J'aurais dû rédiger toute de suite la deuxième partie ! Je comptais sur l'enregistrement audio, que d'ordinaire je réécoute d'une oreille distraite un peu avant la session suivante — un des grands avantages du jeu en ligne via Discord. Mais cet enregistrement-là s'est malheureusement perdu dans les abysses entretemps, et me voilà contraint de faire de mémoire. Le bon côté des choses, c'est que ce sera plus court, évidemment.
Rappel succinct parce que ça fait longtemps : nos aventuriers sont dans une tour tombée du ciel à la recherche du médaillon qui leur permettra de commander une création nétherilienne retrouvée chez les gobelins de Kartholok. Ils ont retrouvé le médaillon : il est en possession d'un simulacre de Dzaan, le mage rouge de Thay qu'ils ont vu brûler en place publique à Hâvredest (à moins que ce ne fût un autre de ses clones). Ce simulacre est disposé à le leur laisser (ce qui leur éviterait de se colleter avec un mage capable de jeter des sorts de ce rang), si nos héros lui prêtent une "étincelle de vie". La tour où ils se trouvent tous est en effet l'ancien laboratoire d'un prodigieux illusionniste de ce grand empire déchu, qui avait conçu un appareil capable de conférer vie aux illusions. Il est installé au dernier étage de la tour (le plus profond, donc, puisque la tour est tombée à l'envers). Problème : il n'est pas le seul à être installé ici.
Épisode 17, partie II : Et les abysses les contemplaient en retour
Loxias lâcha la corde pour poser un pied à l'étage inférieur et le crissement provoqué lui procura un frisson. Le sol était recouvert d’une couche minérale meuble et granuleuse, épaisse d’une pouce, de gravillons coupants comme des lames. Afin de percer les ténèbres profondes il appela la lumière de Helm et Helm lui répondit si bien qu’il dut fermer les yeux, ébloui. L’éclat apparu se reflétait à l’infini, partout, sur les murs, le plafond, les gravillons eux-mêmes. Non loin de là un rat s’enfuit vers une fissure. Lui aussi étincelait.
Désorienté pour quelques secondes, Loxias finit par comprendre que les lieux étaient recouverts de miroirs orientés en tout sens, recouvrant toute surface visible à l’exception de quelques plaques sombres, aux contours réguliers, qu’ils avaient dû abandonner lors de la chute pour venir se briser au sol en mille morceaux.
Aucun de ces miroirs ne reflétait son image. Il n’y voyait que de terribles paysages aux allures angoissantes, certains semblables à d’infâmes nids d’insectes grouillants de vermine, d’autres à des déserts de pierre grise recouverts d’ossements, d’autres encore à la toile d’une araignée titanesque, tous reflétés des dizaines, des centaines de fois autour de lui, sous des angles différents, impossibles.
Anatole le rejoignit peu après, une moufle de fourrure posée sur son grand nez pour se préserver de l’odeur pestilentielle. « Rien qui vaille, bougonna-t-il.
— Je sens quelque chose, vieux Maître.
— Le rat crevé, non ?
— Le mal. »
Polaris atterrit lestement à ses côtés et Loxias prononça une prière rapide. Un halo protecteur les recouvrit tous les trois. « Que Helm nous préserve. »
*
Helm ne le préserva pas du cri.
Un hurlement inhumain, suraiguë, qui se répercuta en un battement de cil sur les centaines de miroir et lui enserra la tête comme dans un étau, au point qu’il ne put plus bouger un muscle. Depuis un angle obscur du plafond, il vit se détacher une forme qui prit brièvement l’apparence d’un vautour, puis d’une chauve-souris, puis d’autre chose encore. Une créature infecte issue d’un autre monde, aux formes indécises et comme dégoulinantes, et à la gueule ouverte, pointée sur sa gorge.
Loxias s’effondra.
Quelques secondes de confusion s’étirèrent en une éternité.
Il crut entendre aboyer Boy, qui tira la créature en arrière, puis le vieil Anatole s’interposa et une coquille de lumière scintillante le recouvrit. Le visage flou de Polaris apparut et un chiffon humide vint entourer son cou, contre la plaie béante par laquelle un fluide visqueux s’écoulait à flot continu. Une odeur de pin vert, de merise écrasée et de graines de tilleul l’accompagnait. L’odeur des rives du lac des Deux Ombres. L’odeur des onguents de Shila.
Il reprit ses esprits quand Boy vint percuter le mur, sa fourrure rougie de sang. La créature allait l’écraser quand Évandiféras, l’arc de Polaris, siffla son trait qui d’un souffle de vent projeta le démon loin du compagnon fidèle. Tandis qu’Anatole harcelait de sa magie la bête issue des abysses, Loxias sentit monter en lui l’appel des esprits. Il n’était plus soudain le fier guerrier du nord, ni l’érudit acolyte étudiant à Luskan. Il n’était plus l’enfant du Val, le fils prodigue ni l’oncle exilé. Il n’était plus rien de tout ça, mais le simple conduit, la pure interface entre l’homme et les Dieux. Il était le Poing de Helm. Alors, environné des âmes des héros de jadis, il se jeta à l’assaut.
La créature réagit comme le loup face aux flammes et voulut fuir, mais la pièce exiguë ne lui en laissa pas le loisir. Elle alla se recroqueviller dans un coin du plafond, voulut hurler une dernière fois, mais Loxias ne lui en laissa pas le temps. En un éclair elle tomba, foudroyée par la lumière, la chaleur, la Justice divine.
*
En entrant dans la pièce, le simulacre de Dzaan, accompagné de son serviteur cadavérique, applaudit avec vigueur les héros haletants. Polaris pansait Boy, Loxias reprenait ses esprits et, dans le regard d’Anatole, quelque chose avait changé. Il avait vu l’abysse et plongé à sa rencontre. Il avait affronté le démon incarné et il l’avait vaincu. Il serra la main autour de son bâton, où Perceval était allé se percher.
« Splendide, splendide ! Allons, il est temps ! »
L’appareil qui excitait la convoitise du clone était au centre de la pièce, son cercle de runes encore bien visible malgré les années. Après une courte étude aidée des grimoires de l’ancien occupant, Anatole comprit son fonctionnement. Il comprit également que ses chances de réussite seraient bien maigres.
Il encouragea Dzaan à se placer au centre du cercle et prononça studieusement les paroles consacrées.
Un instant tout le monde crut que le sort allait fonctionner. L’étincelle de vie d’Anatole circula entre eux tel un fluide éthéré puis vint se déposer sur le front du simulacre qui s’en trouva soudain tout inondé de sa lumière. Il souffla, agita les doigts, regarda ses paumes, sourit.
Et se désintégra d’un coup en une bouillie flasque, qui éclaboussa les bottes d’Anatole.
Le simulacre n’était plus, et les parchemins sacrés avaient disparu avec lui.
Son serviteur en resta interdit. Personne n’avait attenté à la vie de son maître. Ses ordres ne tenaient plus. Que faire ? Tandis que nos héros quittaient ces lieux maudits, lui ne bougea pas d’un pouce.
Il ne bougerait jamais plus et resterait ainsi pour l’éternité, au fond de la tour inversée de Nétheril, à contempler un mol ectoplasme vaguement animé d’une étincelle de vie.