman, croyez-vous aux prémonitions ? Croyez-vous que notre avenir est déjà tracé ?
J’ai souri, en partie pour rassurer Mrs Langman qui s’était sans doute fait violence pour prendre la parole, en parie aussi pour préparer ma réponse.
- Merci de votre appréciation, Mrs Langman… mon roman est une fiction, et je crois que nous avons la main sur notre avenir, qu’il dépend en grande partie de nos actes.
Pendant que je débitais cette réponse formatée, une petite voix, dans ma tête, me chuchotait le contraire : tu mens, Mike, tu sais pertinemment que nous ne pouvons parfois rien faire, que notre chemin est déjà tracé. D’ailleurs, que fais-tu ici, à Whitby ? Tu n’as pas décidé de revenir, tu n’as rien choisi, Mike...
Lesley-Ann Langman a accueilli ma réponse avec une déception visible. Elle attendait autre chose. J’ouvris la bouche pour ajouter quelques mots quand, soudain, le noir se fit. Des voix s’élevaient, ça et là, dans la bibliothèque et on ne distinguait plus que les visages éclairés par les smartphones.
- Il n’y a plus de courant !
- Mr Beckman, c’est un truc pour nous faire peur, ricana quelqu’un ?
- Hey, je n’ai plus de réseau non plus !
J’ai entrevu Sondra : elle tentait de reprendre les choses en main. En tournant la tête, j’ai croisé le regard de Rose : il se passait quelque chose, je le lus dans ses yeux. Elle sortit de la bibliothèque envahie par l’obscurité. Elle revint bientôt :
- Il y a du réseau et du courant dehors…
Je cherchais du regard les trois jeunes et finis par localiser Raven. La jeune fille fixait un coin de la salle, où l’ombre semblait encore plus dense. En regardant dans cette direction, je compris pourquoi : une masse noire se dessinait dans la nuit et bientôt, je le vis.
Le Chien Noir prit de la consistance et s’avança vers nous, en grondant, puis disparut.
Immédiatement, la lumière revint. J’étais pétrifié et tâchais de faire bonne figure, malgré l’incident. En la regardant, je sus que Rose l’avait vu aussi. Elle posa sa main sur l’épaule de Raven. En reprenant le contrôle de mes émotions, je balayai l’assistance des yeux et compris alors que nous n’étions pas seuls à avoir eu cette vision.
Lesley-Ann Langman continuait de fixer l’endroit où le monstre était apparu.
Le gros 4x4 noir a rugi, tel une bête sauvage tombant sur sa proie. Il y a eu un cri et le bruit abominable du choc. A quatre pattes sur le trottoir, je relève la tête et vois, à quelques mètres, le corps d’Herbert, étendu contre l’asphalte. Une mare de sang s’étend sous lui et se dirige droit vers le caniveau.
Instinctivement, je détourne le regard et mes yeux se portent sur le véhicule. C’est alors que je le vois : le gros chien noir, écumant, qui orne la portière du conducteur.
Une main se pose sur mon épaule :
- Ça va, petit ? Tu n’as rien ?
Non, je n’ai rien, hormis quelques ecchymoses et la plus grande trouille de ma vie. Hormis aussi la certitude d’avoir vu, tout à l’heure, un énorme molosse se ruer sur Herbert, au point qu’il se soit jeté sous les roues de Wendell Jones pour lui échapper.
Je ferme les yeux très forts, pour ne plus voir ce chien, et pour empêcher mes larmes de couler.
(à suivre)